tw régime totalitaire, propagande, pauvreté, maladies (cancer, infarctus), mentions de relations toxiques
Vie
«
Dobrý den, soudružko učitelko! »
Bonjour, camarade institutrice ! entonne joyeusement la jeune génération, que l’on dira plus tard « de Husák
* ».
Parmi eux, Milana salue également son institutrice avec zèle. Elle sait qu’il ne faut pas faire de vagues à l’école, et ne surtout pas parler comme on parle à la maison.
Husák, c’est le Président de la République socialiste tchécoslovaque, à l’époque. En Tchécoslovaquie, dans les années 70, c’est le parti communiste qui dirige, pour un régime totalitaire et oppressif avec l’occupation de l’URSS. Milana ne comprend pas encore tout ça, tout ce qu’elle sait, c’est que ce qu’on lui dit à l’école n’est pas ce qu’on lui dit à la maison ; papa n’aime pas l’occupant, pourtant l’occupant est bon, il nous protège. Elle est perdue, mais pour elle, c’est normal d’être perdue. Elle grandit dans cette incompréhension docile, entre contestation silencieuse du régime et manipulation idéologique.
Déjà, elle se fatigue beaucoup, elle manque d’énergie, elle a du mal à dormir. Mais seule la toux inquiète un peu sa mère, heureusement, ça ne va pas plus loin, alors les inquiétudes s’estompent vite, ça devient le quotidien ; un quotidien difficile car son père n’est pas membre du KSČ
*, les étagères sont vides et elle fait souvent la queue au bras de sa mère pour du lait ou des pommes de terre. Malgré cela, sa relation avec son père est fusionnelle : toujours fourrée dans ses pattes, elle ne dessine que lui et leur complicité la rend terriblement heureuse. Elle ne se dispute jamais avec lui, et pour cause ! Il lui passe tous ses caprices, la traitant comme une reine. Ce n’est pas le cas de sa mère, avec qui les interactions sont plus conflictuelles. Tel père, telle fille.
À l’adolescence l’attrait des produits de l’Ouest augmente, car le pays ne reçoit que des mauvaises copies faites de matériaux douteux, et interdit simplement tout le reste ; l’interdiction fait naître le manque. A l’école, un camarade a la chance de porter un jean acheté à l’étranger : ça la fascine. D’autres ont déjà voyagé. Milana, elle, n’a jamais rencontré quelqu’un qui ne soit pas tchécoslovaque. Elle commence à comprendre les critiques du régime dans la bouche de son père, mais à son âge cela passe surtout par la frustration matérielle.
Ses parents ne sont toujours pas membres du KSČ, la jeune adulte n’aura donc pas la chance d’aller à l’université
*. Néanmoins, sa conscience politique s’éveille en même temps que celle des étudiants qui, en 1989, se regroupent régulièrement dans des « îlots de liberté
* » où ils évoquent leurs griefs envers le régime communiste. Milana rencontre tout de même nombre d’étudiants, fumant autour des tables de bar en leur compagnie au nom de la liberté. Elle évoque avec eux les problèmes politiques et environnementaux de leur pays, et découvre des mouvements pacifiques mais dissidents comme le rock et le punk. De manière générale, le climat politique s’agite, les voix s’élèvent, la fin est enclenchée.
Milana se tient éloignée des manifestations, cependant, encore trop frileuse pour porter ses idées en dehors des conversations avec ses amis. En novembre 1989, Bratislava accueille le mouvement étudiant à l’origine de la Révolution de Velours
*. Ce mouvement populaire prend rapidement de l’ampleur, causant dans son cœur une euphorie grisante. Le communisme tombe, pacifiquement, sans aucune effusion de sang : c’est l’ouverture. Elle a tout juste 18 ans.
Les marques affluent, l’occident rejoint la Tchécoslovaquie et cause un déclin des boutiques locales. Les consommateurs découvrent tous les produits dont iels avaient été privés toutes ces années. Milana n’est pas en reste, découvrant les grands noms français, italiens, américains… et les magazines de mode.
Elle, Harper’s Bazaar, W, et surtout,
Vogue.
Malheureusement, la couture n’a pas beaucoup de place dans son pays, même après la dissolution de la Tchécoslovaquie en 1993. Les marques de mode ne s’y implantent pas, laissant la jeune femme démunie. Elle ne trouve qu’un job dans une boutique de robes de mariées, où elle se contente d’altérer les robes sans jamais avoir la chance de designer quoi que ce soit. En revanche, elle y apprend les bases de la couture et dessine par elle-même ses propres modèles.
«
Je suis fier de toi, ma fille. »
Les derniers mots de son père lorsque, peu de temps après ses 23 ans, il décède du cancer de la prostate qui le rongeait. Jusque-là, Milana l’a supporté financièrement et l’a accompagné avec amour et déchirement. La mort de son père est une nouvelle crevasse dans son cœur essoufflé.
Après cela, elle se réfugie toujours plus dans sa nouvelle passion, créant avec frénésie pour se sortir de la tête ce rêve de relooker les fringues désuètes qui peuplent les tristes boutiques de Prague. Parfois, elle ose proposer à ses patronnes des modèles jugés tantôt trop originaux, tantôt trop démodés ; alors elle les porte elle-même et attire les regards d’incompréhension des passants, parfois même les moqueries des plus jeunes. Dans son voisinage, elle est vite considérée comme une hurluberlue aux tenues trop vives, d’autant que ses pieds gonflent et lui donnent aussi une démarche étrange et douloureuse.
«
Slečna, habillez-vous correctement s’il vous plaît, vous représentez la boutique… Et tâchez d'accélérer le mouvement. »
Le ton est morne, presque fatigué de le répéter. Ce sera la dernière remontrance avant que, quelques jours plus tard, elle ne soit licenciée.
Au-delà de la douleur de la perte de son travail, être appelée slečna,
mademoiselle, à plus de trente ans lui a fait du mal. Elle sort d’une nouvelle rupture déchirante avec un homme qui l’a encore meurtrie, aussi bien physiquement que psychologiquement. Plus le temps passe, plus Milana est fragilisée, devenant craintive et timorée. Elle voit peu sa famille, et n’en forme pas de nouvelle, car elle enchaîne les déboires amoureux où règnent les claques et le
gaslighting, non pas qu’elle connaisse ce mot : pour elle, chaque remontrance est fondée, coupant une nouvelle entaille dans son cœur malade.
Peu à peu, elle perd confiance en elle.
La vie continue néanmoins, toujours rythmée par la couture, seule source de plaisir pour celle qui vit désormais pauvrement des altérations qu’elle réalise pour les particuliers. A nouveau, les étagères se vident, on ne prend plus qu’un repas sur deux, et les larmes accompagnent le peu de sommeil. Avec la fatigue et les essoufflements, elle qui n’a jamais été dynamique devient peu à peu délabrée.
«
Je tam lékař?! Rychle! »
Y’a-t-il un médecin ?! Vite !Elle s’écroule sur le sol sale du bus, le cœur lourd et brûlant dans un infarctus écrasant
*. Personne ne sait la ranimer. Autour d’elle, on se presse, elle ne voit que leurs pieds près de son visage et n’entend que leurs cris apeurés : mais ce n’est pas à eux que ça arrive, c’est à elle. Milana se tient le thorax, transpirante, et dévorée par l’anxiété. Elle va mourir, réalise-t-elle. Le souffle est court, la douleur accablante… Et elle expire avant même que quiconque ait tenté un massage. Une autopsie aurait révélé une malformation cardiaque de naissance
*, qui aura finalement eu raison d’elle. Une affaire de cœur.
Post-mortem
Le Tokyo des Morts est trop différent, c’est accablant. Elle ne parle pas un mot de japonais, et est déjà trop déroutée par l’annonce d’une vie après la mort pour supporter l’impétuosité et la désorganisation. Aussi, elle prend le premier avion pour Prague, retournant à ses racines pour se sentir mieux : et ça fonctionne. Bien sûr, l’ambiance n’est pas celle qu’elle a connue. Mrtvý Praha est plus chatoyant, on laisse sa place à tous·tes dans une société plus enthousiaste et ouverte ; la différence est d’abord étrange, mais très vite elle devient grisante, d’autant que la jeune Lémure se rend compte qu’elle n’est plus entravée par sa maladie. Plus d’essoufflements, plus de fatigue, plus de difficultés à dormir. Plus de douleurs. Elle se découvre une énergie insoupçonnée, comme une renaissance.
«
Quoi ?! Miláčku můj, tes relations étaient toutes toxiques, ma parole ! »
Toxique ? Mot qu’elle n’a jamais entendu dans ce contexte, mais plus elle se confie plus on le lui dit. On lui parle de manipulation, de violence, et on lui explique : elle est une victime, pas une moins que rien. Au fil de sa vie au Prague des Morts, ses rencontres lui redonnent le pouvoir qui lui est dû. Elle évolue désormais dans les sphères féministes, nombre de ses connaissances sont des femmes animales et, si elle refuse au début d’être injectée par peur, on lui explique : la peur, c’est terminé. La peur de l’autre, la peur des hommes, la peur du produit. Et après quelque temps, Milana passe le pas. Elle accepte.
Ses nouveaux attributs demandent un temps d’adaptation… Les crocs sont les plus difficiles à assimiler, causant coupures aux lèvres et léger zozotement. Comme la queue touffue, elle finit par s’y faire. Entre-temps, sa confiance en elle s’est rebâtie. Elle évolue désormais dans un monde coloré, aux multiples possibilités, avec une puissance retrouvée. Plus jamais on ne la réduira plus bas que terre, plus jamais elle ne permettra ne serait-ce qu’un regard de travers.
«
J’avais pensé à… Mýval Couture. »
Et les premières étiquettes sont cousues de ce nom si symbolique :
Mýval, le raton. Forte de ses nouvelles habiletés et du soutien de ses sœurs Chimères, Milana lance en effet sa propre marque de vêtements originaux. Si elle repart de zéro, ça ne l’empêche pas de rencontrer tout de suite le succès partout en Tchéquie : véritable génie d’imagination, elle sort plusieurs collections vintages et modernes qu’elle a élaborées dans sa jeunesse. Son amour de la couture la porte même au-delà des frontières, d’abord à Paris ouvrir une seconde boutique, puis une troisième à Tokyo. En effet, elle accepte finalement de laisser sa chance à la capitale si spéciale, c’est nécessaire pour continuer son essor auprès du plus grand nombre.
Cinq ans ont passé depuis qu’elle s’est installée à Tokyo avec son équipe. La Chimère s’y est assimilée de son mieux, se plongeant complètement dans le travail après une nouvelle mésaventure amoureuse… Iel s'appelait Tomomi. Iel était sublime, créature fantastique aux courbes généreuses et au charisme fou, n’hésitant pas à la remettre en place et à dire ce qu’iel pensait, lui rendant bien sa tyrannie. Devenu·e muse dès leur rencontre à Paris, iels vécurent une idylle fascinante pour Milana sur tous les points : amoureux, artistique, physique… La non-binarité de sa·on partenaire lui ouvrit les yeux sur de nombreux sujets LGBTQIA+ ; depuis, sa marque est devenue non-genrée. Mais les belles choses ont une fin, et pour Milana cette fin est souvent dramatique. Tomomi était libre, impossible à mettre en cage. Iel voulait une relation ouverte, impensable pour Milana, qui désirait par-dessus tout qu’iel lui appartienne pour toujours… Aussi, deux ans après le début de la relation, finit-iel par la quitter dans une effusion de cris et de larmes.
Car le temps de l’amour c'est long et c'est court, ça dure toujours, on s'en souvient, chantonne-t-elle parfois en français, sans le comprendre, mais en pensant à Tomomi.
Depuis, la créatrice de mode refuse toute relation sérieuse, ayant - ironiquement - au minimum trois amant·e·s à la fois, et prétextant avoir trop de travail pour s’intéresser à nouveau à quelqu’un pleinement. Elle préfère son travail, de toute façon, faisant des allers-retours réguliers entre Tokyo et Prague. Milana partage sa vie entre les Agences des deux pays, où elle vit faute de temps pour déménager.