Ancrage • Alarick & Abraham

“C’est rigolo que tu demandes ça.”
Abraham ne considère pas avoir beaucoup d’humour, ou plutôt un humour un peu trop décalé pour le reste de la population. En tout cas, il ne faisait pas de l’humour, à cet instant précis.
Mais qu’importe, il cligne des yeux, t’invitant à continuer.
“Quand j’étais en vie j’ai dû apprendre sur le tas la langue des signes parce qu’on ne faisait pas des cours bien complets et bien intéressants. Et la première chose que j’ai apprise c’est l’idée de la pensée visuelle. Je ne sais absolument pas si c’est quelque chose que tu peux considérer comme des… de la linguistique ?”

Il en vient à se frotter la joue, non sans songer qu’il devrait se raser sous peu - ou du moins raccourcir sa barbe, car comme ses cheveux, elle pousse bien moins vite depuis sa zombification.

Il pourrait te répondre que tout ce qui attrait à des langues, de près ou de loin, entre à son sens dans le carcan de la linguistique. Et que ce n’est pas parce qu’une langue n’est pas verbale qu’elle échappe à cet état de fait. Après tout, sa principale source d’étude actuelle est une proto-langue hypothétique, dont nous n’avons plus ni de trace écrite, ni de trace orale, si ce n’est les marques qu’elle a laissé chez les langues descendantes, également éteintes ou non, seules preuves sur lesquelles il peut s’appuyer pour exprimer ou réfuter des hypothèses.
Mais ce serait oublier l’aspect multiple des langues.
Des langues comme objets linguistiques certes, mais aussi comme objets philosophiques, psychologiques, sociétaux et sociologiques.

Il sait que les langues des signes ont été créées par de petits groupes, isolés socialement du reste de la population, car trop jugés différents pour s’y intégrer. D’où le nombre impressionnant d’isolats au sein de ces multiples langues.

“Désolé, j’ai l’impression de ne te mener nulle part.”
“Non, je-.” Il racle la gorge, de manière bien peu discrète ou gracieuse, comme légèrement embêté de la suite. “En fait, l’étude des langues des signes par le prisme sociolinguistique pourrait être intéressant à étudier - comment la société passée et actuelle, et les langues se sont influencées l’une l’autre, et ont permis leur évolution. Alors. Alors avoir des locuteurs de toutes les époques...”
Une richesse certaine.

“... Je me suis spécialisé dans la linguistique comparative, c’est pourquoi les isolats apparaissent comme des. Étrangetés au sein de ma discipline. Et ce qui nous paraît étrange : on l’étudie, pour le comprendre.”

Après quelques longs moments et le frottement désagréable du papier, Alarick réalise que la pile de son appareil s’énerve comme si elle était en fin de vie et il zieute un instant Abraham, pense à courir pour changer cette dernière mais il doit avoir quoique ce soit dans le coin. Il fait un signe, se lève en époussetant les poussières de son pantalon avant de se diriger vers le meuble fourre-tout. “J’ai juste un souci de piles, pardon.” Il ne part pas plus loin, ne cherche pas à fuir la conversation et il hoche doucement la tête en écoutant la voix de son ami.e.

Il lui faut un court instant pour mettre le nouveau set de piles à l’intérieur du mécanisme avant de se retourner pour donner toute son attention à Abraham. Il plante un sourire sur ses lèvres, petit visage d’excuse de celui qui est obligé de mettre toute une conversation en pause parce que sa capacité à suivre est aussi haute que celle d’un enfant de 6 ans.

Il cligne des yeux cependant, regarde avec une insistance qui ne lui est pas commune les phrases de son ami.e. Il lui faut encore un autre moment, parce qu’il n’est pas sûr de comprendre ce qui se dit, comme si les mots manquaient de sens. Un rire échappe nerveusement de ses lèvres. “Je ne peux t’offrir qu’un infime morceau de ce que je connais. La valeur de ma propre langue n’est pas énorme sur une grande échelle. Le-” Hm, “-Mon prisme est d’autant plus restreint que l’accès à l’éducation était un peu plus difficile après guerre.” Peut-être qu’il ne s’agit pas seulement de la guerre, peut-être que son accès à l’éducation a toujours été douteux parce que ses parents n’ont jamais fait l’effort, parce qu’ils avaient la possibilité de le faire pour un mais pas pour deux.
Et peut-être qu’il a abandonné toute notion d’éducation lorsqu’il s’est retrouvé à devoir élever son enfant.

Il lui faut un autre instant. “C’est- tu sais que tu utilises des mots très savants?” Parce qu’il est bête et que la linguistique comparative il n’est pas sûr de comprendre ce que ça veut dire. Alarick rigole cependant, penche son corps en une révérence. “Je ferais tout mon possible majesté.”

Soucis de pile.
“Ah.”
Pas de problème, qu’il signe alors, et il t’attend tranquillement, attend que tu ailles changer tes piles avant de reprendre son monologue savant sur la linguistique. Dans le fond, c’est qu’il ne lui en fait pas beaucoup, à Abby, pour faire un monologue, à lui qui habituellement reste plutôt mutique.
Un sujet qui le passionne.
Simplement.

Et on voit à ses yeux, qui reste prostré sur un point imaginaire.
Légèrement écarquillé, en mydriase.

Il s’humidifie les lèvres après avoir parlé.
C’est presque douloureux, de parler tant.

“Je ne peux t’offrir qu’un infime morceau de ce que je connais. La valeur de ma propre langue n’est pas énorme sur une grande échelle.”
“Je ne m’intéresse pas à la supposée valeur d’une langue ou d’une autre. Juste à ce qui existe - ou a existé.”
“Mon prisme est d’autant plus restreint que l’accès à l’éducation était un peu plus difficile après guerre.”
Il grimace légèrement.
La guerre, laquelle pourrait-il demander, tant il y en a eu. Il n’a pas de souvenir de la Guerre, la Seconde Guerre mondiale. Juste des échos, de ses parents, de ses camarades, des divers politiques.

“C’est- tu sais que tu utilises des mots très savants ?”
“Je- Peut-être. Je ne sais pas. Désolé.”
Désolé car il ne s’en rend pas compte, il parle comme si tout le monde pouvait le comprendre. Il oublie que ce n’est pas le cas.

“Je ferais tout mon possible majesté.”
Il cligne des yeux.
“Comment as-tu appris ? Si l’accès à l’éducation était plus difficile.”
Il cligne des yeux de nouveau, avant d’avaler sa salive de manière peu discrète.
“Si jamais tu. Veux en parler.”
Il vient de songer que tu n’en as peut-être pas envie.

Alarick sourit doucement, hoche la tête à son attention. C’est rigolo, il sait parfois qu’il n’est pas la personne la plus intelligente de la pièce, ce serait mentir que de dire le contraire, il n’est pas une référence, n’est pas celui vers qui on va se tourner lorsqu’on a des questions et pourtant en présence d’Abraham, il n’a pas l’impression d’être écrasé par son savoir. Alors qu’il pourrait, parce qu’Abe est certainement une des personnes qu’Alarick place le plus haut sur son échelle d’intelligence. Peut-être pour cette raison sa présence reste plus bien que tolérable, même agréable.

T’en fais pas, qu’il signe doucement, parce que c’est vrai, faut pas s’en faire, encore une fois, Alarick le dit, il n'a pas l’impression d’être un imbécile et être avec Abraham lui ramène un peu d’importance à ce qu’il était de son vivant. Quelque chose qui a l’air de s’oublier.

La question cependant le ramène un peu trop en arrière et Alarick arrête un court instant. La mémoire n’est pas si vieille et pourtant il doute presque. “Disons qu’on avait mauvaise réputation.” Il dit ça en rigolant mais il se souvient bien de ce que sa mère captait à la radio. Non pas qu’il était une mauvaise personne, il a vécu les années passantes de sa vie dans un brume de plaisir. Pays libéré, il a eu la chance de fuir là où il a voulu très rapidement. Les quatre dernières années de sa vie furent d’une douceur incroyable.

“J’ai suivi des cours du soir.” Il les appelle comme ça- “Enfin- des cours faits par une vieille femme du quartier. Elle était si gentille. J’arrive plus à me souvenir de son prénom mais elle… elle était venue rejoindre son mari je crois, elle était anglaise. C’est pour ça d’ailleurs que j’ai appris plus tard en grandissant la différence entre ce qu’elle m’a appris et ce qui est la langue des signes allemande.” La différence ayant son importance.

Il sourit bêtement. “J’étais illettré dans 3 langues différentes en même temps, si c’est pas un record.”

“Disons qu’on avait mauvaise réputation.”
On ? Qui est-il,ce on ? Les sourds ? Les Allemands ? Les deux ? Dans le fond, Abraham aime bien savoir, aime bien comprendre, comment sont les gens, comment ils pensent, comment ils évoluent dans la société qui fut la leur, à cette époque plus ou moins lointaine.
Le problème - c’est qu’il n’y parvient jamais parfaitement.
C’est frustrant. Et il finit par s’y perdre.

“J’ai suivi des cours du soir. Enfin- des cours faits par une vieille femme du quartier. Elle était si gentille. J’arrive plus à me souvenir de son prénom mais elle… elle était venue rejoindre son mari je crois, elle était anglaise. C’est pour ça d’ailleurs que j’ai appris plus tard en grandissant la différence entre ce qu’elle m’a appris et ce qui est la langue des signes allemande.”
Il se demande parfois comment était la fin de la Guerre. Dans la forme, Abe le sait : il l’a lu, maintes et maintes fois, dans les livres. Mais il ne l’a pas vécu. Alors il se demande - comment c’était.
“J’étais illettré dans 3 langues différentes en même temps, si c’est pas un record.”
“Techniquement - on est tous illettrés dans beaucoup de langues. Enfin, je crois.”
Il fronce les sourcils, se demandant si sa comparaison était vraiment correcte dans les faits et dans les formes. Après tout, Abe ne parle pas allemand, pas plus qu’il l’écrit. De même, il est très débutant en ASL.

Il a certes toujours été passionné par les langues.
Jamais néanmoins au point de les élever comme valeur universelle.

On l’a dit intelligent - très voire trop - mais finalement son éducation en URSS n’a pas été des plus correctes, pas plus qu’elle ne l’aurait été ailleurs à cette époque. Parfois, il se demande bien ce qui se serait passé dans son existence, s’il était né de l’autre côté du Rideau de Fer. Puis il se dit qu’il n’est pas devin, que ce qui est fait est fait, alors qu’y penser ne sert pas à grand-chose.
Merci, signe-t-il finalement, arrêtant là l’interrogatoire sur ta vie passée.
Il s’y est déjà bien trop infiltré à son goût, et peut-être au tien également.

Puis il revient à la base. Le cours d’ASL, car c’est bien pour qu’il vient, toutes les semaines, à la même heure, sans déroger.
“Qu’est-ce qu’on apprend ? Aujourd’hui ?”