Trigger Warnings : harcèlement, homophobie, vomissement, pensées suicidaires
V. Un jour, c’est arrivé
Tu étais beaucoup trop jeune pour t’en souvenir ; je ne suis même pas sûr que tu ai pleuré ce jour-là. Ça fait un an, aujourd’hui.
Tu as cinq ans. Ta mère est morte l’année dernière. Un cancer fulgurant. Tu n’as rien pu faire pour la sauver. Comment aurais-tu pu ? Tu n’étais qu’un enfant. Tu sais que tu l’aimes mais les souvenirs font rare en grandissant. Tu sais que tu l’aimes, mais elle ne te manque pas. Elle n'est simplement plus là. Comme si elle n’avait jamais été là. Ou plutôt, comme si elle était absente depuis toujours. C’était étrange.
“Ça doit te rendre si triste de ne pas avoir de maman.” Pas vraiment, tu ne sais plus ce que ça fait d’en avoir une. Tu es vu comme quelqu’un de bizarre, de fort ou d’absent. Tu n’es pas toujours là quand on te parle. T’es un garçon étrange. Mais on te laisse vivre. On te laisse grandir. Personne ne remarque que tout ne va pas bien avec toi, mais ce n'est pas grave. Tu es un enfant souriant et curieux.
Mais une question se pose : vas-tu vieillir ? Non, bien sûr que non. Tu vas mourir avant.
Tu grandis, Koichi, tu ressembles à un soleil.
VII. Du temps à se perdre
Dans ta tête, tout se mélange. Tu ne comprends pas, c’est comme s’il n’y avait qu’aujourd’hui, que le Maintenant ; tout le reste n’est plus, tout le reste n’existe pas. Tu fais de ton mieux pour écouter, faire attention, mais tellement de choses ont besoin de ton regard. Tout est important dans le même instant.
Les cours sont difficiles à suivre, parce que tu veux faire tellement, mais on te demande de rester assis et te taire, écouter et copier. C’est dur, tu as du mal. Tu fais tellement d’effort, mais tout ce que les autres voient, c’est que tu es un enfant perturbant, tu déranges. Tu es trop, beaucoup trop. Tu as l’impression de te noyer, mais tu veux apprendre. Tu adores ça, tu as tellement de questions sans réponses. Tu aimes découvrir.
Alors, ton père et ton frère, quand vous pouvez, vous allez dans les parcs, dans les musées. Tu peux poser toutes les questions que tu veux, tu es libre d’être toi, tant que tu ne t’éloignes pas. Tu découvres tellement. Il y a tellement de choses à voir, tellement de choses à découvrir.
Tu grandis, Koichi, tu ressembles à un océan.
VIII. Et si la vie vient me chercher
Tu es vu comme l’idiot du village, le clown de la classe. Tu fais des efforts (ça ne se voit pas), ton père est compréhensif (il commence à perdre patience). Tu es toujours le gars bizarre, mais ce n’est pas grave. Tu es un adolescent, ce sont de nouvelles personnes. Tu essayes de ne pas être toi. On se moque de toi. On rit de toi. Non, tu ris avec eux, tu te fais passer pour le comique, parce que c’est plus drôle, parce que c’est plus facile. Et tant pis si c’est au prix de toi. Tu n’es rien, pas assez, pour qu’on s’en soucis, tu l’as compris.
Aujourd’hui, tu ne poses plus autant de questions. Tu essayes de faire le maximum, tu en pleures sur tes devoirs, parce que c’est si dur. Pourtant, les examens, c’est si amusant. Tu donnes tellement à ce moment-là. C’est pour ça qu’on ne t’a pas encore éjecté. C’est grâce à ça que tu tiens le cap, mais chaque année devient de plus en plus dure. Comme si tu étais resté au bord de la route.
Tu n’es pas une bonne fréquentation. Personne n'irait jusqu’à dire que tu es une racaille, mais tu n’es pas assez, tout simplement. Pas assez beau, pas assez intelligent, pas assez. C’est amusant, on te disait que tu étais trop. Tu ne sais plus sur quel pied danser. Ton cœur va exploser.
Leurs mots te blessent, mais tu souris. C’est bête. Tu es bête. Mais ça, tu le sais.
Tu grandis, Koichi, tu ressembles à un orage.
IX. Dans ta perfection
Tu l’as rencontré un jour. Il est rentré dans ta classe, il t’a parlé. Ça a tout de suite accroché. Il y avait quelque chose entre vous ; mais rappelle-toi, ça n’aboutira jamais. Il est beau, gentil, intelligent. Il t’as fait l’honneur de devenir son meilleur ami. Juste lui et toi. Il n’y a que vous. Tu pourrais passer ton éternité à le regarder (tais-toi). Tu le veux, le tenir dans tes bras (tais-toi). Mais tu le sais, c’est interdit (tais-toi). Jamais il ne pourrait accepter ton amour (tais-toi). Alors, tu te tais, et tu fais le clown, comme d’habitude.
Comme un diable, tu restes accroché à lui, on vous voit ensemble tout le temps. C’est ton meilleur ami. Ton premier véritable ami. Mais tout ça, c’est fini ; mais tu ne le sauras que plus tard. Un jour, tu veux te déclarer, on te convainc que c’est la meilleure chose à faire. Tu sais que ça ne l’est pas, mais tu n’en peux plus de ce sentiment qui te ronge de l’intérieur. Tu aimerais parfois être une fille, mais pas toujours. C’est bizarre. Tu aimerais être les deux en même temps et parfois rien. C’est bizarre. Tu es bizarre, tu le sais. Mais tu évites de réfléchir, c’est plus facile comme ça. Tu te laisses entraîner par tes mauvaises décisions.
Tu lui laisses un mot, tu lui dis. Il est… heureux ? Tu l’embrassent, les autres débarquent et il te repoussent. Tu sais, tu le sais. C’est pour sa survie. Lui, il a un avenir. Alors, tu acceptes, les insultes, mais tu vois la pitié dans son regard. Il ne veut pas de ça, mais il le doit. Manger ou être manger.
Depuis ce jour, les insultes se font de plus en plus horrible. Mais tu survis. Tu essayes, tu fais de ton mieux. Votre amour, vous le vivez caché, car il ne peut plus être près de toi. Mais au moins, il t’aime. Tu es comblé, même si quelque chose se brise en toi. Pourtant, tu es là, malgré les coups et les insultes, et tu souris. Tu souris encore et toujours.
Tu grandis, Koichi, tu ressembles à un séisme.
X. Sous un tonnerre d’applaudissement
La fin arrive. L’école s’achève. Tous pensent à rejoindre l’université. Toi ? Si tu survis au reste de l’année, c’est déjà bien. C’était le dernier jour d’école avant l’été. Là, tu veux profiter. Tu en as marre de nettoyer ton bureau tous les matins. Tu en as marre des insultes. Tu veux juste partir, loin, très loin. Il ne veut plus te voir, mais tu sais au fond de toi qu’il t’aime encore, alors, tu le laisses tranquille et tu l’admire de loin. Mais aujourd’hui, tu es avec ton frère.
Tu ne lui as jamais rien dit, ni à ton père d’ailleurs. Tu ne veux pas qu’il s’inquiète et tu ne veux pas qu’il découvre cette part de toi. Cette part brisée, étrange, anormale. Tu aimerais être comme les autres. Tu es un problème depuis trop longtemps, tu le sais. Mais tu ne te laisses pas abattre, tu souris, parce qu’après tout, qu’est-ce que tu sais faire d’autre ? Exactement, tu l’as ta réponse.
Ton frère te demande ce que tu vas faire, pourquoi tu n’as pas de copine, pourquoi tu ne te concentre pas plus sur tes études. “Tu es en train de gâcher ton avenir”, qu’il dit. Tu rigoles, ça ne le fais pas rire. Tu t’excuses, tu vas aller chercher des smoothies. Il proteste, mais tu t’en vas déjà. Il ne peut qu’attendre. Tu ne le vois pas, mais il est inquiet pour toi.
Souvent, tu ne voulais plus venir, rester enfermer dans ta chambre. Tu avais envie de pleurer, mais tu faisais de ton mieux, pour supporter les injures, les blessures. Un jour, tu as pensé à te laisser tomber. Mais à quoi bon ? Ç’aurait juste détruit les deux personnes qui comptent pour toi.
Te voilà devant le marchand, tu en prends deux, un truc exotique, coloré. Tu ne fais pas attention au contenu. Ou peut-être que tu l’avais vu, et que c’est pour ça que tu l’as pris. Au fond, tu n’en es pas sûr. Du melon, un cucurbitacé. Tu es allergique. Très gravement. Après les premières gorgée, ça te gratte, ça gonfle. Ta gorge, ton visage, ils deviennent rouges. Tu fonces aux toilettes. Tu dois vomir. Tu vomis, tu glisses sur la flaque que tu as crée, et ta tête se plonge dans la cuvette. Tu te nois dans un mélange d’eau et de vomis. Tu meurs.
T’arrêtes, Koichi, tu ressembles à une erreur.
XI. Désorganisé, il est parti comme l’été
Contre toute attente, la cérémonie est très belle. Mais tu n’étais pas là, tu étais occupé avec un roi. Ou plutôt, tu avais déjà fini avec le roi, mais c’est une autre histoire.
Ton père n’a montré aucune émotion. Il avait perdu une femme et maintenant un fils. Il avait déjà pleuré toutes ses larmes la veille, il n’y avait plus rien. Plus que de l’apathie. Un regret. Ton frère ? il s’en voulait, c’était sa faute après tout. Il savait que tu voulais juste passer une après-midi agréable. Tu avais dix-huit ans. Tu es mort jeune ? Peut-être. Certainement.
L’autre, il était là, un regret se peignait sur son visage. Un regret que tu ne verras jamais. Mais il devait passer à autre chose, il était désolé pour toi.
Tu n’es plus, Koichi, tu ressembles à l’été.
XII. En voyage avec les nuages
On te montra une vidéo, c’était ta mort. Tu ris, tu ne peux pas t’en empêcher : “C’est trop con de mourir comme ça.” Tu rigoles, parce que c’est plus facile que de pleurer. Mais tu ne veux pas être mort, tu veux vivre. Tu t’en rends compte maintenant, tu ne veux pas abandonner. Il doit bien y avoir une solution ?
On t’en propose une, quelqu’un de louche. Une potion. Tu donnes tout ce que tu possèdes pour ça, tu veux retourner à la vie, revenir chez ton père, jouer avec ton frère. Tu n’as pas eu le temps de vivre. Pourquoi est-ce qu’on te refuse ce droit ? Et cette mort, cette mort si naze qui te dézingue tout ce qui te restait d’amour propre. Tu ne veux pas rester ici à pourrir avec d’autres morts, tu veux vieillir, avoir une belle vie. On t’as dit que tu ne t’es pas assez amusé. Promis, tu feras mieux avec cette seconde chance.
Mais tu scelles ton sort après cette première gorgée. Tu bois la potion. Ta chaire te fais mal.
Tu n’es plus, Koichi, tu ressembles à un cri.
XIII. Tu ressembles à quelqu’un que je ne connais plus
Les jours passent et tu pourris. On te parle de potion pour régler ce problème, mais ça coûte de l’argent, des ossements. Tu fais des petits boulots, des services uniques, ce qu’on te laisse faire malgré ton apparence et ton odeur. C’est terrible. On te déteste pour ça. Mais tu t’en fous, on t’a détesté pour bien pire. Tu vas survivre. Tu comprends aujourd’hui que tu ne pourras pas revenir, tant pis. Tu vas l’attendre, et ici, vous pourrez être heureux.
Parfois, la nuit, des cauchemars hantent tes rêves, biens trop réels, bien trop horribles. Tu te réveille dans un cri de douleur, dans les larmes. Tu tentes tant bien que de mal de cacher les monstres nocturnes. Tu te vois mourir, tellement de fois, de tant de façons différentes. Ces nuits-là t’épuisent.
Tu économises pour payer un vampire, pour qu’il puisse espionner ton amour de toujours. Pas pour le transformer, il a le droit de vivre sa vie, celle à laquelle tu n’as pas eu droit. Et on t’apprend le drame. Il a une fiancée. Il va pouvoir se marier, vivre heureux.
Tu réalises, tu n’étais rien. Au mieux un jouet. Tu as envie de gueuler, de tout déchirer. Mais tu souris “Tant mieux pour lui.” C’est la dernière fois que tu penses à lui.
On te parle d’une femme. Une nécromancienne, capable de potion incroyable. Grâce à elle, tu n’as plus besoin de ces maudites lunettes, tant pis pour tes yeux. Mais ses potions ont un prix. Et ça plus tes potions anti-zombies, c’est l’enfer. Il te faut un emploi plus stable. Alors, tu travailles ici et là, jusqu'à atterrir dans un café, en tant que serveur. Le Café Cupid. En 2019, il explose à la suite d'un gâteau défectueux, conçu par un nécromancien. Tu te retrouves sans emplois mais tu travailles un peu partout, tu rends des services en échange d'argent, comme déménager des meubles ou promener des chiens. En Avril 2023, tu retrouves ton travail de serveur, à ton grand plaisir (enfin de la stabilité). Tu espère tout de même que le bâtiment ne va pas exploser encore une fois.
Tu n’es plus, Koichi, tu ressembles à une deuxième victoire.
XIV. J’ai cassé les miroirs trop tôt dans ma vie
Pendant ce temps-là, tu tentes d'apprendre l'anglais, sans grand succès. Tu te refuses à aller aux catacombes ; l'environnement scolaire te fait frémir. Tu découvres néanmoins l'existence d'autres zombies. Tu deviens amis avec certains, vous partagez vos expériences. Ces visions sont naturelles, elles peuvent être contrôlées, diminuées. Ça te soulage, de savoir que tu n'es pas seul, que ça s'améliore.
On te fait découvrir l'existence du TDAH. Quelque chose avec quoi tu vis depuis toujours. Beaucoup de choses s'expliquent soudainement. Le monde des morts est comme une renaissance pour toi : tu te redécouvres. Tu as l'impression d'être libre.
Tu te cherches une nouvelle famille ici, petit à petit, elle se constitue. Tu sais que tu seras heureux de revoir ton frère et ton père, mais ils ne sont pas là. Tu ne t’en préoccupes pas, pas pour le moment. Mais un jour, ça viendra. Tu les aimes et tu as hâte de les voir.
Tu redeviens, Koichi, tu ressembles à un mirage.
XV. Maintenant et à jamais
La vie est presque paisible. Tu te fais des sous, assez pour payer tes potions, tu as de quoi vivre. Ça fait un moment que tu es à l’agence. Quelques années. Huit ans, à peu près. Bientôt neuf. Tu sais que chaque jour ici est une aventure. Et si les jours semblent toujours être mélange étrange du présent, du passé et du futur, tu penses avoir un avenir. Ou au moins, le droit d’exister.
Dans le monde des morts, tu souris. Mais pour la première fois depuis longtemps, c’est sincère.
Aujourd’hui, tu es Koichi, et tu ne ressembles qu’à toi.