Octobre 1891.Elle n’a même pas le temps de s’asseoir qu’il s’est déjà redressé pour lui tirer la chaise. Ça la fait sourire. Ichijiku n’avait pas perdu ses manières de gentleman au fil des siècles, visiblement.
“Laissez, laissez…”
“Non, non !”
Il la rassure, s’appuie difficilement sur sa canne pour lui servir le thé. Bientôt, il deviendra poussière, mais tant qu’il tient debout, il compte bien continuer de traiter sa fille de substitution avec tous les égards qu’elle mérite.
Les mots se font rares, entrecoupés de sirotages bruyants. Ils ont toujours aimé le silence.
Elle a déménagé il y a une dizaine d’années, a pris son propre appartement, aussi miteux soit-il. Les petits boulots s’enchaînent, elle se lasse rapidement, elle a peur rapidement. Mais elle tient le rythme.
Le vieillard, quant à lui, est resté à l’Agence. Il n’aime pas la solitude, ses colocataires sont faciles à vivre, et lui donnent un coup de main lorsque c’est nécessaire.
Régulièrement, elle revient saluer la compagnie, mais ses visites sont toujours un prétexte pour boire le thé avec lui.
D’ailleurs, il prend finalement la parole. Il radote, comme d’habitude.
Il lui décrit sa défunte épouse, elle qui a disparu pour de bon quelque temps avant la mort d’Ekō. Ses cheveux blancs comme neige, ses beaux yeux rieurs, et son sourire,
oh ! Son sourire…
Elle en a déjà tant entendu parler, si bien qu’elle s’en est créé une image mentale presque parfaite. Pourtant, elle ne se lasse pas de ses descriptions.
Elle aime ses histoires. Elle a toujours aimé ses histoires.
Alors elle ferme les yeux pour mieux voir le portrait qu’elle s'en fait, elle se concentre un peu, et puis…
Elle est là.Enfin… Pas vraiment là. Mais dans ses mains, là où elle tenait sa serviette de table, il y a désormais… Une image.
La brune avait déjà vu des images, des photographies.
Celle-ci est un portrait net sur un support flou, comme une impression défectueuse, sûrement à cause du papier fragile.
Lui avait-il donné sans qu’elle ne s'en rende compte ?
Pourquoi ne l’avait-elle jamais vu avant ?
Iel lève les yeux vers le vieil homme, confus.e.
À en voir sa réaction, il l’est tout autant qu’ellui.
Avril 1913.Les images s'effacent, Ekō persévère.
Elle ne cesse de la recréer, encore et encore, celle de la femme d’Ichijiku. Plus elle prend son temps, plus l’image reste. Et quand elle s’efface, Ekō recommence.
Le papier albuminé coûte cher, mais elle s’en fiche.
Son pouvoir la fatigue, mais elle continue.
Sur le lit de mort de son vieil ami, elle fait un dernier effort, pour le laisser s’endormir en voyant celle qu’il aime.
Alors, lorsqu’il dédie ses derniers instants à détourner le regard pour l’adresser à ellui, un hoquet de sanglot résonne dans la pièce.
Il est parti.
Il est poussière.
Mais il n’a pas rien laissé derrière lui, loin de là.
Ekō est sa fille, il lui offre son nom, celui qu’il portait si fièrement.
Ekō est sa fille, qui a toujours mérité mieux, tellement mieux.
Il lui offre sa fortune.
Iel ne s’en était jamais douté, lui qui vivait aussi modestement qu'humainement possible. Parmi les récits qu’il lui avait racontés encore et encore, il avait laissé tant de mystère, qu’elle justifiait naturellement par ses deux vies bien trop remplies pour s’attarder sur les moindres détails. Le dur labeur n’était pas un sujet de discussion très populaire entre eux.
Ichijiku était riche.
Ekō est riche.
Sans repère, mais riche.
Août 1916.Elle aimerait mieux contrôler les images. Elle veut faire mieux, mieux, toujours mieux.
Elles sont de plus en plus nettes, de plus en plus précises. Celles des autres, au moins.
Le problème, c'est ses images à elle. Celles qu’elle crée à partir de sa propre mémoire, ses propres souvenirs.
Elles se sont toujours effacées plus vite que celles des autres, sûrement parce qu'elles n’ont pas besoin d’être tangibles : tous ces gens qu’elle a vu de ses propres yeux, ils sont déjà là, dans un coin de sa tête.
… Sauf que le temps fait ce qu’il sait faire de mieux, les années passent.
Elle a oublié le visage de sa mère.Les images sont devenues floues, inexactes, jamais pareilles, peu importe ses inlassables tentatives.
Elle doit se concentrer.
Ses pommettes, déjà, étaient-elles rebondies comme des pommes ? Ses rides, elle doit s'en souvenir, combien y en avaient-elles ? Et ses yeux… ? Bon sang, de quelle couleur étaient ses yeux ?!
Elle a oublié le visage de sa mère.
Elle n’a jamais connu son nom.
Personne ne se souvient du visage de sa mère, même pas elle.
Personne ne peut l’aider à connaître son nom, ici.
Ekō voulait les réunir depuis le départ de sa figure paternelle, elle doit se rendre à l’évidence : elle ne retrouvera pas sa mère.
Décembre 1934.Ekō est toujours riche, et pour cause : depuis tout ce temps, elle n’a pas touché au moindre ossement légué par Ichijiku.
Son train de vie est resté intact depuis son départ.
Elle n’en a jamais eu autant.
Elle n’a pas le droit de tout gâcher.
Pour payer son loyer, elle monnaie son pouvoir. Pas arnaqueuse pour un sou, ses clients savent pertinemment que les images sont éphémères, mais ils continuent de demander ses services.
Iel n’en a pas beaucoup, des clients, puisque dresser le portrait de leurs proches lui prend un certain temps. Heureusement, la majorité d’entre eux sont réguliers.
À côté, elle donne un coup de main dans un Refuge proche de chez elle. Elle aime les enfants, ils aiment les images.
Ça les aide, souvent.
Elle aime aider.
Il y a cette gamine, là, qui l’accueille toujours à bras ouverts. Iel ne le dirait jamais à voix haute, mais c’est sa chouchoute.
Sa mère est morte à ses côtés. Elle l’a perdu.
Sauf qu’elle, elle s’en souvient. Elle débarque à peine, sa mémoire est fraîche.
Alors Ekō fait ce qu’elle aime par-dessus tout : elle aide.
Elle embête l’Agence tous les jours, elle se renseigne, se balade avec son image, la braque sous les yeux des pauvres passants qui ne savent pas trop quoi lui répondre.
Et puis, enfin, elle la trouve.
Dans son village natal, le quartier où elle a passé toute sa vie avec sa fille, à quelques heures de route de Tokyo.
Elle les réunit.
La mère pleure.
La fille pleure.
Elles s’enlacent.
Ekō pleure.
Elles l’enlacent.
Elle aime vous aider.
Elle veut vous aider.
Elle va vous aider, jusqu’à devenir poussière.
Novembre 1961.Ekō fête tout juste ses 170 ans, elle n’en a pas la moindre idée.
Pourtant, ce soir, elle a bien quelque chose à célébrer.
Ses bureaux sont opérationnels.
La paperasse, les rendez-vous, les formations, les allers-retours entre l’Agence et la banque, tout a été fait.
Bientôt, elle pourra accueillir ses clients dans un vrai local. Elle pourra avoir une équipe, des gens qui l’aident à aider.
Qui aident à l’aider, aussi.
Fini de jouer aux enquêteurs de rue, de parler affaires dans son salon.
Vous méritez mieux, vous aussi. Au cabinet Hekataion, ayant trouvé son sobriquet grâce à une amie plus inspirée qu’ellui, tout est mis en œuvre pour vous aider à relier les chemins qui se sont séparés après la mort de vous et de vos proches.
Elle a même appris à faire des potions de souvenir, seules concoctions qu’elle maîtrise, pour s’assurer de leur qualité et vous les proposer gratuitement.
Ses tests de qualité sont méticuleux, elle ne veut que votre bien, pourtant, elle n’y trempera jamais les lèvres : elle a fait son deuil. Elle ne veut plus de souvenirs, elle ne veut plus d’images.
Elle a tourné la page, pour vous, mais surtout pour elle.
Présent.On t’a dit que tu étais mort, tu peines encore à y croire.
Tu es perdu, ça crève les yeux. Rien d'anormal, au contraire.
On t’a parlé du RED, on t’a montré l’Agence. Tu commences tout juste à réaliser, à apprendre les mœurs d’ici, les spécificités d’ici.
On t’a parlé du sel et des zombies, des cris et des bonbons, tout ça te dépasse encore un peu.
Et puis, comme une évidence, on t’a parlé de Hekataion. T’as du mal à le prononcer, tu n’es pas le seul, mais tu sais que tu dois t’y rendre.
Alors, tu économises sans connaître leur tarif, tu préfères ne pas prendre le risque de devoir tourner les talons avant d'obtenir la moindre réponse.
Enfin, la date de ton rendez-vous est arrivée. Dans l'ascenseur, tu réalises enfin ta chance : après un coup de fil durant lequel tu as résumé ta situation, on t’a trouvé un créneau avec Ekō Ichijiku en personne, à la tête de l’entreprise. Iel propose un service particulier qui t'a intrigué, bien que ça te coutera un poil plus cher. C'est qu'ils ont déjà des prix compétitifs, tu t'attendais à pire.
Tu trouves sa porte, tu toques. Elle ouvre.
“Entrez, entrez !”
Le bureau est moins froid que celui auquel tu t’attendais.
Cellui qui le possède aussi, d’ailleurs.
Elle te sourit. Tu lui souris, mollement, ton cœur n’y est pas. Elle le sait, elle est habituée. Elle ne t’en veut pas. Tu n’es pas obligé de jouer le jeu, ici.
Très vite, vous rentrez dans le vif du sujet, elle ne tarde pas à te tendre un verre minuscule qui contient une dose de liquide grisâtre. Étonnement, ça sent la vanille, comme elle.
Tu hésites, on t’a mis en garde sur les potions, mais elle te rassure avec des certifications accompagnées d’un sourire, un des plus beaux que tu n’as jamais vu.
Oui, elle est belle, solaire. Pourrait sûrement faire gober n’importe quoi à n’importe qui. Encore une fois, tu as de la chance : elle veut juste t’aider, comme elle a aidé tous ceux avant toi. Ni plus, ni moins.
Elle te dit que tu n'es pas obligé, que c'est juste pour que tu visualises mieux la personne que tu recherches.
Plus c'est clair pour toi, plus c'est précis pour elle. Plus c'est précis pour elle, plus c'est net pour vous. Logique.
Alors tu bois, attends les effets pendant qu’elle t'explique la suite du procédé. Le cabinet existe depuis tellement longtemps, elle a dû se répéter un nombre incalculable de fois, et pourtant, elle n’a pas l’air de réciter. Elle a l’air là, vraiment là, avec toi.
Pour toi.Ça te rassure. La potion ne tarde pas à faire effet, à raviver les détails que tu commençais à oublier.
“... C’est bon, je crois.”
Elle ferme les yeux, attrape une feuille de papier photo.
“Racontez-moi.”
Ekō aime vos histoires.
Elle aimera toujours vos histoires.