home is the first grave.
De l’histoire ancienne.
C’est flou, terriblement flou. Presque indiscernable. Polar ne se rappelle plus des visages ni des noms de ses parents. Iel sait qu’iel avait des frères, tous plus vieux. Tous.tes vivaient dans ce qui est aujourd’hui la région du Nunavut, au Canada. Iel n’y est pas retourné.e depuis.
(Quand je suis né.e, il n’y avait même pas de villes, là-bas. Que des communautés comme la nôtre. C’est difficile à imaginer, aujourd’hui.)Sa mère est sage-femme, un rôle hautement respecté dans la communauté. Étant son unique fille, la petite Yura aurait dû apprendre à ses côtés. Mais iel a terriblement peur du sang. En assistant à son premier accouchement, iel s’évanouit et rate la naissance. Iel pourrait se former à la chasse, comme ses frères. Mais plus iel grandit, plus il est évident qu’en plus d’être un enfant chétif et apeuré, Yura est de constitution bien plus fragile que le reste des membres du groupe. Iel se contentera d’apprendre à coudre des vêtements et l’art du kakiniit avec les vieilles femmes.
(Je me sentais bien plus chez moi avec ces femmes qu’avec ma propre famille. Elles me racontaient des histoires sur ma grand-mère, dont j’avais hérité le nom. J’étais le plus petit enfant, je ne mangeais que très peu. Mon père avait un chien qui l’accompagnait à la chasse. Il était très joueur et aimait bien mordre ce que je fabriquais, mais je ne lui en voulais pas. Ce n’était pas une vie idéale, mais on faisait avec. Si mon travail était réduit en morceaux, je pouvais toujours recommencer. J’étais persuadé.e que j’avais tout le temps du monde.)Une vie courte, néanmoins, Yura a eu l’occasion de voir des bateaux européens débarquer sur les côtes de sa maison, quelquefois. Il n’y en avait pas encore tant que ça, à son époque, alors chaque étranger qui venait faire des négociations ou cherchait juste à cartographier les environs était un événement. Yura était curieux.se à leur sujet. On venait souvent voir ses parents pour leur dire que leur fille mettait les marins et les explorateurs mal à l’aise, à force de les observer de loin. Iel fut réprimandé.e de nombreuses fois, et finit par abandonner. Concentre-toi sur ton travail, lui disait-on. Essaie de te rendre utile, plutôt.
(J’aurais dû les écouter. Quand je sais ce qu’il advenu de mon peuple par la suite, je regrette d’avoir accordé ne serait-ce qu’une seconde de mon attention à ces cloportes.)A cette époque, une jeune fille devenait mère aussitôt que la nature pouvait le lui permettre. Yura y a échappé pendant quelques années, mais finit par céder à la pression de ses parents et eut son premier enfant avec un garçon pas plus vieux qu’ellui lorsqu’iel avait seize ans.
(C’est une période que je n’accepterais jamais de revivre, même si, enfin, tout le monde se réjouissait pour moi. Je ne comprenais pas qu’un corps comme le mien fasse grandir un autre être humain, quand j’avais moi-même tant de mal à le faire marcher comme je le souhaitais. Le garçon me touchait avec douceur, comme si j’allais fondre, mais je pense que lui non plus ne m'aurait pas choisi.e s’il avait pu. Je le comprends. Je ne me faisais pas confiance, je n’y ai jamais réussi, alors comment lui en vouloir ?)La mère de Yura était là quand iel a donné naissance à un fils. Il ne respirait pas les premières secondes, une sacrée frayeur. Personne n’a su l’expliquer, mais le nourrisson est décédé au bout de quelques jours dans ses bras.
(Il était là, pourtant. Je le sentais essayer de vivre, se battre, s’accrocher au peu de forces que je pouvais lui transmettre. Je ne comprends pas. J’ai fait tout ce qu’on me disait de faire pendant la grossesse. J’étais devenu.e si docile, prêt.e à faire n’importe quoi. J’étais en train de me décider sur son nom, mais on m’a pris cette chance. Une seconde, il était là, tout près de moi, la seconde d’après, j’avais gâché mon unique chance de faire quelque chose de ma vie.)La vie qui, étrangement, reprit son cours.
(Alors on avait enfin une confirmation. J’étais cassé.e. Je ne pouvais même pas faire ce que ma mère et sa mère et toutes les autres ont accompli avant moi. J’avais le culot de demander de la compassion. Je ne contribuerais pas à ma lignée, ni à celle de mon mari, s’il était assez idiot de me garder pour compagne.)Et l’Histoire se répète.
(J’ai refusé qu’on me touche de longues années après ça. Oui, j’étais faible, j’étais un fardeau, je ne savais pas apprécier ce qu’on me donnait. Laissez-moi tranquille.
Je me suis forcé.e, seigneur, je me forçais à manger ce qu’on me donnait pour montrer que j’étais prêt.e à réessayer là où j’avais échoué. Je pouvais réparer mon erreur, même si je n’en avais pas l’envie, même si je sentais que j’allais y passer.
J’ai serré les dents. On ne peut pas dire que je ne faisais rien pour ma famille.)Une nuit glacée de décembre, un bébé pousse ses premiers cris.
(On faisait de belles harmonies, lui et moi. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de mon deuxième enfant. Je sais juste que ce fut la pire douleur de ma vie.
Est-ce qu’ils ont célébré ce bébé en bonne santé, oubliant ma dépouille ? Est-ce que ma mère a pu revivre le jour de ma naissance, avant que je ne m’avère être une fraude ?
Est-ce qu’ils ont pleuré ma disparition ?
Je ne sais pas. Je n’ai pas cherché à savoir.
J’espère juste que ma seule descendance n’a pas connu le même destin. Qu’ils ont su apprécier mon cadeau d’adieu.)post-mortem.
at birth,
i was blessed with a self& in life,
i laid waste to it
Yura savait qu’il y avait une vie après la mort. Ce qu’iel ignorait, c’était qu’elle commençait à Tokyo, dans un pays bien trop lointain de ce qu’iel avait connu toute sa vie. On tente de lui expliquer, mais iel ne parlait qu’une langue à l’époque, et semblait ne la partager avec personne.
(On me demandait de montrer d’où je venais sur une carte, mais c’était une carte que je n’avais jamais vue auparavant. Toutes les langues ne m’étaient pas étrangères : j’avais déjà entendu l’anglais quand celui-ci a débarqué dans ma vie sur des bateaux. Mais les gens qui le parlaient dans ce nouveau monde ne me regardaient pas comme les hommes qu’on voyait parfois explorer les côtes. Non, iels me regardaient comme s’iels comprenaient.
Je gardais un espoir de tomber sur mes propres ancêtres; on m’avait toujours raconté qu’iels nous attendaient dans l’au-delà. J’ai fini par me résigner, et à me contenter de la compagnie des gens avec qui je devais partager un appartement. J’ai accepté d’apprendre leur langue, à condition qu’iels me laissent parler la mienne quand je le voulais. Parfois, ça me faisait du bien que personne ne comprenne.)Son niveau d’anglais et de japonais s’améliore de jour en jour, et lui ouvre la porte sur une soif de connaissances insoupçonnées. Personne ne s’en étonne ou ne cherche à l’empêcher de partir à la recherche du savoir. Au contraire, ses colocataires l’encouragent. Iel rassemble son courage et s’inscrit aux Catacombes. Son tout premier cours est un cours d’Histoire du Tokyo des morts. Assise à côté d’ellui, une inconnue lae fixe. Lui demande son nom. Hésitant.e, iel répond : Polar. Après tout, tout son entourage l’appelle ainsi. Pour ellui, donner son vrai nom à des inconnu.e.s n’est pas encore envisageable. L’inconnue rit. “Moi, c’est Mikan”
(Comme lors de mon vivant, les journées finissaient par se ressembler, mais de façon beaucoup plus agréable. Je me levais, j’allais aux Catacombes, je retrouvais Mikan. Après les cours, on allait donner un coup de main à la Deathpea ensemble. Mikan adorait les animaux. Au départ, je pensais que c’était pour ça qu’elle avait voulu en devenir un. Avant qu’elle ne m’explique ce qu’étaient les chimères. Et leur but. J’y ai pensé pendant des jours et des jours, je suppose que ce qu’elle m’avait raconté résonnait en moi.)(Un soir, Mikan m’invite chez elle. On aime faire des nuits blanches à deux, ça lui rappelle son enfance, et moi, j’aime rester sur le balcon et regarder les lumières de la ville. Mais ce soir-là, je suis ailleurs. Je ne suis plus chez Mikan. Je suis assis.e avec ma famille autour d’un feu. La viande cuit, et mon père raconte comment mon plus jeune frère a merveilleusement chassé ce phoque que nous nous apprêtons à manger. Je le regarde avec envie. Le même jour, j’ai tatoué une cousine pour la première fois. Mais ça n’intéresse personne.)Polar reçoit sa première - et unique - injection dans un appartement mal éclairé.
(Peut-être bien que je les détestais, à ce moment-là. Les hommes. Ceux de ma famille, ceux de ma colocation, tous ceux qui posaient le regard sur moi. Peut-être que je me mentais à moi-même. Personne ne saura jamais ce qu'il est advenu de la haine dans mon cœur ce jour-là. Elle a dû changer de forme, ou essayé de se faire oublier. Je n'avais jamais ressenti cela auparavant, mais je n'ai pas arrêté d'y penser depuis. Avec cette nouvelle apparence est venue le deuil d'une innocence que je me pensais capable de préserver.)Epuisé.e par toutes ces émotions, iel s’endort avant même de ressentir les effets. Le lendemain, iel passe une heure dans la salle de bain à observer ces changements, fasciné.e, et à la fois un peu terrifié.e que, de toutes les injections possibles, l’univers lui accorde un animal polaire. C’était un peu comme si son vivant lae suivait toujours.
(Mikan devait passer le balai après chacun de mes passages chez elle, tellement je perdais de plumes. Je ne suis pas désolé.e, c’était rigolo.)(Etre avec Mikan, c'était simple. S'habituer à cette nouvelle vie. En apprendre toujours plus sur le monde. C'était aussi naturel que de respirer. J'en oubliais que nous étions si différent.e.s, elle et moi.)En 1828, Mikan réalise un rêve : elle rachète un vieux local et décide d'en faire une librairie. Polar était de la partie, évidemment. Les débuts sont difficiles, mais Mikan sait s'accrocher quand personne ne croit en elle. L'endroit finit par ressembler à l'idée que les deux chimères s'en faisaient : petit, simple, mais tellement doux qu'on pourrait s'y endormir pour ne plus jamais se réveiller.
(Un petit paradis pour elle et moi. Et les clients, forcément. J'imagine qu'elle aurait finit par s'ennuyer de moi, sinon. Et c'est ce qu'elle a fait.)La librairie connaît bien quelques décennies de longévité. Mikan estime que c'est assez.
(Et ton rêve ? je lui ai demandé)Elle est lassée de Tokyo. Elle est y est restée bien trop longtemps. Elle veut du nouveau.
(Et moi ?)Elle fait confiance à Polar plus qu'à n'importe qui. Iel pourra récupérer le local, en faire ce qu'iel veut. Iel n'aura plus à suivre et supporter ses idées.
(Mais moi, j'aime cette librairie. Je suis fièr.e de nous pour l'avoir créée. Je ne veux pas que ça s'arrête déjà.)Mikan aussi. Mais tu comprends, Polar, toutes les bonnes choses ont une fin.
(...)Polar et Mikan se sont dit au revoir par des cris, des larmes, des claquements de porte. Je ne t'oublierai jamais, dit une lettre de Mikan reçue trois mois après son départ. Je t'attendrai toujours, figurait sur le papier que Polar a préféré donner aux flammes.
(Alors voilà où j'en étais. Seul.e dans une pièce éclairée, essayant d'accepter que je n'avais plus personne. Nulle part où aller. Que faire avec ce qu'elle m'avait laissé ? Garder ce qui me restait de notre paradis, ou tout abandonner à mon tour ? J'ai mis longtemps avant de passer à autre chose, avant de devenir quelqu'un de plus fort, de plus indépendant, aussi. Je n'avais pas d'autre choix; je suis plutôt fièr.e de comment les choses ont évolué ensuite.)Après deux ans de travaux intensifs, le salon de thé
Lalaland ouvre ses portes.
Aucun rapport avec le film avec Emma Stone et Ryan Gosling. Comme vous pouvez le deviner, j'ai eu l'idée bien avant. Je trouvais ça joli. Hollywood n'est qu'une bande de copieurs de toute façon.Polar parvient à retrouver une certaine paisibilité, ou presque. Il reste un vide à combler. Une question dont iel n'a jamais osé cherché à savoir la réponse. Peut-être le moment était-il venu. A l'aube du vingtième siècle, iel demande à un vampire de retrouver sa famille; ou ce qu'il en reste. Iel est soulagé d'apprendre qu'il lui reste des descendants, qu'ils ont l'air de s'en sortir. Iel demandera régulièrement des nouvelles de ces inconnus qui ont pourtant tout d'ellui, de ses frères, de ses parents, de tous les autres. Encore aujourd'hui, ça lui arrive de faire appel à un vampire pour cela.
J'ignore s'ils sont de mon unique enfant ou s'ils descendent plutôt de la lignée de mes frères; je m'en fiche. J'ai perdu la trace de certains, pleuré la disparition d'autres lorsqu'on me l'a annoncée. Je dis que je suis leurs vies comme ma propre petite telenovella, et je me demande si mes propres ancêtres faisaient pareil. J'ai l'impression de remplir un rôle, je ne sais pas lequel, mais je trouve qu'il me correspond bien. Celui de l'observateur. Je suis là pour eux quand ils pensent n'avoir personne. S'ils savaient comme je suis heureux.se qu'ils existent.
Qu'une partie de moi restera toujours en vie.