Rebonsoir - [Antonio & Huia]

Ça lui fait plaisir, qu'il me dit. Je veux pas être de mauvaise volonté, mais c'est vraiment pas simple à croire. On a pas tellement envie d'être là, mais j'ai envie qu'il le soit. C'est compliqué, c'est toujours compliqué.

Le silence dure un temps, assez pour presque devenir confortable. Je suis juste un être de calme, j'aime pas les vagues et les turbulences, j'aurais pu me sentir à l'aise sous peu. Mais pas lui, ça se sent qu'il aime bien les bruits et les agitations, il peut pas tolérer que ça dure. Tant mieux, ça me forcera à enfin lui poser des questions.

"Ça fait six ans. En Nouvelle-Zélande."

Le pays me manque même pas, finalement. Je suis un esprit assez ouvert, j'ai pas aimé le changement brutal de décor, mais je ressens jamais de nostalgie. Est-il vraiment des endroits plus beaux que d'autres, ou est-ce seulement une manière de les percevoir qui nous trompe? Je vais pas lui poser la question à lui, il va me trouver bizarre.

"J'étais bourrée, on devait sortir d'un bar, et tu m'a mordue sans prévenir ni rien. J'ai mangé le pavé, aussi. Ça je t'en ai voulu un bail, puis ça a passé."

C'est très vague comme contexte, mais avec un peu d'espoir ça suffira à me replacer. Sinon, quelle importance, je ne peux pas lui demander de se souvenir de toutes ses victimes, si? Ça me blessera juste un peu plus, mais j'ai encore de la place pour des cicatrices.

"Un truc que je voulais toujours savoir, c'est... Est-ce que j'ai été choisie, enfin ça devait être moi, ou si je suis juste la première à être passée."

Une réponse, pitié, que je puisse enfin ponctuer et clore le chapitre.

J'ai lu une fois dans un vieux livre poussiéreux que la vie est une suite de désillusions et de douleurs, qui arrachent lentement l'innocence avec laquelle on vient au monde pour ne laisser que des "nous" de plus en plus tristes, sans fantaisie, vides. J'avais rapidement vu à la baisse mes attentes en découvrant le personnage, et j'ai bien fait.

Sa réponse me frappe, m'endolorit. Il est indélicat, je sais pas vraiment si c'est brutal ou maladroit, je sens quand même qu'il est pas tout à fait à l'aise. Ma faute, certainement, ou le contexte de notre discussion. J'encaisse les mots, ravale ma fierté et toute la bile dans ma gorge avec.

"Si j'étais appétissante, alors..."

Je sais même pas quoi penser de ça. Qu'est-ce que ça veut dire, enfin? Je suis appétissante, non mais vraiment, je me demande presque s'il se fout pas de ma gueule. J'ai envie de croire que c'est un compliment, que c'est sincère, ça apaiserait mes angoisses profondes. Sauf que je peux pas le prendre comme ça, je peux juste pas le prendre tout court, j'ai aucune idée de ce qui lui a traversé l'esprit pour formuler ce genre de phrase, de quel sens il comptait mettre dedans. Une énigme pour les plusieurs années à venir, vraiment.

"J'peux pas juger le résultat, au moins. J'imagine que personne a trouvé mon cadavre avant le lendemain. Puis c'est pas comme si quelqu'un allait enquêter sérieusement pour ma poire."

Si j'en ai seulement laissé un, derrière moi. Je sais pas trop comment ça marche, je me suis jamais renseignée. Est-ce que les nouveaux vampires se téléportent ou disaparaissent, et j'ai juste jamais vu le phénomène? Faudra que je vérifie après. Je me rends pas compte que j'en ai un peu trop dit, c'était venu naturellement. De toute manière, on est là pour tout mettre au clair à deux, tant pis si je déborde sur ma vie passée.

"Je suis pas tellement au fait des coutumes entre vampires, je me suis faite toute seule. Faut que je demande, mais je me fais pas d'illusions: tu me dois rien, j'imagine? Pas de... je sais pas, reconnaissance, compensation, truc. J'ai pas les codes."

Y'a peut-être des systèmes de parrainage tacites, des règles en place que tout le monde suit à mon insu. J'en saurais quelque chose si je posais les bonnes questions aux bonnes personnes, je suis au courant.

Sauf quoi moi, mon talent, c'est poser les mauvaises questions à ma propre personne.

Ah, la Camarilla. Bien tenté, mon grand, refiler la patate chaude aux autres. Bon, la patate est devenue tiède entre temps, franchement, et n'a même plus la volonté d'être tenue entre des mains inconnues. Une petite patate indépendante, que je suis, quelle image.

De là à retourner la table et tenter de me faire avaler qu'il m'a au final permis une seconde chance? Mes sourcils viennent appuyer mon regard d'eux-mêmes. Il devrait l'avoir senti, quand même. J'ai un excellent flair pour les entourloupes et les malhonnêtetés.

"D'accord tu me dois rien, mais tente pas de me faire avaler que je devrais te remercier d'être ici."

Surtout pas avec ton petit ricanement ridicule, là. Je me demande si je suis encore un morceau de viande juteux, à ses yeux, s'il arrive à considérer que je ne suis plus "la proie d'un jour". Certainement, s'il a fini par s'asseoir avec moi, mais j'arrive pas à me débarasser de l'idée qu'il me déshumanise pas mal. Ou c'est simplement dans sa nature.

On a rien à se dire. Je crois. J'ai pas envie de lui parler de la pluie et du beau temps, de lui demander s'il a vu un film sympa. Et j'ai pas de question si pertinente à lui poser, ses réponses m'énerveraient certainement. Je souffle rageusement, un peu, me mordille doucement la joue par réflexe. Qu'est-ce que je peux bien lui vouloir, maintenant?

"Du coup on fait quoi?" Je regarde par dessus son épaule, il devra s'y faire. Avec un peu de chance, il se retournera pour voir s'il y a quelque chose là-bas, ça m'amuserait. "On s'oublie et on fait semblant de pas se connaître si on se croise encore? On devient meilleurs potes et on va faire d'autres vampires ensemble pour agrandir le club?"

J'ai couvert les deux propositions de sarcasme, mais il doit déjà deviner laquelle est la plus envisageable. Il existe toujours d'autres voies, oui, mais je commence par les deux extrêmes. C'est plus percutant.

Je sais pas si c'est réfléchi et fait exprès, ou s'il est vraiment juste doué naturellement, mais il danse très habilement sur la ligne entre mes nerfs qui explosent et mon calme olympien. Je le vois prendre ses aises, sourire comme s'il se passait pas quelque chose d'important. Je préfère pas répondre quand il me demande -implicitement- de me calmer, je ferme juste mon visage. Plus que je le fais déjà.

"Je veux pas te repousser entièrement de ma vie." Je me demande pourquoi, au fond, mais on a forcément quelque chose. Un lien, débattablement un peu malsain -il m'a tuée- mais un lien quand même. Je sais instinctivement que ça peut pas en rester là. J'arrive pas à le mettre en mot habilement, je bute sur mon vocabulaire. "On devra faire l'un avec l'autre, c'est le destin."

J'aurais pas pu formuler ça plus ridiculement, mais j'espère qu'il me comprendra entre les lignes. On va probablement se croiser, se recroiser, jusqu'à ce que l'un de nous voyage et qu'on se perde de vue. Ou pas. Pour l'heure, je dois faire avec le fait qu'il existe, et que je suis sa proie passée. Peut-être son apprentie futur.

"Franchement, j'allais dire non par principe." Par rebellion futile, esprit de contradiction, chacun peut appeler ça comme bon lui semble. "Mais finalement, pourquoi pas. J'ai envie qu'on chasse ensemble au moins une fois, pour voir."

J'ai rien à apprendre pour ce qui est de tuer les mortels, j'ai fait mes preuves même si personne les a vues. Mais je veux le voir lui, comment lui il chasse, comment lui il opère. Ses critères, ses habitudes, ça en dira long sur lui, tout ça. Et je veux voir. Je veux savoir.

"Tu comptais partir quand?"

Je vais pas le laisser fuir, maintenant. Il a proposé, je vais fixer le rendez-vous par la force. L'homme est un loup pour l'homme, et je dois être un piège à ours ou je sais pas quoi. Bref, il s'est pas rend service, là.

Un rapide calcul. Ma dernière chasse, ça doit être y'a... Bon, vraiment pas longtemps, mais avec un peu d'éloquence, on nous laissera repasser chez les vivants sans trop de résistance. J'ai toujours été raisonnable sur mes visites, les gardiens doivent pas m'avoir dans le collimateur.

"Non, deux jours, c'est parfait."

Presque parfait si je veux être stricte, mais c'est une formule. C'est un délai très court, il aura pas le temps de trouver une excuse crédible pour s'excuser s'il change d'avis. Enfin, je le sous-estime peut-être, je sais pas. Mais ça me donne une excuse pour avancer un pion. Et la serviette du bar avec un stylo.

"Tiens, écris moi ton numéro. Tu m'appelleras quand on partira."

Alors, oui, je sais. Les deux phrases sont pas vraiment logiques placées l'une après l'autre, ce serait à moi de l'appeler. Mais j'ai parlé plus vite que j'ai pensé, et au pire il a compris ce que je veux dire. Je comptais lui envoyer un message de toute façon, c'est implicite. Je prends plus le temps de réfléchir pour répondre sur le choix de la ville. Déjà, je dois commencer avec un aveu honteux, mais surtout trouver un truc pour rebondir.

"Je sais pas, j'ai toujours mordu à Wellington." Quoi? C'est plus simple. Je suis en terrain connu, pas de surprises, je parle la langue officielle. C'est optimal. Mais j'imagine qu'être à deux, c'est l'occasion d'étendre mes horizons. Surtout s'il a voyagé, lui. Ce serait bête de pas en profiter. "Mais j'ai toujours voulu visiter Amsterdam. Ça serait faisable?"

Oh non, je lui fais part de mes goûts et de mes envies. On va vraiment finir par devenir potes, hein?