[TW : Maladie, mariage arrangé]Le 6 avril 1681, c’est un dimanche.
Célestin voit le jour, dans le petit village provençal de Bresse-sur-Issole, faisant louper à ses parents, Jeanne et Marcel, la messe dominicale. Il est alors le premier enfant d’une fratrie de six, quatre sœurs et un frère en plus de lui-même. La famille Prinderre, c’est une famille paysane, une famille d’agriculteurs qui s’est construite sur les importations du Nouveau Monde : tomates et aubergines, poivrons, artichauts, pommes de terre.
“Depuis au moins dix générations”, dit le père Marcel, mais tout le monde sait que c’est des conneries. Mais ça lui fait plaisir, au vieux Marcel.
La France, au moment où né Célestin, avance à deux vitesses. Il y a les grandes avancées scientifiques : on perfectionne le microscope et la lunette astronomique, on remet en cause la vision platiste de la terre ainsi que le géocentrisme, la circulation sanguine est étudiée et décrite, la médecine fait des avancées. Il y a également les réflexions philosophiques, c’est bientôt l’époque de Lumières après tout. Et enfin et surtout les découvertes géographiques, le Nouveau Monde et tout le reste : la France gagne du terrain dans les Amériques, surtout au Nord paraît-il, on découvre de nouveaux produits, de nouvelles populations - c’est l’esclavage et le colonialisme. Mais c’est aussi la monarchie absolue du Roi Soleil, les guerres de religion entre catholiques et protestants, les disettes qui se multiplient dans le pays, des années qui vont mettre en route les soucis politiques et économiques, carburant de la Révolution à la fin du XVIII°.
Célestin, de son enfance, n’a guère conscience de tout ça. Son village est bien trop éloigné, de Paris et Versailles, de la cour et la capitale. Par ici, c’est les champs, et le travail de la terre. Rien de plus, rien de moins. Il l’apprend tôt durant sa jeunesse, aidera sans broncher son père. Célestin est bon soldat, il ne se rappelle pas d’une journée chômée outre les dimanches.
Les champs, le travail, c’est toute son enfance.
Et ce sera toute sa vie.
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Il y a bien pourtant des bouffées d’air frais, les dimanches à la messe. Célestin grandit dans le carcan de la religion, très importante encore à son époque. Il est baptisé dès sa naissance, communie une première fois à l’âge de onze ans, est confirmé à quatorze. Dès six ans pourtant, il devient enfant de chœur dans la chorale paroissiale, chante pour les messes et les cérémonies.
“Une jolie voix, ce gamin”, dira-t-on de lui, comme une fierté de se mettre dans la poche le curé.
Et le chant, c’est une libération au milieu de ses obligations, une attente de chaque dimanche ou chaque répétition. Célestin déjà a l’esprit trop plein, et la musique, les sons et les chants lui permettent de se vider la tête. Là où il s’enfuit dans les notes et les harmonies, une addiction forte et tenace chez-lui. Le chant lui repose l’esprit.
Pourtant, il a trop à faire, et le travail de la terre. Voyez-vous, il est l’aîné alors il n’aura pas le choix : c’est à lui de reprendre l’exploitation familiale. Célestin est bon soldat, il ne se rappelle pas avoir ne serait-ce qu’une fois exprimé son désaccord.
C’était un honneur, il est vrai, l’honneur de sa famille.
Pourtant, Célestin tendait vers un autre avenir.
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De sa vie, Célestin n’a jamais vraiment eu le loisir de choisir. Son métier ou ses terres, non, tout était dicté par son paternel. Même son mariage, car on a toujours su que le père Marcel avait de l’ambition concernant ses terres, et concernant son fils également. Il est l'aîné, alors en tant qu’aîné, ce sera à lui de reprendre l’exploitation familiale - et Célestin grandit dans cette idée, se l’approprie sans grand mal parce que par ici, tout le monde fait ainsi. C’est connu dans le village que le patriarche de la famille Prinderre a des vues sur les terres rivales, les Pontu. Et depuis qu’on sait que le père Pontu n’a eu que des filles, Marcel s’en frotte les mains.
Un mariage s'arrange alors, entre les deux familles.
Célestin Prinderre et Louise Pontu, l’aînée de sa famille également.
Ils n’ont pas vraiment le choix, ce sont les deux patriarches qui se sont mis d’accord : ce mariage permet aux familles Prinderre et Poutu de fusionner leurs terres et exploitations, sous réserve que les Pontu puissent continuer à résider dans ce qui fût chez-eux et percevoir une partie du butin. Alors c’est tout décidé, et l’arrivée d’un héritier mâle peu après le mariage -
parce qu’on en est persuadé, n’est-ce pas ? - permettra de finaliser le contrat.
Les deux jeunes gens, en revanche, ne sont que moyennement enthousiastes à l'idée de ce mariage prochain. Surtout Louise qui, il faut bien l’avouer, a hérité du caractère de son père - forte et autoritaire, terriblement intelligente et indépendante. La jeune fille a quinze ans à peine, Célestin dix-sept dans cette époque où le mariage est légal dès onze et treize ans. Foncièrement contre ce mariage arrangé, les deux jeunes gens parviennent tout de même à un accord secret : le mariage restera blanc et non-consommé jusqu’à ce que la jeune femme décide du contraire, sans besoin que les pères ne soient au courant de cet effet. Louise est bien prête à en porter le poids de cette union inféconde, car c’est à cette époque tout à charge de la femme si enfant il n’y a pas.
Célestin est bon soldat, et c'est ainsi donc que les deux fiancés finissent par se marier, le 12 août 1698.
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Ce mariage arrangé restera bien blanc et non-consommé deux années durant, malgré la pression et les remontrances des paternels. Les enfants, le fils tant attendu, c’est Louise qui en porte le poids alors, Célestin peu à peu également. Souvent on leur parle, souvent on leur demande
où est cet enfant. C’est une charge constante sur leurs épaules, des pensées parasites en plus dans son esprit. Il s’oublie de plus en plus dans la musique, toujours chanteur pour la chorale adulte de l’église, voix plus grave maintenant que la puberté est passée, mais toujours excellent chanteur il est vrai. Il se dit qu’il pourrait s’y perdre sans retour, tout abandonné - ce sont bien là les pensées qui le traversent, quelques secondes durant, avant qu’il ne revienne à la réalité.
Célestin, il faut avouer qu’à cette époque, il ne veut pas d’enfant, pas autant, pas avec Louise probablement - mais il n’a pas le choix, et tout le monde pense ainsi, Célestin est bon soldat, alors lui et Louise finissent par obéir.
De leur union toute particulière naîtront finalement six enfants. Henriette voit le jour le 28 août 1701, elle héritera, en plus de la rousseur de son père, de son caractère doux et travailleur. Théodore naît le 3 janvier 1703, durant l’une de ces vagues de froid propres aux mois du début de l’année. Sophie et Lucie, vraie jumelle tant identiques de visage que différentes de caractère, naissent le 28 novembre 1704. Et enfin, Léon voit le jour le 5 mai 1711, petit dernier de la fratrie.
Il y aura également Apolline, née le 16 septembre 1709 et décédée le 3 octobre de la même année, en pleine famine.
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La fusion des terres des familles Prinderre et Pontu aura de fait que Célestin et sa famille pourront suivre un train de vie relativement confortable - entre les travaux de la terre, les hivers rigoureux et les disettes sévères des années 1694 et 1709. L’importance des terres agricoles qui furent alors siennes, et le large monopole qu’ils exerçaient sur le village leur permirent de se payer quelques employés, quelques animaux supplémentaires et d’agrandir encore leurs terres. Entre les périodes de disette, l’exploitation était florissante, alimentée par une production variée et diversifiée sur toute l’année - ou presque. La famille Prinderre, sans être bourgeoise ou riche, pouvait néanmoins se targuer d’avoir une existence relativement confortable, plus il est vrai que la plupart de leurs voisins.
Un train de vie agréable dans une France qui doucement se prépare à la Révolution, mais un train de vie qui ne convient guère à Célestin. Car il s’ennuie, terriblement et insidieusement, dans une vie trop rangée, trop comme l’a voulu son propre père.
Son décès est un soulagement, mais jamais il ne l’exprimera.
Il ne chantera pas à son enterrement, pas plus qu’il n’a chanté à celui d’Apolline.
Célestin, on pourrait se dire qu’il n’aime pas sa famille, mais ce n’est pas tant le cas. C’est l’affection de la routine qui les lie, et celle des liens de l’obéissance à leurs aînés, à cette société religieuse qui régit leur vie. Célestin se dit qu’ils sont pareils, Louise et lui. Autant victimes qu’acteurs, bons soldats tels qu’ils le furent toute leur vie.
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Du moins jusqu’en 1720.
C’est l’année de
la peste, venue de Marseille par un navire marchand. Au début, ce ne sont que des rumeurs diffuses, la ville est bien loin il est vrai. Et puis la peste, c’est une autre époque. Pourtant, le vent de panique provenant de la grande ville se fera de plus en plus sévère - on dit que les gens meurent dans les rues, que c’est le retour des charniers et des fosses communes. La rumeur enfle durant une année, au gré des va-et-vient de l’épidémie, des mises en quarantaine de villes, de villages et de la région tout entière. Les échanges commerciaux cessent brusquement, l’économie de fait s’effondre sur elle-même.
Célestin quant à lui refuse de quitter son village et ses terres. Il a l’optimisme que tout finira par passer, le mur de peste empêche les infectés de passer et puis même Paris et Versailles se sentent concernés.
Ils ne sont pas seuls, c’est bien là ce qu’il rabâchera.
Et pourtant la peste arrive bien, dans leur petit village si isolé du reste du pays, durant le courant du mois d’août 1721. Il ne lui faudra pas longtemps à Célestin, pour la contracter comme d’autres avant et après lui - c’est une peste bubonique à choc septique, elle est sévère et fulgurante. On remarque chez Célestin les premiers bubons au 1° septembre 1721, et la suite sera terriblement
rapide. Fièvre, sepsis, destruction du foie et de la rate, atteintes rénales et cardiaques.
Finalement, après une vie d’obéissance, sans réel choix quelconque, et deux jours de calvaire et de douleur, Célestin finit par crever de la peste chez-lui, le beau matin du 3 septembre. Sur la région et en deux années d'activité, l'épidémie aura décimé près du tiers de la population.