shizuma – oh baby, dolls kill

[TW : Mafia, violence, torture, actes de violences envers les femmes, manipulation, gaslighting, description graphique de blessures, sang, langage cru, mort, cancer, vomissements]

L’école est finie. Les autres garçons marchent en groupe de deux, de trois, et parfois plus. Ils s’échangent quelques mots sur la journée et sur le lendemain, se montrent leurs cartes à jouer et prévoient d’aller au parc ou au parloir pour faire quelques parties de jeux de société. Shizuma marche tout seul, il tient son cartable comme une mallette parce qu’une des deux bretelles est abîmée et lui pince l’épaule. Ça lui donne un air plus mature, plus sérieux, ou en tout cas c’est ce qu’il aime croire du haut de ses quatorze ans. On l’évite, il est différent, un peu bizarre, grand. Très grand, mais si mince qu’on s’inquiète qu’il soit mal nutri. Un peu pâlot, des cernes inesthétiques qui creusent son regard. Son uniforme est délavé, si bien que le bleu de son pantalon paraît plus gris que marin. Quand il n’est pas à l’école, il est habillé avec des vêtements d’adulte : ce sont ceux de son père. Certains ont des trous, sont trop larges mais il n’y a pas de petites économies. Il s’arrête devant un groupe et on le salue. L’un d’entre eux a un piercing à l’arcade, l’autre les cheveux décolorés dans un jaune poussin immonde. Ils ont cinq ans de plus, fument tous et Shizuma les imite pour se sentir intégré. Quand il rentre, il trace sa route et se faufile entre les tables du restaurant familial, monte les escaliers pour aller s’enfermer dans sa chambre mais sa mère n’est pas dupe. Elle l’attrape par la ceinture et le traine dans la salle de bain, le force à cracher dans le lavabo et le prive de sortie jusqu’à nouvel ordre quand elle reconnait l’odeur.

Shizuma ne dit rien. Sa tête est lourde quand il incline le buste vers l’avant et murmure des excuses qui sonnent fausses. Pourtant, il est sincèrement désolé. Quand sa mère sort de la salle de bain, il s’assoit contre la porte et glisse sur le carrelage froid.

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C’est la troisième fois qu’il insulte sa petite sœur et la pousse de son chemin aujourd’hui. Elle a dix ans et lui seize, et il la déteste. Encore plus depuis qu’elle a balancé aux vieux pour cette histoire de pochon. Elle essaye souvent d’attirer son attention et de lui parler, mais Shizuma a l’impression qu’elle ne fait rien qu’à l’emmerder chaque fois qu’elle apparait dans son champ de vision. Il préfère quand elle est à l’école, là où il ne peut pas la voir et où elle ne peut pas trainer dans ses pattes. Casse-toi, il hurle. Va jouer dans ta chambre, tu vois pas que je bosse ? il lève la main, mais sa mère l’arrête à temps, les sourcils froncés, la bouche ouverte et l’expression révoltée. La colère fige ses traits et quand Shizuma y décèle de la déception, son corps tombe dans sa poitrine. Il déteste ce trou à rats. Son père est un raté qui ne lui parle jamais, s’abaisse plus bas que terre et laisse ses clients lui marcher dessus. Sa petite sœur est un parasite dont sa mère s’occupe en permanence. Shizuma aura bientôt dix-huit ans, ne touche qu’un demi salaire en travaillant au restaurant familial mais un jour, ce sera le sien. C’est ce que sa mère lui répète alors même qu’elle n’y fait que les comptes. Derrière chaque effort mal investi de son père, c’est elle le pilier de leur petite famille. Dans l’ombre, solide, tenace.

Il la respecte. Mais il ne le fait que parce qu’il l’en juge digne.

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Il y a de la nourriture gâchée par terre. Des assiettes fumantes qui refroidiront sans être consommées. Des tables retournées. Un homme brisé, à genoux, le front pressé contre le linoleum gras et collant. Il en appelle à la pitié de ces hommes en costumes. L’un d’entre eux écrase sa tête du pied, suffisamment fort pour l’humilier, mais pas assez pour lui faire mal. Le pan droit de sa veste est coincé derrière la poignée du neuf millimètre glissé sous sa ceinture. C’est le seul qui est armé mais il n’y a pas besoin de plus : c’est un commerce familial, dans la périphérie de Tokyo, qui plus est sur un territoire déjà avalé par le Taniguchi-gumi 谷口. Amener une arme à feu semble presque dérisoire dans de telles circonstances. Shizuma déteste son père, est incapable de poser ses yeux sur ce dernier sans être bouffé par l’amertume. Pourtant, la scène qui se joue sous ses yeux ne le satisfait pas. Sa mère l’a plaqué lui et sa sœur contre les étagères du bar, si fort que deux ou trois bouteilles en sont tombées et se sont éclatées par terre. Elle cache un énorme couteau de cuisine derrière le rebord en bois, prête à sauter à la gorge du premier qui s’approchera de ses enfants. Shizuma lui met bien deux têtes, mais le gosse en lui se sent protégé ici. Derrière les bras fins et tremblants. Un vertige s’empare de lui. Quand est-il tombé si bas ? C’est comme s’il marchait dans les pas du couard qui lui sert de père. Cet imbécile. Ce traitre qui a foutu sa vie en l’air.

Mikajimeryō. Le mot résonne dans ses oreilles. L’argent de la protection. Deux millions de yens… et pour quoi ? Son père ne sait même pas répondre quand sa femme lui pose la question et que sa voix s’y brise. Shizuma remercie le ciel que l’étagère derrière lui soit suffisamment solide pour soutenir son poids, ou bien il se serait effondré. L’homme armé prend la parole pour prononcer une sentence inéluctable. Payer ou payer de son sang. Son père est déjà boiteux, malade, et inutile. Un passage à tabac lui mettrait un pied dans la tombe. Shizuma agit avant même de réfléchir, avant même que l’idée ait le temps de réellement germer dans son esprit. Il n’accorde pas même un regard à son père ou à sa sœur, plante ce qui lui reste de courage et de force entre lui et cet homme armé. Prenez-moi, il dit. Laissez ma famille tranquille, et moi je rembourserai la dette, il dit. Un type appuyé sur une table dit que ça ne marche pas comme ça. Un autre lui dit qu’on le prendra, mais qu’ils prendront quand même l’argent, juste pour le punir de son arrogance. Celui avec le pistolet leur dit de fermer leur gueule et accepte. Pas de sourire condescendant, de rictus moqueur ou de paroles humiliantes. Il lui fait un signe de la tête, lui dit d’aller chercher des affaires, puis s’avance vers sa mère et lui confie qu’elle le reverra d’ici la semaine prochaine, voire peut-être même avant.

Shizuma apprend que la chair fraiche est inestimable aux yeux des Yakuza. La Guerre Froide engloutit l’économie, se charge de terminer ce que la Seconde Guerre Mondiale n’a pas pu achever et il n’y a rien de plus jouissif pour la mafia que de renflouer ses rangs alors qu’elle infiltre le gouvernement, s’immisce au plus profond de l’échine japonaise jusqu’à ce que tout dépende d’elle.

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Ce n’est pas la mort, celle qui le guette tout autant que lui observe cette dernière. Ce n’est pas la violence, marquée dans ses poings ou gravée sur le fil d’un couteau. Ce n’est pas la peur, ni la colère, ni la supplication qui se lit sur les visages innocents ceux qu’il terrorise.

Non. Ce n’est rien de tout ça.

Ce qui le secoue, lui donne la nausée et en vient presque à lui faire regretter de s’être sacrifié pour sa mère, c’est l’autorité. Écrasante, humiliante, implacable et inhumaine. Celle de sa mère et de ses professeurs lui donnait déjà du fil à retordre mais l’Inagawa-kaï 稲川会 ne ressemble en rien à ce qu’il connait déjà. Il apprend à se tasser, à embrasser sa nouvelle vie de larbin, celle pour laquelle il a signé de son plein gré plutôt que de laisser son père se faire battre à mort. On l’attache pour le frapper et le torturer lorsqu’il échoue. On lui crache dessus quand il atteint le quota de justesse, et on accuse tout juste réception d’un signe de la tête lorsqu’il se dépasse. Bientôt, on lui demande de reproduire ce qu’on lui a fait subir. Il tient une batte de baseball entre les doigts, fait s’écraser le pommeau contre des côtes et le bruit lui rappelle celui de ses phalanges qui craquent. La vibration le dégoûte. Il détourne le regard et prie pour qu’on ne le voit pas faire parce qu’on prendrait ça pour un aveu de faiblesse. Ce serait une juste observation : faible, c’est ce qu’il est. Il n’est toujours pas parvenu à rembourser les deux millions de yens que son père doit à la Famille après plus de six ans. Certains ramènent cette somme en moins d’une semaine. On le lui rappelle du bout du même pommeau alors que son corps ramasse ses côtes brisées, à la dureté les nœuds d’articulations contre lesquels il n’a pas le droit de tourner la tête, se doit présenter l’autre joue. Il prendrait presque goût à la saveur métallique qui sèche sur ses lèvres.

Shizuma accepte son sort. S’endort parfois en fixant l’obscurité à se demander si ce n’est pas tout ce qu’il mérite. Se réveille au beau milieu de la nuit le cœur empli de haine.

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Son père est mort. Paisiblement, dans son sommeil, d’une crise cardiaque. Il se trainait un cancer du foie depuis quatre ans, sans réussir à s’en sortir. C’est un peu comme si le ciel lui avait fait une fleur et l’avait laissé se reposer. Un abandon. Shizuma ne parvient pas à le voir autrement alors qu’il humidifie les lèvres du traitre. Sa mère réarrange le même bouquet pour la troisième fois. Son visage est fermé, ses doigts précis et elle ne pleure pas. Ils ne sont pas nombreux et quelques employés du restaurant se sont greffés aux funérailles, et puis il y a sa petite sœur. Shizuma ne lui adresse pas la parole à l’exception de brèves salutations. Il a honte. Il a le regard fuyant pendant la crémation et dépêche son pas quand les rites prennent fin. Mais sa mère l’intercepte. Elle pose une main sur son visage, prononce des mots qu’il n’entend pas. Il sent la paume douce courir le long de sa mâchoire, se perdre sous un pan de son kimono. Elle y trace l’encre noire, et seulement là, son visage s’empreint de chagrin.

Ses visites se font plus rares. Plus brèves. Il se sent sale à la simple idée de fouler le sol de son ancien foyer ou de regarder sa mère dans les yeux.

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Il achève son tatouage à l’âge de trente-six ans. Dix-sept ans après avoir voué son existence au Taniguchi-gumi 谷口. C’est stupidement tard. On le prend pour un idiot, un raté. Il n’est pas taillé pour être Yakuza, il ne le sera jamais. Il garde la face, redresse le menton, s’excuse et recommence mais au fond de lui, il sait qu’ils disent tous vrai. Shizuma est violent, plein d’aigreur, cherche dans chaque rapport de force une faiblesse pour frapper et blesser. On l’appelle Nakano-han si souvent qu’il pourrait en oublier son prénom et il n’est qu’un homme de main qu’on envoie pour les tâches faciles parce qu’on sait qu’autrement, il pourrait faillir à sa mission et tâcher le nom de la Famille, voire celui du Clan tout entier.

Shizuma tapisse son dos de nuages de jais et de fleurs de cerisiers. Il dompte le serpent couché sur sa peau jusqu’à ne faire plus qu’un avec lui. Il se prend à plus chétif, plus pauvre, plus malléable que lui dans le seul et unique but de vivre un peu plus confortablement. On ne lui accordera jamais rien : il est trop lâche, trop mauvais dans ce qu’il fait, infoutu de se battre. Il sait briser comme on l’a brisé, terrifier comme on l’a terrifié, mais seulement s’il n’a pas besoin d’y mettre du sien. Il est incapable d’appuyer sur la détente. Incapable d’agir pour un quelconque bien commun, pas même celui de la mafia et l’idée à elle seule est désolante. Il déploie la lame de son petit couteau de poche et la presse contre la jugulaire d’une femme qui pourrait être sa mère en espérant que le pouilleux qui lui sert de mari finira par allonger les intérêts qu’il doit à la Famille. Il pousse et gifle un gamin de huit ans, serre ses poignets avec du scotch bon marché, promet à ses parents qu’il acceptera de leur rendre leur petit s’ils s’engagent à payer le mikajimeryō jusqu’à la fin de leur vie. C’est ironique. La Hannya, pièce maitresse de son tatouage, lui donne l’impression d’être un sale hypocrite. Elle est le dernier élément que le tatoueur grave du bout de l’aiguille dans la peau de son dos. Dans sa légende, la Hannya est une femme revenue à la vie pour se venger. Elle est celle qui veille sur les autres femmes, celle punit les coupables et défend les innocents.

Shizuma n’est rien de tout ça. Il a coupé les ponts avec sa famille et n’a pas vu sa mère depuis six ans. Sa Hannya à lui symbolise le seul brin de fierté et de courage de sa vie : le jour où il a épargné sa famille en échange de sa sueur et de sa vie. Pourtant, quand il croise son regard perçant dans un miroir, il croit parfois que c’est pour lui qu’elle est revenue.

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Il déteste faire sa collecte dans les parloirs de pachinko. Le tintement des jetons qui se heurtent les uns aux autres, cognent contre les parois des machines à sous. Les mains habiles des croupiers qui font glisser les cartes et paquets sur leurs tapis qui boulochent. L’odeur de la clope lui est plus familière que n’importe quoi d’autre au monde, et pourtant Shizuma réussit à détester celle qui persiste dans ces établissements. Elle sent un tabac de mauvaise qualité, brûlé et froid. Ça ne l’empêche pas de prendre une grande inspiration pour juguler la frustration qui pulse dans ses veines. Il reconnait celle qui tient la boutique. Elle porte un carré noir, n’a pas encore accepté d’encrer son corps et a tout juste la vingtaine. C’est la femme d’un collègue et Shizuma sourit en coin se disant que c’est une belle prise, surtout pour ce qu’elle lui a coûté. Il s’approche, pose une main sur son épaule. Dépêche-toi, il dit. J’ai pas toute la journée, il dit. Il sait qu’elle ne peut pas aller plus vite et que c’est la trieuse de billet qui est lente. Mais il s’en fiche, voir la panique s’esquisser sur les traits de son visage a quelque-chose de cathartique. Elle ne trouve jamais le temps de lui répondre. On défonce la porte, tout le monde se jette à terre alors qu’un premier coup de feu part, dans le plafond. Un avertissement. Shizuma ne bouge pas. Il se tourne, un sourcil arqué. Il entend des éclats de voix, des mots s’échanger entre l’un des clients et le type qui vient de rentrer. Un pas. Deux pas. Qu’est-ce qu’il se passe ? il dit. Baisse ton flingue, c’est notre territoire et tu vas le regretter, il dit. Il tapote la broche sur sa veste de costume, celle qui représente le Taniguchi-gumi 谷口. On ne lui répond pas. Il reconnaît les sonorités coréennes, essaye de repérer l’un des trois ou quatre mots qu’il connait de la langue, mais prend une balle dans la tête avant.

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L’air transperce ses poumons et il ouvre les yeux. Quand on l’appelle, il obéit. Il se demande si c’était un rêve, et si c’en est toujours un. Il est mort. Quand il passe sa main sur son crâne, tout est chaud, humide et sale. Le sang a une drôle de couleur sur sa main et son cœur rate un battement lorsqu’il comprend. C’était peut-être vraiment un rêve, mais la douleur, elle, semblait bien réelle. Une silhouette drapée de noire vient le chercher et l’emmène dans un bureau. Il croit devenir fou. Il demande à revoir, cherche l’embrouille, essaye de se réveiller en se mordant l’intérieur de la joue mais rien n’y fait. On n’a pas le temps de repasser les images sur l’écran, et on refuse de lui donner la cassette de sa mort. Elle coûte cinquante… cinquante quelque-chose, c’est encore trop flou, trop étrange. Il se perd plus d’une fois dans les couloirs sinueux de ce qui s’appelle l’Agence. Mais quand il arrive au rez-de-chaussée et prend sa première bouffée d’air, le monde autour de lui tord son estomac, lui fiche une nausée plus violente que jamais et il vomit quelque-part derrière une poubelle.

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Shizuma n’est pas un débrouillard. Seul, il est déboussolé, incapable de prendre soin de lui-même. C’est la première leçon de vie – ou, ironiquement, de mort – que lui apprend l’Au-Delà. Ici, il n’est plus personne. On ne le respecte pas à la simple vue de son accoutrement qui est pourtant censé tirer la sonnette d’alarme Yakuza. Il joue les durs dans son appartement, cherche à extorquer, profiter, avant de repartir la queue entre les jambes, humilié. Il passe parfois des nuits dehors pour éviter ses colocataires et cherche Kabukichō comme si sa vie en dépendait. Il cherche et trouve, se rue dans le premier pachinko mais les jetons tintent et les cartes frottent contre les tapis et il s’effondre sur le seuil, rampe jusqu’à l’extérieur. Sa tête lui fait mal, se remplit d’images qui le font trembler. Quelqu’un l’aide à se redresser, l’assoit contre un mur mais il ne répond pas et regarde l’inconnu·e s’en aller. Sa route ne croise celle d’autres Yakuza que plusieurs heures plus tard. Je fais partie de l’Inagawa-kaï 稲川会, il dit. Regardez, il supplie, tapotant sa broche. On le regarde de travers et on lui rit au nez. Il n’est personne, il n’a personne. Ce second état de fait le terrifie bien plus que le premier.

La chaleur de la main de sa mère sur sa peau le brûle et la douleur devient de plus en plus aigüe. Il n’accepte pas sa mort, ne l’acceptera jamais. On l’a envoyé ici pour lui donner une chance. N’est-ce pas ? Qu’est-ce que tout ceci si ce n’est un signe envoyé du ciel pour lui prouver que ce n’est pas fini, qu’il doit sûrement être entre la vie et la mort et menacer d’enfin se réveiller ? Le regard de la Hannya paraît l’appeler et il se persuade seul. Le Tokyo des morts, l’Au-Delà, qu’ils aillent tous au diable et appellent cet endroit comme bon leur semble.

Shizuma sait qu’il est piégé dans cet enfer qui a été fabriqué sur mesure pour lui, et qu’il ne tient qu’à lui de s’en échapper.

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Je peux t’aider, elle dit. Mais j’ai besoin de toi pour ça, elle dit. C’est l’ami de quelqu’un qui connait quelqu’un qui lui a dit à quelle porte frapper. Elle a les traits fins, tient une boutique de violons, a le visage noirci par quelque-chose d’indescriptible et les bras intégralement tatoués, et pourtant elle semble presque aussi pâle que le blanc de ses cheveux. Elle s’appelle Vela, de l’italien pour voile, aile. Elle incarne sa liberté à lui, à portée de main. Sa paume épouse la forme de son visage, caresse sa… cicatrice, si l’on peut l’appeler ainsi. Shizuma déteste son reflet de tout son être, et c’est comme si elle pouvait le sentir. Tu es bien amoché, elle dit. Je peux te rapiécer, elle dit. Il reste suspendu à ses lèvres, écoute sa voix et boit ses paroles comme il le ferait d’un nectar somptueux. Il y a quelque-chose de dégradant dans la façon dont ses doigts le touchent, dans la lueur qui tapisse le fond de ses yeux quand elle les pose sur lui. Il s’étouffe sur son propre souffle, retient l’air dans sa trachée et suit chacun de ses mouvements comme si sa vie en dépendait. Il y a de la fascination dans son regard. Du dégoût. Et quelque-chose d’autre.

Mais sa main est tendue vers lui, et Shizuma est seul. Il pense naïvement que la Hannya et le serpent le protègeront. Après tout, il n’est ici que de passage, pas vrai ? Il est à la poursuite de son échappatoire pour retrouver sa vie d’avant. Et après avoir passé presque vingt ans entouré de Yakuza, Shizuma n’est ni étranger au vice, ni à la malice. Il y a quelque-chose de venimeux sous les griffes de Vela mais à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, dit-on.

Alors il ferme les yeux et saisit sa main quitte à ce qu’elle l’entraîne dans les profondeurs de son purgatoire.

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Ses doigts s’emmêlent aux siens. Un geste distrait, qu’il effectue sans y penser, pourtant terriblement lourd de sens. Rien ne l’assurera jamais que Vela restera à ses côtés jusqu’à la fin des temps. Elle lui semble terriblement volatile, peut-être un peu trop libre à son goût et elle n’est pas de ceux que l’on enchaîne. En réalité, c’est plutôt même elle qui le tient en laisse, et toujours au pied, sans même avoir besoin de lever le ton. Ses jours passés à ses côtés sont peut-être les plus doux et les plus heureux de sa vie et pourtant, il n’y en a pas un sans que son estomac soit noué par la terreur. Tu sais que j’irai jusqu’au bout du monde pour toi, elle dit. Mais je sais que tu ferais pareil pour moi, elle dit. Il ferme les yeux, soupire d’aise et la couvre avec le drap quand sa paume caresse sa peau et découvre sa chair de poule. Il sent les doigts fins tracer les traits de son visage, effleurer la paupière fermée de son œil gauche. Vela a tenu sa promesse et Shizuma supporte un petit peu mieux l’image dans le miroir quand il la croise. Le soleil de l’aube inonde la pièce, et ses rayons traversent le film prismatique sur la vitre, se dispersent. Quand Vela se lève, elle paraît briller de mille couleurs. Il lui arrive d’oublier pourquoi est-ce qu’il est ici. Il lui arrive d’aimer la mort et d’être terrifié à l’idée de quitter ce qu’il a trouvé grâce à cette dernière. Je te suivrai, elle dit. Je te le promets, elle dit.

Shizuma la croit. Une migraine l’empêche de penser davantage et il se rallonge, repose son cou contre le mou des coussins, le cœur léger. Vela, elle est ce que Shizuma n’avait pas prévu. Elle est celle qui ne regarde pas derrière elle, celle qui trace son propre chemin quoique les cieux aient pu lui réserver.

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Encore un peu de patience, elle dit. Si on en est là, c’est par ta faute, elle dit. Son regard n’ose même pas effleurer le sien. Sa voix est calme mais il n’y trouve pas la chaleur qu’il aime tant. Il jugule ses émotions jusqu’à les silencer ; il a peur qu’elle l’entende trembler. Je suis désolé, il dit. Je sais pas pourquoi j’ai fait ça, il dit. Il éclaterait en sanglots s’il n’était pas tétanisé à l’idée qu’elle l’abandonne là, comme ça, au premier mot de travers. Sa peau a perdu quelques teintes depuis ces trois dernières années. Vela lui dit qu’il doit en passer par là s’il veut revenir à la vie et Shizuma encaisse. Mais aujourd’hui, alors que son bras le lance et que la douleur se propage jusqu’au bout de ses doigts comme un poison, il voit le contraste du bleu de ses veines sur le gris de sa peau. Elle lui a promis qu’il retrouverait sa carnation dorée un jour. Mais il se fiche de tout ça. De ses promesses. De revenir à la vie. Plus rien de tout ça ne lui importe. Il a mal, qu’est-ce qu’il a mal. C’est tout juste supportable. Il finit par esquisser un geste, puis un autre, s’approche d’elle. Retourne t’asseoir, elle dit. Tu as brisé ma confiance, elle dit. Il proteste. Pour la première fois, il proteste. Sa voix se brise dans sa gorge quand il lui dit qu’elle ne lui a pas laissé le choix. Qu’il souffrait et que… j’étais en train de devenir fou, tu comprends ? il dit. Je n’arrivais plus à penser correctement et j’avais trop mal, il dit. Elle relève les yeux, regarde droit devant elle. Ses mains s’arrêtent dans leur momentum et elle soupire. La douleur le déchire et le silence le laisse à l’agonie. Il se laisse tomber à genoux, et son front tape contre le bois du bureau. Les remords le rongent littéralement car sa peau recommence à le brûler comme avant. C’est terminé, n’est-ce pas ? Et tout est de sa faute.

Une main se glisse dans ses cheveux, brosse ses mèches vers l’arrière et Shizuma arrête de respirer. Je ferai plus attention quand tu me diras que tu as mal à l’avenir, elle dit. Mais toi, tu dois me promettre que tu n’iras plus jamais te fournir ailleurs, elle dit. Quand il se redresse, jette ses bras autour de sa taille toujours à genoux devant sa chaise, serre son corps contre le sien de peur que ce soit un rêve, il promet. Jure sur tous les noms, tous les Dieux, sa propre existence s’il le faut même. Il endurera si c’est tout ce que ça lui coûte de la garder près de lui.

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J’ai augmenté la dose mais ça ne sera pas pire que la dernière fois, elle dit. Ça te fait mal maintenant, mais c’est pour ton bien, elle dit. Aujourd’hui, elle ne lui a prescrit que trois potions. Si ça ne tenait qu’à lui, il lui dirait que ça ne suffit pas. Il a besoin d’un autre suppresseur de douleur, ça lui permettra d’encaisser autre chose. L’état de sa peau se détériore de jour en jour mais Vela est claire à ce sujet : elle ne fait pas de potions temporaires, seulement permanentes. Et le dernier œil fonctionnel de Shizuma ne parvient pas à voir à travers le filet de l’amour. Vela sait ce qu’elle fait. Ce ne sont pas ses potions qui le transforment de jour en jour. C’est son propre corps qui n’est pas assez résistant. Tu ne peux pas continuer à venir ici, tu sais, elle dit. Toi et moi, c’est fini, elle dit. Son doigt tapote nerveusement la fiole qu’il vient de vider. Son regard s’échappe, fuit, mais revient toujours à elle. Il essaye de mettre de l’ordre dans sa tête, mais… tout est flou. Certains souvenirs se mélangent, d’autres lui paraissent étranges et… il y a ceux qui disparaissent, aussi. Hier, le nom de son père lui a échappé. Il a beau chercher, au plus profond de lui-même, il ne lui revient pas. Jun, elle dit. Ton père s’appelle Jun, elle dit. Mais il est presque sûr que ce n’est pas vrai. Pourtant, il hoche la tête. Sourit, même. Il se fiche d’avoir l’air pathétique ; il ferait tout pour être à elle un peu plus. Cinq minutes, une heure, toute la vie. Il revient la queue entre les jambes, avec la laisse dans la gueule, et il attend qu’elle tire dessus sauf que le geste ne vient jamais. Parfois tu me manques, Shizuma, elle dit. Tu as de la chance que je sois patiente, elle dit. Elle l’a fichu dehors la semaine dernière. Il y a trois mois aussi. Et l’année dernière.

Pourtant, à peine prononce-t-elle ces mots que ses mains viennent envelopper les siennes, que son corps revient au sien comme par magnétisme pour chercher sa chaleur, essayer de lui soutirer même le plus infime des gestes tendres qui lui ont toujours été réservés.

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Il n’est toujours pas habitué à sa propre haleine et parler en est presque difficile tant cette dernière est putride. C’est comme si son corps tout entier était en train de pourrir de l’intérieur. Il a vomi plusieurs fois aujourd’hui et rien de ce que Vela lui donne ne réussit à l’apaiser. C’est un réflexe viscéral qui le prend chaque fois que sa langue caresse les parois de sa bouche et qu’il sent la texture nécrosée de ses muqueuses. C’était le prix à payer pour rester à ses côtés. Il ne regrette pas. Il encaisse. Elle lui a appris à la dure que les douleurs du cœur ne se traitent pas aussi bien que celles du corps. L’odeur, l’inconfort… ce n’est rien. Rien à côté de la façon dont il s’est senti déchiré quand elle lui a tourné le dos par le passé. Je serai plus résistant comme ça, il dit. Tu vas pouvoir me donner ce qui était un peu trop fort avant, il dit. Il en oublie qu’elle vient d’essuyer l’échec le plus cuisant de sa carrière de nécromancienne et qu’il contemple le gris terne de ses mains. Il sait ce que ça signifie pour elle, et son corps est attiré par le sien comme un aimant mais il se prive de ses envies. Il se sait répugnant, il voit la grimace s’esquisser sur son visage chaque fois qu’il s’approche. Shizuma n’a jamais été aussi bon que Vela avec les mots. Ce sont ses mains qui disent je t’aime pour lui mais aujourd’hui, elles sont liées et Shizuma est un zombie désormais. Vela est déjà pardonnée, elle le sait. Elle ne prend pas la peine de s’en assurer parce qu’elle le sait. Et c’est la première fois qu’il la voit ainsi : il y a un sourire amer comme gravé au coin de ses lèvres, son visage est strié par la frustration et il se sent terriblement impuissant. Cette fois-ci, il ne peut pas prendre le blâme pour elle. Sa potion pour lui rendre la vie n’a pas fonctionné, et il n’y pouvait rien.

Quand ses yeux se verrouillent aux siens, il ne sait plus les lire.

Quand elle penche légèrement la tête sur le côté, la tristesse voile son visage pendant une brève seconde, si imperceptible qu’il aurait pu la manquer s’il n’avait pas appris Vela sur le bout des doigts après dix ans passés à ses côtés.

Assieds-toi et écoute-moi, elle dit. J’ai quelque-chose à te dire, elle dit.

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C’est la première fois qu’il prend l’avion de sa vie. Il est terrifié, aimerait être partout sauf ici. Ses mains tremblent alors qu’il entend encore sa voix dans sa tête. Toujours dans la dramatisation elle aurait pu lui dire. C’est comme ça que tu me remercies d’être patiente avec toi ? elle aurait pu lui dire. Il secoue la tête, est à deux doigts de se jeter hors de cet avion de con pour aller ramper devant sa porte. On le regarde bizarrement parce qu’il est venu les mains dans les poches sans rien si ce n’est ses papiers. Un aller simple, il a dit. Pour Lisbonne, il a dit. Shizuma ne parle pas un mot de portugais mais il s’en fiche. Il a regardé une carte et il a calculé avec la largeur entre son pouce et son index laquelle était la plus loin de Tokyo. Il ne s’est pas laissé le temps de réfléchir, même pas une seconde. Je vais prendre l’air, il lui a dit. Faut que je m’en fume une, il lui a dit.

Il est parti sans ses clopes.

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Ah l’enfoiré il avait un as ! elle rit. C’est bon t’as gagné mais je joue plus avec toi, elle rit. Shizuma est content de sa main, content de son bluff. Il n’est pas très fort aux autres jeux parce qu’il n’écoute les règles qu’à moitié, mais la Sueca, c’est son truc à lui. Gina lui répète sans cesse qu’il serait monstrueux au Poker et Shizuma lui avoue qu’il y a déjà joué et qu’il déteste les jeux d’argent. Pas besoin d’argent pour jouer, elle rétorque, et puis les jetons tintent et les cartes glissent et il lui raconte. Elle hoche la tête, elle sourit, la conversation est un peu plus intime et triste qu’elle n’a commencé mais c’est la première fois depuis des années qu’il a le courage d’en parler, la première fois qu’elle l’écoute se confier. Il a pris une balle perdue dans un pachinko, c’est un peu ridicule et c’est terrible d’être mort comme ça, mais ils tombent tous les deux d’accord pour dire qu’il l’avait pas volée et qu’il méritait bien pire. T’as bien changé, elle lui confie. Je te préfère comme ça, elle lui confie. Il sourit, caresse le dos des cartes toutes neuves et les range dans leur paquet. Gina lui prête un élastique quand elle voit que le sien a éclaté et il ramasse les mèches qui retombent en-dessous de ses oreilles parce qu’il fait chaud ici, même à minuit.

Elle vibre quelque-part sous sa peau. Il ignore son appel, ignore le froid qui s’installe contre son dos, sous ses paumes chaque nuit qui passe. Je t’aime, il garde en lui. Je t’aime encore, Vela, il ignore.

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De Lisbonne à New York, en passant par Strasbourg, jusqu’à Sao Paulo, près de Kiev, Sarajevo, Rabat, ou Hong Kong, Shizuma cavale. Il reste rarement plus de trois ou quatre mois au même endroit. Il écoute, mais surtout, il apprend. Il s’explore lui-même, parle haut et fort, rit à gorge déployée s’il le faut. Chaque seconde de sa nouvelle vie est surjouée, exagérée et il pousse le moindre instant à son paroxysme comme s’il était affamé de sensations. Pour la première fois, il apprend ce que ça fait de vivre pleinement et ça ne lui vient jamais naturellement Il le sait, on le lui reproche mais il s’en fiche. Il a décidé que c’est comme ça qu’il ferait à partir de maintenant. C’est ridicule, il entend. Ils ne te voient pas comme moi je te vois, il entend, mais il s’en fiche. S’il doit parler plus fort pour faire taire sa voix, il le fera. S’il doit hurler par-dessus ses tentatives de le briser, ainsi soit-il.

Il ne ploiera plus jamais le genou. Il danse, chante, brise les tympans de ceux qui l’ont accompagné dans ce bar à karaoké et s’enivre de tout. L’odeur de clope, d’alcool, le rose de la brique et la lumière tamisée, les rires, les chants, les cris et les soupirs, le piquant du cactus, le soleil qui brûle son dos, la perruque sur sa tête, les larmes, le rouge à lèvres, les paumes qui l’applaudissent.

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Il inspecte la fiole d’un œil méfiant. Quatre ans sans toucher à la moindre potion, c’était assez pour accepter son apparence et son odeur, mais pas assez pour oublier les marques indélébiles sur son corps. Sa peau s’effrite de plus en plus. Les sensations nerveuses dans son bras gauche se font la malle, et c’est seulement quand ce dernier ne lui fait pas un mal de chien. Bon, vous la prenez ou vous allez dormir ici ? on lui dit. Vous voulez voir ma licence ? on lui dit. Il hésite dix minutes de plus et paye. Elle reste posée sur le lavabo et il la laisse ici plusieurs jours. Il a commencé à porter des gants parce que les gens en avaient marre de se retrouver avec des bouts de lui sur eux quand il les touchait. Parfois, c’est un peu trop sensible voire même douloureux. Il fait avec. Mais il en a marre de faire avec. Alors il considère la fiole pour la septième fois de la journée, s’assoit sur le rebord de la baignoire et prend de grandes bouffées d’air. Il a préparé le paquet de clopes sur le balcon. Il a une bassine de prête au cas où et des mouchoirs dispersés à travers tout l’appartement. Ce qui lui fait le plus peur, c’est la crise d’angoisse atroce qui va le prendre tout entier quand il aura enfin bu cette fichue potion. Est-ce que ça marchera, au moins ? Il repousse les images dans sa tête. Il essaye de lui attribuer du mérite. Elle m’a rendu mon visage, il se dit à lui-même. Elle ne pensait pas à mal, il se ment à lui-même. Et il vide la potion cul-sec, comme s’il avait huit ans et que c’était un médicament avec un mauvais goût.

Il passe sa nuit à pleurer, recroquevillé sur une serviette qu’il avait installé sur le carrelage en prévision. Le lendemain, il retrouve un peu moins de copeaux gris à l’intérieur des gants.

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T’es sûr que tu veux y retourner ? elle dit. Dix ans c’est pas beaucoup quand t’as l’éternité devant toi, elle dit. Il termine le trait d’eye-liner et jette un coup d’œil à son téléphone. De Gina, il ne voit que le front ou presque parce qu’elle est allongée dans son lit. Ça fait cinq heures qu’ils sont en appel. Il secoue la tête, un grand sourire aux lèvres et le regard fébrile. Je vois pas pourquoi je n’y retournerai pas, il dit. Tu sais quoi ? Tu devrais venir à Tokyo toi aussi, tu verras comment c’est trop bien, et puis il y a ce restaurant dont je t’avais parlé qui fait de très bons soba, épicés comme tu les aimes et puis après, je t’emmènerai au bowling, tu m’avais dit que tu aimais ça, le bowling, non ? elle ne l’arrête pas. Il a toujours eu un pied dans le déni, elle le sait. Elle ne peut rien pour lui à ce stade et elle n’insiste pas. Ce n’est pas à elle de le soigner, c’est à lui de guérir. Qu’il fasse comme bon lui semble tant qu’il est heureux, ça ne la regarde pas. Un jour peut-être, elle dit. Oh, c’est Taeko ce soir ? Prends des photos ! elle dit.

C’est son dernier show à Paris. Demain matin, il s’envole pour le Japon. Tokyo ne lui a pas manqué, comment pourrait-elle ? Ces souvenirs appartiennent au passé. Dans deux jours, il foulera son sol comme s’il ne savait strictement rien d’elle et qu’il la découvrait pour la première fois. Dans deux jours, un croque-mort viendra mettre en cercueil un récit que Shizuma ne veut plus jamais entendre, des mémoires qui ne sont plus les siennes parce qu’il l’a fermement décidé. Dans deux jours, Shizuma loupera l’enterrement et il s’en fiche.

Montre leur, Gina dit. Et il attend la suite.