Terri est morte avant de savoir qui elle était dans ce monde.
Son existence s'est résumée à un mot d'ordre : faire ce qu'on attend d'elle. On pourrait facilement blâmer ses parents pour cela, mais ils n'étaient pas horribles pour autant. Non, ils ont fait que souhaiter le meilleur pour leur fille aînée. Malheureusement pour Terri, papa et maman étaient du type anxieux et dramatiques. Un peu trop. S'ils avaient pu élever leur petite boucle d'or dans une bulle de verre, à l'abri de tous les dangers du monde extérieur, ils l'auraient fait. C'est une des premières choses qu'elle a apprises donc : avoir peur. Peur de l'inconnu. Peur des autres enfants potentiellement méchants. Peur surtout de ses enseignants, de leur colère, et de leurs punitions. Terriblement impressionnable, il aura suffi de voir ses collègues causer la fureur de leur responsable pour se jurer qu'elle ne sortira jamais du droit chemin, jamais elle ne causerait malheur pareil, jamais on ne la
détesterait comme ça.
Ce que petite Terri ne voyait pas, c'est la facilité de ces autres enfants à rebondir et à faire
encore des mauvais coups. Incompréhension totale. Comment peuvent-ils ? N'ont-ils pas peur eux aussi ?
Certainement, sa peur est plus profonde que cela. Mais Terri n'a jamais eu le loisir de s'interroger, ni de rencontrer une thérapeute. Elle sait seulement que son monde lui semblait fragile, tellement fragile quand un adulte se mettait en colère.
(Elle oublie les chicanes entre les parents, les menaces de divorce qui planent dans l'air sans jamais être exécutées. Elle oublie les pleurs de sa mère, épuisée à s'occuper de sa plus petite sœur, qui pleure plus, qui se fâche plus, qui en exige tellement plus. Elle oublie qu'elle est l'enfant prodige,
un vrai petit ange, tu t'élèves toute seule, heureusement que tu es là, je t'aime.)
Et elle grandit en faisant exactement ce qu'on attend d'elle, ou presque. Ses résultats scolaires pourraient être meilleur, mais tous.tes ses enseignant.e.s insistent : quel bonheur de l'avoir dans la classe ! Passer ses cours avec un B, ça ne fera pas d'elle une docteure, mais l'avenir ouvre grand ses bras. Elle brille à sa manière. Heureusement pour Terri, elle trouve une source de validation ailleurs : la danse. Parait-il qu'elle a un véritable talent, et elle ne se cache pas pour le montrer. Classes de ballet, puis ballet jazz, puis danse contemporaine, elle trouve dans les mouvements une manière de s'exprimer – c'est ce qu'elle dit, la réalité c'est qu'il s'agit surtout d'une manière de se faire
admirer. Ça la rend insupportable pour certaines de ses amies, mais elle est sweet quand elle veut, et elle est
vraiment douée, on va pas lui tourner dos. Même quand ses "critiques constructives" sont plutôt bitchy. C'est le monde de Terri, et on ne fait que vivre dans celui-ci. On est adolescentes et on ne connait pas mieux, Terri y compris.
Petite queen bee, elle jouit d'une certaine popularité qui décline soudainement à son arrivée au college. Inscrite comme undergraduate student en communication, elle perd pied avec la culture sur le campus. Les règles sont moins strictes, les professeurs, étonnamment, moins effrayants et moins coincés que ceux du elementary et high schools. Étrange. Maintenant, c'est elle qui a l'air d'une princesse à prendre avec des pincettes, on le lui a dit franchement, elle a un balais dans le cul, elle ne sait pas s'amuser, elle sait seulement lécher les bottes. Ça ne le fait pas. Elle qui vit sur la validation des autres, voilà qu'elle se retrouve au ban. Il faut changer, oser, se décoincer un peu, faire la fête quand on lui dit de faire la fête, flirter avec les garçons de l'équipe de football (mais elle ne couche pas, et elle les trouve trop gras pour ça), et ne pas avoir l'air horrifiée quand elle aperçoit une bouteille de bière dans les mains d'un étudiant.
Et ça marche. Elle fait exactement ce qu'on attend d'elle sur tous les plans et ça marche. Toutes celles et ceux qui comptent la connaissent et l'invitent à leurs fêtes. Elle continue à avoir des B, des B+ parfois, et elle danse, c'est sa passion, mais elle ne pourra pas en faire un vrai métier n'est-ce pas ? Ses parents seraient déçus. C'est pas grave, communication, c'est très bien, les réseaux sociaux, c'est hype, et elle met à jour ses story instagram quotidiennement pour prouver son sérieux.
Terri meurt en réalisant le rêve de plusieurs étudiants aux États-Unis. La légende urbaine raconte que se faire renverser par un autobus sur le campus signifierait une levée des frais de scolarité. Il suffirait d'être juste assez blessé. Sauf que l'accident est fatal pour Terri. Elle n'a jamais vu le véhicule. Toute heureuse d'avoir obtenu un B+ sur un examen qui l'a fait stresser à mort, elle a mis pied dans la rue, effectué une pirouette innocente, fermé les yeux. Et noir.
*
Et donc il parait qu'il n'y a pas de paradis, pas d'enfer, mais un
Tokyo de l'afterlife. Elle se demande si elle est pas au purgatoire. Mais non, on le lui répète, c'est pas ça. Elle a rien à prouver. Vraiment ?? Rien du tout non, elle n'a qu'à s'amuser. Et si elle s'amuse, elle ira au paradis c'est ça ? Non, non, c'est la fin, après, totalement la fin, la tombée en poussière… Comment ça la FIN ?! Ça peut pas se terminer comme ça non ça n'a aucun sens ! À quoi ça sert sinon ? Pourquoi pas tomber en poussière maintenant ? Et Dieu là-dedans ? Pas de Dieu. Ok, ok. Terri inspire. Expire. Inspire. Expire.
ALORS QUI A DÉCIDÉ DE SON SORT ? COMMENT A-T-ELLE ATTERRI ICI ? QU'EST-CE QU'ELLE A FAIT POUR MÉRITER ÇA HEIN ? QUI JUGE ? PARCE QU'IL DOIT BIEN Y AVOIR UNE JUGE ???
On gratte sa tête. On soupire. On prend son visage entre ses mains. On recommence du début ou on laisse tomber l'affaire. Terri est épuisante. Terri est confuse. Terri est perdue.
Terri ne sait pas qui elle est sans tout ce qui l'a définie si longtemps.