All eyes on ME! w. Mary Thompson

Okay, okay, okay… il a peut-être abusé sur la boisson ce soir. Mais il s’en fiche parce qu’il a fait des emplettes récemment et qu’il a décidé que c’était sa soirée. Pourquoi ? Parce que ce soir, c’est l’anniversaire de sa mort. La copine qui anime ce soir a même passé une annonce et Shizuma est venu armé de ses meilleurs atouts : une perruque Dalida pour se casser la voix (qu’il réutilisera probablement comme une nouvelle perruque pour Anzu, d’ailleurs) et un magnifique diadème tout rose supposé lui de la chance. Alors, okay, c’est censé durer trente minutes mais il vient tout juste de le mettre. Il croit. Ou alors c’était tout à l’heure ? Il s’en fiche.

Shizuma se fait applaudir, aimer, il s’éclate ce soir et c’est tout ce qui compte. Que ce soit une question de chance ou pas, il s’en fiche. Il enchaîne les passages du scène avec ses amies, au moins autant qu’il enchaîne les verres : c’est le cinquième. Des cocktails, rien qui ne puisse vraiment lui faire de mal, non ?

Le souci, c’est que ça fait un moment qu’il n’a pas bu comme ça. Quand il danse, qu’il chante et que la lumière l’éblouit, ça n’est pas un trop gros problème. Par contre… quand il vient s’asseoir au bar pour faire une pause. Tout se met à tourner.

Merci, merci ! crie-t-il dans le micro avant de descendre de la scène.

Et tout ça pour finir affalé sur le comptoir du bar. On vient parfois le voir pour lui souhaiter un triste anniversaire et il répond avec un bisou soufflé, sur la joue, un merci, des sourires et des selfies.

Alors quand quelqu’un s’approche pour lui parler de nouveau, et qu’il est un peu dans les vapes, il se tourne, sourit jusqu’aux oreilles et passe un bras autour de la jeune femme sans même remarquer de qui il s’agit.

On s’amuse ce soir, pas vrai ? C’est mon anniversaire de mort !

MARY ?!

Il a crié son prénom de la même façon qu’on le voit dans les films, comme s’il était marié avec elle depuis vingt ans et qu’elle rentrait plus tôt du travail pour le découvrir en train de coucher avec sa soeur. Dramatique au possible et d’ailleurs : il en lâche son verre qui s’explose sur le sol, ajoute au grabuge et heureusement que la musique est forte autour d’eux. Une partie d’eux avait toujours rêvé de lâcher son verre sur un fond de tragique.

Shizuma aurait, cependant, préféré ne pas être sujet à une telle discorde dans sa tête. Les gens les regardent. Ils vont se poser des questions. Ils vont lui poser des questions.

Les trois quarts des mots qu’elle lui crâche à la figure tombent dans l’oreille d’un sourd mais il s’en veut pour ça. Son cerveau baigne dans l’alcool. Ce n’est pas le moment d’avoir cette discussion. Ce soir, c’était censé être la fête et rien d’autre !

Il se lève, attrape les épaules de son amie pour essayer de la calmer, paniqué, désemparé parce qu’il est venu désarmé et que l’alcool le désarme encore plus qu’il l’est en temps normal.

Mary, Mary, s’il te plaît. Écoute-moi, je…

Une violente nausée le prend et il doit s’appuyer au bar pour la refouler. Vomir sur sa meilleure amie, ce serait vraiment la cerise sur le gâteau de merde.

J’suis… c’est plus compliqué que ça… il prend une grande inspiration, essaye de juguler le torrent d’émotions qui l’emporte. Il cherche ses mots pendant un long moment, mais l’alcool brouille tout ce qui peut bien essayer de se former dans sa tête alors il décide de faire tapis. Je suis pas Anzu, okay ? C’est pas moi. C’est la vérité…

Ça ne sonne pas comme il l’imaginait dans sa tête. Il râle audiblement, se frappe le front pour essayer de coordonner ses idées.

J’sais que ça fait aucun sens mais… okay. C’est moi et c’est pas moi en même temps. Je m’appelle pas Anzu, je suis pas… une chimère-zombie-oiseau ou je sais pas quoi, et–
– ANZU ! ANZU ! ANZU ! ANZU !

Voilà qui est encore plus crédible maintenant. Il a envie de partir en courant et d’aller hurler dans un coussin. Et de vomir aussi. Sauf que les gens s’écartent parce que c’est encore son tour sur la scène. Il regarde Mary. Il se dit qu’il est complètement fou.

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, dit-on. La situation sent déjà mauvais, alors qu’est-ce qu’une idée de merde de plus, au final ?

Il tire le bras de Mary jusqu’à ce qu’elles soient au milieu de tout le monde et l’emmène sur scène avec lui, en espérant qu’elle soit en état de choc et se laisse faire. Il attrape le micro qu’on lui tend et voit l’animatrice aller en chercher un deuxième pour Mary.

Ce soir, c’est spécial ! Il essaye d’articuler ses mots, histoire de ne pas avoir l’air plus arraché qu’il l’est. De toute façon, personne n’est vraiment sobre dans ce club qui empeste la picole. Ma meilleure amie a décidé de me faire une petite surprise et de me rejoindre ce soir. Et il se trouve que j’ai été très, très vilaine avec elle ces derniers temps. Alors si elle me crie dessus, soyez gentils et bouchez-vous les oreilles parce que ça ne vous regarde pas !!! Mais si elle le veut bien… j’aimerais qu’elle chante une chanson avec moi avant qu’on puisse parler du bon vieux temps et que je puisse m’excuser correctement.

Personne ne comprend rien. Mais c’est un coup de poker, et Shizuma a un sept et un cinq dépareillés.

Ils font tous les choqués, ici-bas dans la fosse, mais ils adorent le drama et là, Shizuma leur offre de l’or pur parce que c’est authentique et ça se sent. Parfois, il lui arrive de se dire qu’il devrait faire une émission de télé-réalité. Il serait excellent. Il le sait.

Et il l’avoue : il est tout agité quand Mary accepte de jouer le jeu et qu’elle attrape le micro. Shizuma fait un clin d’oeil à l’animatrice qui lui sourit en retour, quoi qu’un peu fâchée. Mais hey–elle ne peut pas lui en vouloir. Il fait le show. Tout le monde parlera de ça pendant des semaines ici.

Shizuma remet ses cheveux en place, sa petite couronne et prend une grande inspiration en se préparant à chanter. Et quand la première note avec la voix grésillante de Britney Spears résonne dans toute la pièce, Shizuma aimerait sérieusement disparaître. CETTE MUSIQUE LÀ ? DE TOUTES LES MUSIQUES QUI EXISTENT ?!

Il grimace, adresse un sourire à Mary et hausse les épaules. Le prompteur commence à afficher les paroles. En rouge pour Shizuma, en orange pour Mary.

Oops! I did it again!

Et honnêtement, même s’il sait que la suite ne sera pas plaisante… il s’en fiche. Il est content de revoir Mary. C’est peut-être la dernière fois qu’elle acceptera de lui adresser la parole. Elle se sentira sûrement trahie. Elle le rejettera et Shizuma ne peut pas lui en vouloir. C’est un triste coup du sort, c’est comme ça. Alors il donne tout : il s’amuse pour cette dernière chanson. Il danse, se déhanche, dévoile ses plus beaux vibratos et mîme même les paroles chaque fois que son corps bouge.

Quelles que soient les forces qui ont décidé de choisir cette chanson-là…

Oops! I did it again! I played with your heart! Got lost in the game…

Ce sont des forces bien farceuses.

Oops, you think I’m in loooooove! That I’m sent from aboooooove! I’M NOT THAT INNOCENT!

Quel enfer. Il prie parfois pour que ça s’arrête mais oublie bien vite son désarroi quand il voit le reste du bar qui chante avec eux, les accompagne, crie et saute. Ah, c’est pour ça qu’il est encore en vie. Enfin, façon de parler. D’ailleurs, quelqu’un leur lance un billet ! UN BILLET FUNÉRAIRE !! En a-t-il déjà vu un seulement ? Il profite du couplet de Mary et place sa main sur sa bouche, touché et choqué. Ni une ni deux, il ramasse le billet pour le fourrer dans son décolleté et envoie un baiser à la personne.

OH BABY! BABY!

Mary chante le dernier vers la musique s’arrête. Fiou.

Shizuma grimace quand le bruit parvient à ses oreilles. Il lance un regard désolé à l’animatrice qui promet qu’il remboursera les éventuels dégâts s’il y en a et que ce micro ne fonctionne plus. La salle se remet à chuchoter et Shizuma ne peut pas s’empêcher de sourire en se disant qu’il a vraiment bien fait son taff ce soir.

Exemplaire, il rend son micro et suit sa meilleure amie. Enfin, meilleure amie… plus pour très longtemps. Ce n’est pas bien de ghoster les gens, ce n’est pas bien de les ignorer tout court d’ailleurs et c’est égoïste, il le sait bien ! Mais il n’avait pas envie d’en arriver là. Il n’avait pas envie que ça se finisse, ou en tout cas, pas officiellement. Officieusement… c’est une autre histoire.

S’éloignant un peu plus qu’à l’accoutumée, il prend une petite table en retrait et s’assoit. La serveuse ne perd pas une seule seconde et s’approche presque aussitôt de leur table.

Tu as ramené quelqu’un pour te calmer sur la boisson, Anzu ?
– Certainement pas, répond-elle en riant un peu. Un blue lagoon et ce que madame voudra, sur mon ardoise ma puce.
– Avec plaisir.

Shizuma a choisi les banquettes les plus confortables parce qu’il sait qu’il va en avoir besoin, alors il se laisse aller et s’affale à moitié, croissant les pieds sur la table et tant pis si on voit sous sa jupe, ça ne sera pas le plus obscène qu’il ait fait en public. On entend toujours la musique, mais le son est un peu plus étouffé et les basses ne font plus que pulser dans les murs.

Je suis désolé, Mary. »

Il baisse les yeux, joue nerveusement avec la capsule rose bonbon sur son pouce.

Je rigolais pas, tout à l’heure. Anzu n’existe pas vraiment. C’est… juste moi avec une perruque sur la tête et qui fait du drag. Et… je… j’ai pas fait ça pour me foutre de ta gueule, okay ? À l’époque où on s’est rencontré, il s’est passé un truc bizarre. Les souvenirs sont très flous mais je me souviens m’être perdu dans des couloirs de l’agence et après, plus rien. Plus rien du tout. J’ai été… comme expulsé du siège conducteur dans ma propre tête. J’ai des bribes, parfois des souvenirs très clairs et parfois, d’énormes trous noirs. Je te jure que je mens pas !

C’est très décousu, mais il n’a pas le recul ni la sobriété nécessaires pour s’en rendre compte.

Ma théorie c’est que je me suis retrouvé à un endroit où j’aurais pas dû être et qu’on a… fait des tests sur moi et que je suis devenu fou pendant un moment. Ça fait… il compte sur ses doigts. Février… mars… avril… trois mois que je suis redevenu moi-même. Shizuma. Pas Anzu.

Okay, il s’attendait pas à ça. Genre, pas du tout. Mary n’est pas en colère, elle est… bizarre, ouais, c’est le mot. Elle a l’air perdue, surprise et autre chose, mais Shizuma n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Il panique un peu, beaucoup même parce que ce n’est pas ce à quoi il s’attendait. Quand il termine sa phrase, il retient son souffle en attente de sa réponse, comme s’il avait une épée de Damoclès qui lorgnait au-dessus de sa tête.

La craquelure dans sa voix fait rater un battement à son coeur et il tremble. Un tout petit peu. Il essaye de ne pas le montrer. Elle a l’air… elle a l’air de se sentir coupable ? Mais pourquoi ?

Il s’accroche à chacun de ses mots comme si sa vie en dépendait. L’alcool rend le tout un peu chelou et il peine à tout comprendre jusqu’à ce que ça monte au cerveau. C’est ça, le bruit strident dont il se souvient ? L’idée lui avait effleuré l’esprit mais il n’avait jamais réussi à se faire à l’idée, trop perchée et trop tirée par les cheveux pour lui.

Son regard reste bloqué sur son verre un long instant. Il ne sait pas quoi dire. Est-ce qu’il en veut à Mary ? Inévitablement, bien sûr que oui. Mais ce n’est pas de sa faute. Elle n’a jamais voulu lui faire de mal, elle a eu peur. C’est normal, d’avoir peur. Ça fait faire des choses idiotes, comme ne plus répondre aux messages d’une amie chère pendant plusieurs mois ou accepter de rentrer chez la première nécromancienne qui a l’air un peu sympa avec lui.

Il soupire, elle lui pose une question, il relève la tête.

Je… non ? Je ne crois pas ? Enfin…

Il se mordille la lèvre. Il y a bien une séquelle, mais est-ce que c’est vraiment une séquelle à proprement parler ?

C’était… des fois ça me manque d’être… une femme ?

Et puis, son réveil n’était franchement pas des plus plaisants, maintenant qu’il y pense. Elle avait le visage de la destruction et de la corruption. Lui préférait la vie simple qu’Anzu lui offrait, loin de ses souvenirs et de son identité. Finalement, il se dit qu’il a bien trouvé sa passion du drag.

Mais à part ça, rien d’autre, ajoute-t-il en remuant doucement la paille dans son verre. Je t’en veux pas. On a tous les deux eu peur, ce soir-là.

Voilà, voilà. Et maintenant que les vérités sont dites, c’est gênant. Genre, super gênant. Il déglutit difficilement sa gorge suivante et baisse de nouveau les yeux.

Je comprendrai si… si ça te met mal à l’aise. Le fait que je sois… ‘fin, tu sais.