Exister pour plaire, devenir un trophée que l'on brandit fièrement avant de remettre en vitrine et dont on s'occupe de temps à autre ; chaque jour de son existence le doux canari se languissait dans sa cage, admirant les vastes cieux au-delà des barreaux. Longtemps entraînée à plaire et destinée à charmer, Lizzie s'est vite lassée de cette vie dont elle n'attendait plus qu'une chose : l'arrivée du prince charmant, ou une fin digne d'une héroïne tragique ; peu importait tant que cela la sauvait d'un ennui mortel et d'une existence dénuée de sens. Afin de comprendre le processus l'ayant conduite à espérer un tel échappatoire, il est essentiel de revenir à ses origines.
Un beau matin de février d'entre-deux-guerres cet adorable poupon a poussé ses premiers cris en Caroline du Sud, au plus grand bonheur de ses parents : qui eut cru cependant que leur "amour" deviendrait vite étouffant. Ils avaient tant d'attentes, auxquelles elle ne manquait pas d’essayer de répondre pour leur faire plaisir - il s'agissait très certainement le fruit des projections de leurs propres rêves anéantis et échecs. Lorsqu'elle fut poussée à ses sept ans à commencer le chant et le violon elle se soumit à leur volonté et elle s'y cantonna, sans jamais cesser d'espérer que peut-être que leur fierté lui vaudrait finalement un regard aimant.
Papa, est-ce que je peux aller jouer avec eux ?
Lizzie, as-tu une idée de l’image que ça donnerait de notre famille ?
Maman regarde, je t'ai fait ce dessin !
Lizzie, concentre-toi plutôt sur tes vocalises.
Regardez-la; n'est-elle pas parfaite ? Tout ce qu'elle souhaitait, c'était leur amour...
Mais leur amour de la perfection est devenu son poison.C'était une enfant douce, polie et silencieuse, une voix mélodieuse et un talent inné pour le violon : que rêver de mieux ? Elle était leur petit trophée, le tableau parfait destiné à pâlir d'envie les autres parents; mais à quel prix ? Enchaînée par leurs souhaits, lassée de courir après une affection qui n'était portée qu'à sa perfection, elle a commencé à se contenter d'exister. Comme dans les contes de fée, elle voulait être sauvée et trouver sa "happy end" : alors elle a attendu dans sa prison familiale qu’on vienne la libérer. Chaque jour elle se berçait dans une illusion de proches aimants, afin de se donner l’impression de vivre une existence de rêve qui serait enviée de tous – mais tout mensonge a ses limites et elle s’en est vite aperçue. Sa jeunesse et son innocence auront été le bandeau sur ses yeux, la protégeant de la dure réalité de la guerre - bien qu'avant décembre 1941, le climat pesant des combats dans le monde n'affectait en rien le quotidien des États-Unis, qui se tenaient à l'écart avec un statut de neutralité. Sa vie n’en fut que très peu affectée finalement, mais certainement aurait-ce été différent eut-elle été plus âgée pour comprendre le climat d’horreur instauré de l’autre côté de l’océan.
Regardez-moi, aimez-moi...En grandissant le trou béant dans son cœur ne faisait que s'agrandir mais elle jouait son rôle d'impeccable marionnette à la perfection malgré tout, laissant le contrôle de ses fils invisibles au bout des doigts de sa chère et tendre mère. Élève modèle, toujours attentive et attentionnée envers autrui et souriante - tel était le mensonge à travers lequel elle se dressait chaque jour de son ennuyeuse existence. Elle voulait quelque chose de stimulant, quelque chose d'intéressant afin de combler l'abysse dans sa poitrine. Cette absence d'émotions et de chaleur, elle a fini par en trouver le pansement. Une déclaration timide et hésitante, une lueur au bout du tunnel, une couleur dans son monde grisâtre : il lui avait été offert un cœur battant de tendres intentions.
L'adolescence est une période bien mouvementée de la vie de beaucoup d'êtres humains, et Lizzie n'en fut pas exemptée. Une si charmante demoiselle ne pouvait qu'attirer l'attention et elle en était consciente - bien qu'étrangère au concept d'amour elle entama en juin 1948 une relation avec l'ami de l'un de ses camarades de classe, un jeune homme plus âgé de deux ans du nom de Julius Kramer. Pour ses parents il était le futur gendre parfait : un enfant d'une famille aisée, poli, bien éduqué et physiquement plaisant - quoi de mieux qu'un prince pour leur splendide princesse trophée après tout ? Au départ, elle n'était pas mécontente de cette relation, bien au contraire : elle avait l'impression d'être enfin appréciée à sa juste valeur, pour elle et non pour la personne qu'elle prétendait être aux yeux du monde. Il lui fallut un an pour se rendre compte qu'elle se leurrait complètement, et dès cet instant la beauté qu'elle voyait en cette relation se changea en une monotonie écœurante.
Puis vint l'acte final, l'ouverture de la boîte où elle était confinée.Alors que l'épée de Damoclès pendait au-dessus de sa tête Lizzie ne soupçonnait rien, se contentant de poursuivre sa voie déjà toute tracée. Il avait été décidé qu'après le lycée elle irait à l'université, qu'elle deviendrait médecin et épouserait Julius. Alors qu'elle avait pourtant tout accepté jusqu'ici, quelque chose la dérangeait, mais elle ne savait pas quoi. Peut-être avait-elle enfin atteint sa limite, peut-être qu'elle souhaitait couper les liens qui l'emprisonnaient : peu importe sa raison elle n'arrivera finalement jamais à terme de sa jeunesse. Le soir du 12 août 1951 le jeune couple s'était retrouvé à l'appartement de Julius afin de profiter d'une nuit de plaisirs charnels insipides, s'ensuivant une longue discussion qui finit par vite tourner au vinaigre.
« T'es vraiment impossible à lire Lizzie... ça ne te fait rien ? Vraiment ? Je t'avoue que j'en ai assez qu'on me compare à toi, et c'est comme ça que tu réagis ? »
«
J'ai du mal à voir en quoi c'est un mal. »
« Tu étais censée améliorer mon image, pas me faire passer pour un abruti fini ! »
«
Je peux faire plein de choses mais pas l'impossible. »
La rage était évidente sur le visage de Julius : contrairement à lui Lizzie était parfaitement calme. Cet air détaché qu'elle arborait l'avait toujours agacé mais cette fois c'était différent : il n'en pouvait plus et ne voulait qu'une chose, effacer ce regard presque condescendant. Il en avait assez qu'elle l'observe de haut depuis son piédestal, qu'elle le fasse se sentir inférieur même si jusqu'ici elle n'y était pour rien - il ne pouvait pas la laisser l'insulter de la sorte. Le ton monta très vite, et pour la première fois de sa vie la jeune femme perdit patience. Certains diront qu'il s'agissait là du résultat d'années à tout encaisser, d'autres que cela venait du sentiment de trahison envers le seul qu'elle ait jamais pensé sincère, mais cela n'excuserait jamais la cruauté derrière les mots employés cette nuit-là. Des paroles perfides dignes d'une vipère, réduisant son amant au statut de sangsue dénuée d'intérêt et sans talent qu'il était jusqu'au moment où il craqua.
Il voulait la faire taire. Ces viles pensées qui s'échappaient de ses lèvres rosées le rendaient fou, et avant même qu'il ne s'en rende compte il s'était emparé d'une lampe et l'écrasa une première fois sur son visage, puis une deuxième. D'abord sonnée par les coups elle tenta tant bien que mal de protéger son joli minois désormais endommagé mais en vain : les commotions se succédèrent, transformant progressivement son élégante enveloppe en un tas de chair meurtri et ensanglanté. Bien que l'enchaînement de violence ne dura que deux minutes elle eut l'impression de le subir des heures durant, sa vision obstruée par l'hémoglobine noyant son œil. Elle finit par ne plus rien sentir, incapable de parler ou de faire le moindre bruit avec sa mâchoire complètement disloquée. Alors que son souffle s'estompait progressivement et qu'un voile sombre s'étendait sur ses yeux elle put entrevoir brièvement la véritable expression de Julius, celle cachée sous ce masque qu'elle s'était lassée d'observer tout ce temps : une mixture de haine, de jalousie et d'effroi.
Aaahh...
Je te vois enfin sous ta plus belle forme.Le rideau carmin s’est abaissé, marquant la fin de cette pièce interminable. Douce délivrance...La souffrance se tut et la petite poupée de nouveau ouvrit les yeux, le rideau de cils dévoilant un environnement qu’elle ne connaissait pas. Analysant bras et jambes elle fut surprise de constater qu’elle ne présentait aucune blessure - pourtant elle se souvenait ; ou avait-elle rêvé de sa propre mort ? Son regard se balada alors à travers la pièce dans laquelle elle se trouvait assise : tout comme elle, nombreux étaient ceux qui avaient l’air confus mais restaient malgré tout au fond de leur siège, comme si c’était finalement la chose la plus naturelle à faire… alors elle attendit patiemment son tour ; mais son tour pour quoi exactement, ça elle ne le savait pas. Les heures s'écoulaient, les fantômes affluaient jusqu'à ce que l'on vienne finalement la chercher. Désormais installée face à un écran, les images qu’elle avait fini par considérer comme erronées défilèrent sous ses yeux attentifs.
Contre toute attente, elle a souri.Alors elle était réellement morte. Son attention était rivée sur les illustrations violentes de son meurtre, pas une seule seconde n’a-t-elle détourné le regard : dans le fond, elle était ravie de savoir que ce n'était pas un rêve, et qu'elle était enfin libre. On lui dit qu'elle avait droit à une seconde chance afin de profiter davantage de la vie - ce qui était en soi un peu ironique compte tenu du fait qu'elle avait d'ores et déjà passé l'arme à gauche. Elle comptait bien saisir cette opportunité cependant, et ne se fit pas prier : plus jamais elle ne porterait de masque pour qui que ce soit, elle était désormais libre.
J'ai bien trop longtemps joué le rôle que vous attendiez de moi, désormais je ne penserai qu'à moi et moi seule. La première étape de sa nouvelle vie fut de s'intéresser à l'apprentissage du japonais. Pourquoi ? Pourquoi pas ; elle vivait dans le Tokyo des morts après tout. Elle a de ce fait passé plusieurs années en tant qu'élève assidue aux Catacombes, davantage pour l'aspect pratique que par envie cependant. Durant cette même période la demoiselle a fait connaissance avec un jeune nécromancien, avec qui elle a entrepris une relation superficielle basée sur le simple réconfort physique. Ils se voyaient seulement lorsque l'un avait besoin de l'autre, un pur et honnête désir de la chair sans la moindre mascarade : exactement ce dont elle avait toujours rêvé. Pourquoi se cacher derrière la prétention quand on peut tout simplement ouvertement profiter des plaisirs offerts par cette seconde vie ?
Leur attache était aussi fébrile que l'intérêt de Lizzie, et s'ils se voyaient régulièrement en s'aimant passionnément à la nuit tombée elle savait pertinemment qu'il n'y avait là aucune profondeur réelle ; ce n'était pas de l'amour, mais de la pure attraction physique pour combler un manque émotionnel. Cela perdura pendant cinq ans, avant qu'elle ne mette un terme à leur histoire au premier signe d'attachement de la part de son partenaire. Elle n'avait aucune volonté d'avoir une relation sérieuse, alors autant rompre ce lien avant que cela ne tourne au désastre pour les deux partis. Ils reprirent tous deux leur vie chacun de leur côté et même s'il arrivait parfois qu'il lui manque, cela n'empêcha pas Lizzie d'aller voir ailleurs et de multiplier ses expériences avec divers partenaires : homme ou femme, zombie ou lémure, toute personne piquant son intérêt était susceptible de finir entre ses griffes le temps d'un soir.
Ce n'est qu'en 1975 qu'elle reverra son cher nécromancien par pur hasard au comptoir d'un bar. Ils échangèrent au départ quelques formalités avant de s'étaler sur leurs vies respectives autour d'un verre ou deux. Enfin, ils se retrouvèrent une certaine passion et partagèrent une nouvelle nuit à son appartement. De tous les partenaires qu'elle avait pu avoir jusqu'ici il était le seul avec qui elle se sentait presque complète ; peut-être était-ce le sentiment le plus proche de l'amour qu'elle avait pu ressentir jusqu'ici.
«
Tiens ? C'est nouveau ça... »
Désormais vêtue du t-shirt qu'elle avait gentiment emprunté à son amant, Lizzie traîna ses pieds sur le plancher de la chambre avant de se stopper face à une plante. Il n'avait jamais été le genre à perdre son temps avec un tel hobby, alors cela la rendit quelque peu curieuse. Elle en observa attentivement les feuilles, perplexe.
« J'ai commencé après qu'on ait arrêté de se voir. Tu devrais essayer, c'est plutôt gratifiant. »
«
Hmmm... »
Bien que dubitatrice elle se retrouva le lendemain propriétaire d'un végétal demandant beaucoup d'attention, qu'il lui avait gentiment offert. Au départ ça l'embêtait un peu, mais progressivement elle commença à en apprécier la présence sur son bureau. Il ne lui fallut que peu de temps avant que sa petite protégée ne se retrouve entourée de nouvelles congénères aux soins des délicates mains de Lizzie. Un an plus tard elle devenait fleuriste, un métier qu'elle exerce encore à ce jour par pure passion. Pour la première fois elle avait trouvé quelque chose d'autre que le violon, quelque chose qui la passionnait et qu'elle chérissait véritablement, tout ça grâce à
lui.
Malheureusement pour elle il décida en 1995 de partir vivre à l'étranger et même s'ils gardèrent contact au départ ils se perdirent éventuellement de vue. Depuis ce jour elle multiplia les débauches d'un soir pour combler ce vide dont elle n'était pas consciente et elle continua sa vie comme si de rien n'était, se disant que peut-être finalement ils n'étaient pas destinés à rester ensemble et que c'était mieux ainsi. Sa vie n'évolua que très peu après cela pendant quelques années, se créant une routine avec laquelle elle était à l'aise : elle jouait du violon, s'occupait de ses plantes, travaillait et sortait de temps à autre afin de profiter des plaisirs charnels de la vie.
Ses habitudes furent cependant un peu perturbées une nuit d'été de 2005. Accompagnée d'une charmante conquête d'un soir à la douce chevelure et à la peau de soie, Lizzie profitait du calme après l'ouragan en bordant sa partenaire. Ce geste pourtant anodin et habituel venant d'elle fut l'élément déclencheur d'horribles événements à suivre. Alors qu'elle caressait la crinière de la demoiselle endormie à ses côtés elle fut prise de court lorsque son environnement changea abruptement, comme projetée dans une autre réalité. Elle regarda autour d'elle avec confusion : rien ne faisait sens ici, elle n'avait jamais vu de tels décors et surtout... jamais elle n'avait pu d'arbres pousser depuis le plafond. Chaque fois qu'elle se voyait questionner quelque chose dans le rêve ou qu'elle évoquait un événement pouvant se produire, tout semblait se dérouler comme elle le souhaitait - à tel point qu'elle se demandait si elle s'était assoupie sans s'en rendre compte. Après un long moment d'interrogations elle finit par revenir à la réalité, et compte tenu de la migraine qu'elle avait elle ne se posa pas plus de questions et se laissa aller au sommeil.
À son réveil sa partenaire était fraîche comme jamais, comme si elle venait d'avoir le meilleur repos de sa vie ; Lizzie au contraire avait passé la pire nuit de son existence, bombardée de cauchemars. Attribuant cela à une simple coïncidence elle continua ses nuits occasionnelles de débauche pendant un mois avant de s'apercevoir de la récurrence ennuyeuse de ces événements. Après mûre analyse de la situation sans pour autant comprendre l'entièreté du problème la petite blonde décida de laisser ses charmes de côté et de réduire son nombre de conquêtes le temps que tout s'éclaircisse : et lorsque l'illumination vint enfin en se remémorant quelques mots de son amant nécromancien du passé elle fut quelque peu agacée, voyant ce nouveau pouvoir davantage comme une gêne pour elle plus qu'un atout.
Pourtant cela provoqua un certain changement dans sa vie - elle dormait moins à droite et à gauche, se contentait d'un simple échange charnel avant de déguerpir et le plus important de tous : elle décida de passer sa licence de nécromancien aux Catacombes sur un pur coup de tête. Un an d'études c'était peu après tout, et elle avait tout le temps du monde devant elle. Après obtention de son autorisation officielle de vente elle se plongea corps et âme dans la concoction de potions, poursuivant son métier de fleuriste en parallèle. Elle se concentra avant tout sur les potions liées à l'apparence, certainement en témoignage de sa vanité, puis sur l'invention d'un nouveau philtre d'amour, en quête de sensations intenses. Bien que restant une nécromancienne un peu niche elle sut se faire une clientèle assez fidèle, et ce malgré son obsession questionnable pour les zombies et leur désir de beauté.
Son intérêt le plus récent ? L'apprentissage du Français et de l'Italien ; ça lui est venu comme ça... et qui sait combien de temps cela durera. Aujourd'hui elle est en quête de nouvelles aventures, de passions variées et qui, elle l'espère, dureront plus de 24 heures avant que l'ennui ne s'empare à nouveau d'elle. Cette nouvelle vie que la mort lui a offerte, elle la dévore à pleines dents et ce depuis 1951.
[Note : Lizzie n'est pas au courant que Louis Wilson a été accusé à tort de son meurtre et comme l'histoire est écrite de son point de vue je le rajoute ici parce que c'est quand même important.
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