[TW : Guerre, racisme, discrimination et ségrégation, meurtre]
[NB : Bibliographie à la fin]Louis a cinquante-cinq ans.
Il se trouve au mauvais endroit, au mauvais moment. C’est toujours un coup au moral, que de se voir accuser d’un meurtre, qu’on l’ait commis ou non, d’autant lorsque l’on a milité une bonne partie de sa vie pour que ce genre de bavure n’existe plus.
Louis est un pacifiste depuis longtemps - il a fait la guerre, la Grande Guerre, voyez-vous ; et ça l’a marqué tant physiquement que mentalement. Il a une jambe en moins, pas littéralement mais elle ne fonctionne plus : une balle à la Cote 188, un mois et demi avant la fin de la guerre. Et des cauchemars, ah ça oui, et ça le réveille encore la nuit. Il n’a vécu que quelques batailles, pas bien longtemps, mais ça a suffi. Alors il n’ose même pas imaginer quatre ans dans cet Enfer, pas étonnant que les soldats français essayaient de se mettre des coups de fusil dans la paume de leurs mains. Avant la Cote 188, il a été brancardier, alors des estropiés, il en a vu des peltés. Des gars comme lui, des gars perdus au milieu des
no man’s lands, il leur manquait des membres ou un visage entier, ils étaient morts et parfois pas totalement mais après ça, c’était tout comme.
Et il y avait d’autres soldats comme lui, engagés avec la naïveté que cette guerre pourrait changer leur statut - ils sont Noirs alors pensez-vous, aux États-Unis c’était pire que tout. Enfin non, il y avait pire : tu pouvais être Noir et gay, alors là c’était le jackpot. Pas de bol. Mais force est de constater que la guerre, aussi horrible soit-elle, n’a pas changé grand-chose. Louis, il faisait comme pour les autres : il les ramassait, séparait parfois difficilement les morts des vivants, et les amenait dans des camions pour les transporter à l’hôpital de l’arrière. Et ils étaient séparés des autres soldats, toujours. Comme quoi, les Noirs ont toujours été mis à l’écart, même quand il s’agit de crever. Ça aussi, ça l’a marqué. Depuis, il s’est juré, plus jamais de violence, il en a bien assez bouffé.
Louis, il aimerait croire qu’il a eu une vie facile, mais pas tant en vérité. Il avait un boulot, c’était déjà pas mal. Il en a eu plusieurs en vérité, il les a un peu enchaînés, surtout après la crise de 1929. Il avait un diplôme, fierté de sa famille : le diplôme de fin d'étude secondaire, il a été le premier de sa fratrie à finir le lycée. De toute façon, la faculté il ne pouvait même pas espérer - la plupart n’étaient pas ouvertes aux “gens de couleur” et puis il n’avait pas l’argent. C’était juste avant l’entrée en guerre en 1917, alors il n’a pas vraiment eu le temps d’en profiter, de ce diplôme. Mais pour sa famille, ça faisait distingué. Comprenez donc, Louis est petit-fils d’esclaves, alors des diplômes, autant dire que ses grands-parents n’en ont pas beaucoup vu dans leur vie.
Après la guerre et la démobilisation en février 1919, Louis a dû retourner à la vie civile, et il a choppé un emploi. Ce n’est pas simple, de reprendre une vie normale et de faire comme si rien ne s’était passé, vous savez ? La guerre, ça laisse des marques, et lui a encore eu de la chance avec juste sa jambe. Certains de ses camarades ont préféré sauter par la fenêtre du troisième étage après être rentrés. Les anciens soldats, c’était loin d’être des héros en vérité. Ça n’avait rien changé, juste que les gens avaient une raison supplémentaire de les regarder de travers. Ah, ils ont eu des médailles en France pourtant. Mais rien de plus, et une médaille, ça n’est pas bien joli quand il vous manque une jambe, en tout cas ça n’aide pas à retrouver un travail.
Comme il a toujours été doué avec les chiffres, Louis est devenu comptable dans une petite banque réservée à une clientèle noire, banque créée par un nouveau bourgeois afro-américain comme on pouvait en voir fleurir durant cette période de ségrégation. Comme un peu partout, tout était séparé et Louis n’a connu que ça. L’école, l’hôpital, les restaurants et même les cimetières. Dans tous les cas, son travail à la banque en 1920 a permis de ramener un peu de sous dans la famille. Il n’est pas issu d’une famille pauvre, loin de là, mais ça mettait du beurre dans les épinards et c’était déjà pas mal. Il avait un grand-frère et une grande-sœur, sa mère faisait les ménages, son père était ouvrier agricole. Alors ce n’était pas le grand luxe dans son enfance, mais on arrivait à manger le soir. Le fait que Louis soit embauché dans une banque a beaucoup aidé à faire vivre tout ce petit monde, surtout quand sa sœur aînée a eu ses jumelles.
Il a tenu la barre jusqu’en 1929 donc, l’année de la crise. Louis a toujours suivi de loin ces histoires de cours boursiers, après tout il est plus ou moins du métier et puis son boss y tenait, bizarrement. Mais le fait est que ça n’en reste pas moins surprenant : le jeudi 24 octobre, c’est la panique ; le mardi 29, la banque où Louis travaille fait brusquement faillite, parmi l’une des premières du pays. Le mercredi 30, Louis se retrouve soudainement au chômage, sans revenu, sans économies, sans rien - et toujours avec une grande partie de sa famille à nourrir. Son frère et sa sœur finissent dans la même situation quelques semaines plus tard, lorsque la crise finit par atteindre toutes les stases de la société. C’est la galère partout, tout le monde a peur de finir à la rue si on ne parvient plus à payer le loyer. Alors Louis, il commence à enchaîner les boulots. Balayeur qu’il fera, mais essayez voir avec une jambe en semi-fonctionnement, ce n'est pas facile - ça ne durera pas très longtemps. Concierge d’un petit immeuble également, mais on dira finalement que l’on n’a plus besoin de lui au bout de quelques mois. Il aurait bien aimé être embauché à l’usine, mais pensez-donc, quand plus rien n’est produit, et puis il y a toujours le problème de sa jambe.
Ça reste comme ça jusqu’en 34 environ, là on commence à voir le bout du tunnel. Évidemment, la banque où bossait Louis est définitivement fermée, et plus jamais elle ne renaîtra : le pauvre propriétaire, Louis n’a plus de nouvelle, mais il a probablement sombré avec son affaire. Et retrouver du travail dans une société bancaire ? Hors-de-question, êtes-vous fou, on n’oublie pas si facilement une telle crise et ses conséquences. Et Louis qui a enchaîné les emplois sous-qualifiés depuis près de cinq années, il aimerait trouver quelque chose qui lui donne tout de même reconnaissance, n’est-ce pas ? Mais avec juste son diplôme du lycée, il ne peut pas espérer aller bien loin, de toute façon.
Pendant le temps de la crise, Louis a commencé à errer dans des groupes de paroles pour les Noirs Américains - au début, c’est juste pour trouver de l’aide, leur communauté a toujours été plus fortement touchée par les crises financières il est vrai. Mais rapidement Louis s’y fait des amis, on parle de leur situation, du racisme, des pistes pour se faire entendre. Et pas de violence, ah ça non, Louis y est fermement opposé. La Guerre vous savez, il rapporte tout à la guerre mais il faut bien faire avec. Mais les autres, ils n’ont pas connu, ils sont soit trop jeunes, soit ils n’ont pas été volontaires ou envoyés en Europe - après tout, ils n’ont pas été beaucoup d’Afro-Américains à la faire, cette guerre. Ce groupe de paroles finit par devenir un groupe contestataire, on fait des réunions et on écrit des essais pour les plus littéraires d’entre eux. Louis, il a décidé qu’il voulait enseigner - ah ça, c’est un métier plein de reconnaissance, n’est-ce pas ? Mais son diplôme ne suffit pas, il faut au moins un bachelor pour espérer entrer dans un lycée en tant qu’enseignant. Et puis Louis, en 1934 il a presque quarante ans - trente-huit ans pour être précis - a-t-on déjà vu quelqu’un reprendre les études à cet âge-là ?
C’est ce qu’il finit par faire pourtant, grâce à l’argent de quelques-uns de ses amis plus fortunés qu’il ne sera jamais. Il rentre à l'Institut Hampton, en Virginie, et en sort quatre ans plus tard avec en poche un bachelor en mathématiques appliquées. Louis a quarante-deux ans. Durant ces quelques quatre années d’études, il participe à de nombreux groupes de parole, manifestations et autres actes de désobéissance civile en faveur des droits civiques. Ah ça oui, Louis et ses camarades, pour la plupart tous bien plus jeunes que lui, auront été détestés en Virginie, à attendre qu’on les serve dans les bars et les cafés, à faire la queue au milieu d’autres clients blancs. Ils ont beaucoup parlé, d’art, de philosophie, de sciences et d’histoire. Tous n’ont qu’une idée en tête, et elle prend différentes formes pour toujours la même finalité : se mettre au service de la communauté noire américaine, dans l’espoir peut-être vain de la sortir des affres de la Ségrégation.
Pour Louis, il revient en Caroline du Sud, et parvient à se faire embaucher dans un lycée de sa ville, celui-là même où il a étudié étant plus jeune. C’est loin d’être le meilleur lycée de l'État, évidemment ils ont moins de subventions, moins de moyens, des locaux déplorables mais qu’est-ce que le gouvernement en a à faire ? Des Noirs éduqués, ça leur fait peur alors c’est bien ce vers quoi Louis tend. Il destine ses élèves à la science, il est exigeant, intransigeant même - on ne plaisante pas avec le professeur Wilson, qu’on souffle dans les couloirs mais qu’importe. Qu’importe car Louis se fait déjà vieux et il a réussi à gâcher sa vie, alors c’est maintenant qu’il espère se rattraper à une cause qui désormais le dépasse par son ampleur.
En 39, la guerre éclate de nouveau en Europe, et les États-Unis y prendront part dès 1940. C’est à cette occasion qu’on sort définitivement de la crise de 29, après tout, les guerres, il y en a toujours pour s’en mettre plein les poches à cette occasion. Cette fois, Louis le regarde de loin, la guerre ça a fini par le dégoûter et il n’est pas assez fou pour réessayer. Et puis, sa jambe, vous savez… C’est bizarre de voir néanmoins, l’autre côté du pays - quand il était au front en 1918, il s’est souvent demandé Louis, comment c’était au pays. Eh bien c’est étrange de voir que c’est presque normal au final. Le pays n’est pas touché après tout, la guerre, elle est en Europe. Il y a quelques affiches de propagande, on se met à haïr les Rouges et les Jap’, on craint l’espionnage des Nazis, et après en 1946 on craindra d'espionnage des Russes. Comme quoi, même au fil de l’Histoire, on essaye toujours de se trouver des ennemis.
Finalement, on revient au début. Nous sommes en 1951, Louis a cinquante-cinq ans. Il se trouve au mauvais endroit, au mauvais moment. On l’accuse du meurtre de Lizzie Hamilton, une jeune femme blanche d’à peine dix-huit ans. C’était une gamine charmante, discrète, qui n’avait rien demandé à personne pour finir comme ça. Elle a juste fini dans le collimateur d’un taré sans que l’on sache pour quelle raison, mais à partir de là, son destin était tracé. Elle a été retrouvée dans un quartier noir, alors vous pensez bien, le scandale. On veut un coupable, rapidement et pour l’exemple surtout. Louis a suivi l’affaire, ce n’était pas très loin de chez-lui, il a été interrogé, ah oui -
et vous n’avez rien remarqué d’étrange avant-hier soir dans la rue ? Louis, on le voit comme un vieux garçon, il n’a pas de femme, pas d’enfant, alors ça semble toujours un peu étrange à cette époque. Il est enseignant au lycée, apparemment “radicalisé” dans la lutte pour les droits des Afro-Américains. Il a fait la Grande Guerre, il a une jambe en vrac et il marche avec une canne. La canne, elle est bien pratique : la gamine a été tuée, battue à mort par un objet contondant. Et ça s’affole au-dehors, alors il faut que la police accélère. On vient l’interroger de nouveau, cette fois c’est plus pressant, plus musclé. Louis est le coupable idéal, parce qu’en plus de calmer les foules, on le cloue au pilori : un radical noir, ça en calmera quelques autres probablement, dans cette période où enflent de plus en plus de mouvements pour les droits sociaux. Louis voit la corde se rapprocher de son cou, et il n’a pas vraiment de faux-espoirs - à l’époque, c’est la chaise électrique en Caroline du Sud, et on sera bien heureux de l’y envoyer en vitesse.
Pourtant, malgré l’évidence qui peu à peu se rapproche, Louis ne fuit pas. Ah ça non, pas question, ce serait définitivement le condamner même pour la postérité. Il se dit qu’il affrontera la justice avec tout le courage dont il est capable de fournir, et tant pis pour la suite. On l'exécutera, c’est plus que probable, et alors ? Dans le fond, ça terrifie, Louis n’a pas envie de finir sa vie ainsi - chaque coup à la porte lui fait craindre un nouvel interrogatoire, une nouvelle descente de la police ; on lui confisque sa canne, c’est pour analyses qu’on lui dit ; il ne dort plus des nuits, s’attend sans cesse à finir arrêté. Franchement, quand on sait qu’on va crever, on pourrait penser que l’on s’y fait, mais pas tellement en vérité. Louis en rêve même la journée, il a les mains qui tremblent. Il le sait par avance : il ne sera ni le premier, ni le dernier ; et il n’y aura probablement aucun recours qu’importe l’espoir que l’on y met.
Une nouvelle fois, on frappe à la porte. C’est une femme, elle est grande, bien habillée, elle semble sortir d’un autre siècle. Elle peut aider, dit-elle ; Louis n’y croit pas, il ne croit pas à grand-chose et surtout pas à une phrase aussi absurde. Pourtant elle insiste - si si croyez-moi donc, vous avez raison, vous n’aurez que peu de chance de vous en sortir par la voie d’un procès équitable. Qu’est-ce que vous y perdrez, n’est-ce pas ? Elle sort ses crocs, Louis ne la voit pas venir. Cette femme, dont Louis oubliera le nom et l’allure, sera à la fois traîtresse, meurtrière et sauveuse - relation compliquée s’il en est.
Le corps de Louis sera retrouvé le surlendemain, par des policiers venus pour l’arrêter et l’inculquer de meurtre. Voyant la scène étrange, on conclura tout de même à un suicide, plus par commodité que par réelle enquête. Par ce geste, sa culpabilité sera également actée.
Bibliographie :
Et pour les beaux yeux de Miu, voici mes sources en format APA :Alix SA. (2019). L’histoire des élèves aux Etats-Unis (XIX° siècle - première moitié du XX° siècle) : enjeux et perspectives d’un sous-ensemble historiographique en expansion.
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https://www.cairn.info/la-crise-de-1929--9782130591788-page-7.htmGelber AC., Wigley FM., Stallings RY., Bone LR., Baker AV., Baylor I., Harris CW., Hill MN., Zeger SL., Levine DM. (1999). Symptoms of Raynaud’s phenomenon in an inner-city African-American community : prevalence and self-reported cardiovacular comorbidity.
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https://www.jclinepi.com/article/S0895-4356(99)00015-3/fulltextHampton University. (2023). History - About Hampton University. Hampton University.
https://home.hamptonu.edu/about/history/Lahaie O. (2003). 1917-1918 : les soldats noirs américains au combat.
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https://www.lhistoire.fr/%C3%A9tats-unis-un-si%C3%A8cle-de-s%C3%A9gr%C3%A9gation