Si d’ordinaire les leçons avec Caleb se passent toujours très bien, il te semble qu’aujourd’hui il ne t’as pas offert la meilleure de ses performances. Il fait des erreurs d’étourderie grosses comme une maison, mais tu fais preuve de patience car tu sens qu’il est bien plus frustré par ses propres performances que tu ne peux l’être. Après tout, il y a toujours des jours avec et des jours sans, surtout dans l’apprentissage d’une langue avec un système d’écriture auquel nous ne sommes pas familiers.
C’est à partir du milieu de votre leçon que tu te doutes que quelque chose doit prendre de l’espace dans son esprit et le perturber. Tu sens qu’il t’écoute à moitié ou qu’il met un petit temps à réagir lorsque tu t’adresses à lui. Alors tu choisis de lui donner des exercices pratiques à faire que tu avais sous la main, plutôt que de l'assommer avec des théories qu’il ne retiendra qu’à moitié.
Tu en profites pour vérifier ce que tu as prévu pour ton prochain élève, mais ça ne te prend pas plus d’une minute. Tu finis par t’asseoir, en face de ton élève, à sa pleine disposition en cas de questions ou difficultés. Ton regard se perd un peu dans le vide, fixant la feuille que tu lui as donnée. Tu ne sens pas son propre regard sur tes oreilles habillées de nombreux bijoux qui les transpercent. Tu réfléchis déjà à la suite de ta journée, à l’état dans lequel tu vas retrouver ta coloc. Il te semble que c’est à ton tour de cuisiner ce soir, alors tu songes déjà à ce que tu pourrais préparer …
Tu es sorti de tes rêveries par la voix hésitante de Caleb. Tu clignes des yeux quelques fois, histoire de reprendre pleine conscience d’où ton regard se pose, ce qu’il regarde. Tu peux clairement voir qu’il observe ses mains, qu’il évite ton regard. Alors tu essaies de te détendre, car c’est peut être ton attitude physique qui l’empêche de te parler franchement.
Sa question te prend quelque peu au dépourvu, tu ne t’y attendais pas du tout à celle-là, dis donc ! Et ça se sent dans le ton et la langue avec laquelle tu lui réponds. Tu lui parles en anglais, avec ton accent natif, alors que tu as pour habitude de lui parler en japonais pour renforcer sa compréhension de la langue.
“Heu bah je pense pas trouver le courage d’en faire un jour, parce que j’ai peur des aiguilles. Mais je trouve ça cool. Ça rend les gens plus attirants je trouve, parce que la plupart du temps ils sont plus connectés à leur corps et ils savent mieux ce qui fait leur charme que les gens non-tatoués. Pourquoi ?”
Tu te demandes si c’est ça qui occupait l’esprit de Caleb depuis le début de la leçon. Cette perspective t’arrache un rictus d’un coin des lèvres. Ce n’est pas un rictus que tu veux moqueur, plus touché. Car tu en as vu tellement, des jeunes spectres qui finissent par se lâcher après la mort.