Il faut qu'on parle - [LEMON] [Céleste & Olympe]

Mètre après mètre, je grimpe. Le long d'un sentier déjà tracé par d'autres, sans préparation ni matériel, juste à la force de mes petites jambes. Oui, pour de la randonnée à flanc de montagne, j'ai préféré prendre une potion. Les genoux, ça reste une valeur monstrueusement sûre. J'ai quand même embarqué de quoi manger pour trois jours dans un énorme sac. Pas parce qu'on va rester, par précaution.

J'ai un sourire béat et niais sur le visage, aussi. Mais ça c'est parce que je vais lui faire une surprise. Y'a de grandes chances qu'elle tire la tête et soit déçue, ça fait partie du jeu. Elle tient le rythme, on progresse plus rapidement que j'aurais cru. Je lui avais donné rendez-vous sans lui expliquer où on allait, seulement qu'on allait quelque part. Ç'aurait gâché la surprise.

Après peut-être deux heures à fouler du caillou, on arrive sur un plateau franchement charmant, un peu coincé entre deux pics et tombant plus loin pour rejoindre une vallée, avec une magnifique vue sur la forêt en dessous, la cime des arbres et les oiseaux. Il neigeait pas aujourd'hui, mais il suffisait de l'imaginer pour y croire.

Je me retourne excitée comme une puce et trépidant d'impatience. J'imagine qu'elle voit à peine une zone plate et chiante, mais pas moi. Je vois tellement plus.

"Alors? C'est pas adorable comme coin, ça?"

Oh, elle va râler, ou maugréer, je le sens déjà. M'en fiche, c'est pas ça la surprise. Le temps qu'elle boude, je déploie le drap un peu vieilli par terre et tire le repas de ce midi de ma besace.

Ah tiens, elle se plaint pas. Mince, j'avoue que là je suis perdue, je croyais si bien la cerner... Mais c'est franchement mieux, ça me fait plaisir qu'elle apprécie le moment. Et tant mieux si l'endroit lui plaît, c'est important en fait.

Je la pensais pas aussi vorace que moi, mais voilà qu'elle réclame déjà sa part du butin. Je comprends, ça creuse, je lui tends une patate de papier aluminium.

"Des mini-pizzas au miel. Je savais pas trop combien t'en voudrais, alors j'en ai une autre dizaine dans le sac."

Normalement, il en fallait à peine trois pour caler n'importe quel appétit moyen, mais j'aime bien voir large. Personnellement, je trouve ça écoeurant, mais bon. Tout pour lui faire plaisir, au pire je lui laisserai le surplus. Je l'attends pas pour commencer à méthodiquement dévorer mon sandwich, nullifier son existence avec une férocité rare. Quelque part entre deux bouchées, je rassemble enfin le courage de lui demander:

"Tu te souviens, de la première soirée à l'hôtel? Quand j'avais dit que je pourrais nous monter un châlet?"

Rien que d'en parler, je rougis. Parce que je me rappelle ce qui a précédé la proposition, et j'ai peur que ça lui échappe pas. C'est pas grave, je rougis pour tout et pour rien, de toute façon, c'est pas la première fois qu'elle me surprendra à virer écarlate au milieu d'une conversation. J'attends quand même sa réponse pour lui annoncer la grande, grandiose nouvelle. Et je m'empaffre, aussi, le deuxième sandwich encore dans le sac commence à s'inquiéter pour son sort.

Elle ne peut pas s'empêcher de commenter que j'ai cuisiné trop, évidemment. Mais je n'ai pas exactement envie d'admettre que je connaissais mal le chemin, et que j'avais peur qu'on perde des jours à se perdre entre les chênes et les falaises.

"La grimpette, ça creuse, et ça me crèverait le coeur que tu meures de faim sous mes yeux."

Ça, ça risquait pas d'arriver de sitôt. Elle avait bien fait de se trouver une copine attentionnée, elle aurait jamais à s'inquiéter d'avoir le ventre plein. Mais puisque tous les dons viennent avec leur malédictions, elle aura rapidement à surveiller de ne pas avoir le ventre trop plein. Elle a quand même de la chance que je puisse pas contrôler sa nutrition en sang, elle restera maître d'elle-même.

C'est pas le plus important, le repas. Je trépigne d'impatience de lui annoncer la grande nouvelle, elle me tend la perche. Ha! Si j'y pense vraiment...

"Si j"y pense?" Je souris à pleines dents, laisse le suspense peser. Je suis pas peu fière, quand même, je savoure le moment. J'espère au moins que ça lui plaira. "Devine qui a pu choper un permis de construire, pour faire tout ce qu'elle veut, tout juste sous tes fesses?"

Ç'aurait eu plus d'impact si j'avais amené avec moi le document signé, mais la peur de le perdre m'avait fait enfermer l'original et les quinze photocopies sous scellé dans tous les meubles de ma chambre. Bon, y'avait pas encore tout à fait de châlet, devant nous, mais c'était une promesse. Une promesse à long terme.

"J'ai pas encore les matériaux, mais je sais où les acheter et à prix bradés, j'ai des contacts par le travail. Mais faudra encore que j'économise peut-être cinq, dix ans."

J'excluais bien sûr pas qu'elle souhaite participer, mais préférait ne pas l'attendre d'elle. Et puis, ce serait vraiment un cadeau complet si c'était entièrement offert. Et encore, je me projetais beaucoup parce que je voulais que la qualité supérieure, mais au fond je pouvais déjà monter une pauvre bicoque pour trois francs six sous.

J'ai tout déballé, et je crois discerner un tout début de sourire au coin de ses lèvres. Ça veut dire que j'ai gagné, elle est emballée par le projet, ça lui plaît. Ô joie et bonheur, on aura pas escaladé six-cents mètres de pente pour rien.

Elle se propose de m'aider à monter les fonds, j'avoue que je m'y attendais un peu. Mais en même temps, je suis une petit chose menteuse, alors je veux la rassurer.

"Ha! J'imagine pas que c'est avec votre salaire de misère à la boolice que tu vas pouvoir aider. Je vais me débrouiller, t'en fais pas."

Au moins, l'avantage du travail manuel, c'est que ça rapporte bien. Faudra juste que je repense mes économies, fasse le point sur mes dépenses... Ça prendra du temps, mais j'y arriverai.

"Rendez-vous ici dans dix ans, ça te va, comme ça?"

Je profite de l'air pur de la montagne, m'allonge pour me reposer un temps. La seule chose à faire vraiment, après un repas. Je compte pas dormir non plus, mais souffler quinze bonnes minutes n'est pas de refus. Enfin, c'était le projet.

Ah, l'argent doit être un sujet sensible. Enfin, ç'en est un de manière générale, mais apparemment ça la pique au vif. Très bien, très bien, je retiens, madame fait des fortunes. Ça explique sa collection de peluches, remarquez, une bonne partie de ses revenus doit y passer. Je juge pas, je trouve ça même plutôt choupi, faut dire que mes passions semblent terne en comparaison.

Elle se lève, je sais qu'elle osera pas partir vraiment, mais hors de question que je fasse mine de la suivre. Je campe sur mes positions, mon dos, les mains derrière la tête.

"Pauvre petite chose, tu pourras pas te passer de ma lumière pendant dix ans. Déjà que trois jours, c'est trop..."

Je la taquine, parce que je sais que c'est un peu vrai. Elle l'a prouvé, elle l'a montré, et quoi qu'elle dise pour s'en défendre sera ignoré. Désolée chérie, tu t'es trahie à jamais sur ce coup-là, je vais pas arrêter de te le rappeler, tu sais.

"Et c'est toujours moi qui ai les gâteaux."

Si l'amour ne suffit pas, la faim peut-être. J'ai vraiment milles leviers en main pour la garder, c'est plaisant d'être autant en contrôle. Elle aussi en a autant, remarquez, mais c'est pas d'elle dont il est question. Puis bon, je lui souhaite aussi bon courage pour retrouver son chemin, les sentiers se ressemblent un peu tous. Mais à la limite, si elle veut se casser vraiment, ça me fera plaisir qu'elle se perde.