When I'm too far gone

Tu roules, tu râles. Le rayon de lumière dans la gueule qui perce à travers les paravents de ta chambre de fortune t’oblige à ouvrir un œil. Tu le refermes en te tournant sur le côté. Tu restes immobile quelques instants avant de te redresser d’un coup, le souffle un peu court. Tu clignes des yeux, tu reprends ta respiration et tu cherches quelque chose en tapotant du bout de ta main. Quel heure il est ? Tu trouves enfin ton vieux téléphone -le perso pas l’autre qui est toujours bien éteint et tu fixes l’écran. Quelques appels, quelques messages probablement de personnes toujours aussi furieuses contre toi mais rien d’inquiétant. Tu soupires avant de voir que tu t’es éteins un peu plus de douze heures. Merde. Merde merde. L’agilité c’est pas ton fort mais t’arrives à bondir hors du lit, encore dans tes fringues de la veille, prêt à sauter dans tes pompes et partir. Il te faut un petit moment avant de t’arrêter, alors que tu enfiles ton manteau. Tu réfléchis. Tu râles, tu pestes et tu finis par jeter ton manteau sur le lit.

« Tu fais chier.* »

T’es prévisible. Un peu trop pour ton propre bien.
Quand tu sors enfin de chez toi, t’as l’air un peu plus présentable. Tu pourras pas faire grand-chose pour ta gueule éclatée de fatigue mais au moins le reste tient à peu près debout -tu t’es même changé. Dans les couloirs de l’Agence tu tiens pas deux minutes avant de sortir ta clope quitte à te faire engueuler ; c’est pas comme si t’étais à ça près. C’est dans l’ascenseur que tu te rends compte que t’as pas encore mangé un morceau depuis … Depuis. Haussement d’épaules. Devant le croque mort, la clope maintenant éteinte et jetée, tu demandes si tu peux le voir. Ça soupire, ça ronchonne, ça te dit que c’est pas encore sûr qu’il puisse partir. Tu réponds pas -pour ça faudrait déjà que t’écoutes plus que d’une oreille. T’es insupportable quand t’es stressé Constantine et t’essayes même pas de le cacher. Un hochement de tête et te voilà devant la porte. T’attends.
Comme si t’avais toujours un peu peur de ce que tu vas trouver, derrière.

« Hey. »

La main encore sur la poignée, tu le regardes sans bouger. Tu te disais qu’avec du sommeil, une douche et une clope ça te calmerait suffisamment les nerfs pour que ça soit plus facile. Que ça en devient presque anodin.
En plus d’être con, t’es naïf.

« J’espère que j’ai pas été trop long. »

Parce que pour toi, ça été un enfer. Mais tu l’as écouté.

« On va voir pour te sortir d’ici … ‘fin si tu t’en ressens. »

T’aimerais pas qu’il se force.
Mais t’aimerais pas devoir forcer pour le faire sortir s’il en a marre.
Au moins cette fois-ci il a aucune bonne raison de te demander de partir. Et il vaut mieux, parce que t’en as aucune envie.

Tu le regardes, tu l’observes. Dévisagé serait plus approprié vu l’intensité de ton regard et l’absence un peu trop longue de battement de cils. Cette fois-ci il est assis et bien que ça paraisse un peu rassurant aux premiers abords tu vois tout le reste. Notamment l’état de son visage : blanchâtre, marqué, partiellement défiguré et couvert de bleus -ou bien de blessures suffisamment profondes pour créer comme de petites hémorragies sous sa peau. Tu te souviens de l’état du reste de son corps lorsque tu l’as trouvé mais t’es pas suffisamment invasif et abruti pour avoir vérifié depuis. Savoir s’il a commencé à guérir, même un peu. Il te faut quelques instants avant de refermer la porte et te rapprocher de lui. Tu restes debout cette fois. Parce que les tabourets ne sont pas faits pour quelqu’un de ta carrure.
Et parce que tu le vois mieux, comme ça.

« Tu vois. C'est allé

Mouai. »

Regard en coin. T’aimerais dire que c’est pas le problème mais ton cerveau semble enfin se remettre en marche -probablement à cause de tes presque douze heures de sommeil. Alors tu la fermes, et tu hoches la tête doucement. Vu de ta hauteur il semble encore bien abîmé, faible, presque fragile et tu détestes penser ça. C’est moins pire que lorsqu’il a essayé de se désintuber lui-même mais le chemin va être encore long. Très long. Un coup d’œil au plateau qui se tient à côté de lui et tu peux pas retenir un froncement de sourcils. C’est bref mais visible ; c’est pas comme si t’étais un livre ouvert de toute façon.

« T’as pas mangé. »

Ça sonne comme une question. Ça l’est pas. T’es mal placé pour râler vu le vide qui grogne dans ton estomac. Tu soupires avant de te rapprocher encore plus du lit.

« Fais moi une place, les tabourets sont vraiment trop pourris. »

T’as repéré un coin sur le bord du matelas où tu peux t’asseoir et tu te fais pas prier. Après un soupir de satisfaction de plus avoir à rester debout tout en restant à proximité, tu regardes le plafond avant de poser tes yeux de nouveau sur lui. Le problème d’avoir dormi -et d’avoir l’air un poil plus humain que la veille, c’est que tu recommences à cogiter. T’as envie de poser mille questions, entendre mille réponses et dans le même temps tu sais que ça servirait à rien tant qu’il est là. T’as envie de l’interroger, de le laisser parler, de demander tellement de choses et de l’écouter sans rien dire et tout ça en même temps. Au moins t’as suffisamment craqué hier pour rester calme maintenant. Au moins un peu.

Mais tu trompes personne Constantine, et l’inquiétude se lit toujours dans le regard que tu lui adresses.

Bon tu l’as pas volé celle-là. Ta grimace trouve un reflet dans le visage de Basil et tu en roules presque des yeux. Presque. En réalité sa remarque t’arrache un sourire en coin, un léger « Mmph » comme quoi tu l’as bien senti mais que c’est largement mérité. Après tout toi aussi ton ventre est vide mais probablement pas pour les mêmes raisons. C’est même sûr. Ça reste que ça pique vu ton passif mais t’as la peau un peu plus dure que ça et puis le temps est passé un peu depuis. T’as d’autre inquiétudes qui ont prit le dessus pour le meilleur comme pour le pire. Tu jettes de nouveau un coup d’œil au plateau : faut avouer que c’est pas appétissant.

« Bon … J’avoue y’a mieux. »

Y’a sûrement pire aussi mais ça servirait à rien de le mentionner. Tu le regardes, lui et ses yeux encore un peu vitreux, ses cernes qui creusent son visage. T’en profites pour penser, prévoir, organiser. Ton esprit divague un peu ce qui te donne clairement un air un peu absent, dans un entre-deux entre l’inquiétude et le regard qui se promène de lui-même. Si tu le ramènes va falloir lui trouver de quoi manger et de préférence quelque chose que son estomac ne rendra pas instantanément dès que ça passera la barrière de ses lèvres. Mais comme d’hab’ t’as pas une thune. Tu vas sûrement devoir cuisiner et cette pensée te fait serrer un peu la mâchoire. Ça fait combien de temps que t’as pas touché à une casserole ? Tu réfléchis. T’as eu le temps de découvrir ta nature de poltergeist et de fêter le Nouvel An entre temps ce qui veut dire que ça commence à remonter à sacrément loin. Super.

Tu sens un léger mouvement et ça te sort de ta réflexion. Merde. Tes yeux papillonnent un peu sans quitter son visage pour autant. T’auras le temps d’y penser plus tard, improviser, trouver une solution. T’as pas beaucoup de talent mais ça, tu sais faire. Heureusement.

« ... Tu peux ouvrir la bouteille d'eau ?

Ouai pas de soucis, attends. »

T’observes le matelas une demi-seconde avant de prendre appui dessus pour te pencher. Tu t’assures que tu lui feras pas mal, que t’éviteras de toucher la moindre zone encore trop sensible. Tu le frôles à peine en passant près de lui, de son visage, de son corps avant d’attraper la bouteille avec ton autre main et de te redresser. Tu remarques sa tête baissée, ses mains qui s’agitent mais tu relèves pas. Tu pourrais mais t’en as juste pas envie -pas besoin de retourner le couteau dans la plaie. T’ouvre la bouteille avant de poser une de tes mains sur les siennes. Elles n’ont pas beaucoup changé depuis hier. Les tiennes par contre sont bien plus chaudes et douces. Faut croire que te laver n’a pas servi à rien.
Idiot.

« Tiens. »

La bouteille glissée entre ses doigts, tu marques une pause. T’attends.
T’attends de savoir comment formuler tes pensées.

« Si c’est trop galère tu m’dis. »

C’est pas ce que t’as envie de lui dire.

« … J’imagine que t’as toujours pas envie d’en parler tant qu’on sera pas rentré. »

Tu vois ses yeux, son expression, les traits qui se tirent puis se détendent. Il te dit merci mais ses mains ne bougent pas. Tu hoches discrètement la tête sans un mot et toi aussi tu restes là, immobile. Tes mains qui entourent les siennes comme si tu cherchais à les réchauffer. Ou plutôt à les protéger. De quoi ? Aucune putain d'idée. Mais t'arrives pas à le lâcher. Plus exactement t'as aucune intention de le lâcher ; c'est plus fort que toi. Depuis qu'il est là, sur ce lit, tu redoutes chaque contact. Pas par dégoût -loin de là, mais par crainte de faire le geste de trop, celui qui fera mal que ça soit physiquement ou pire. Alors quand tu réussis enfin à établir ce lien, cette proximité, il t'est impossible de t'en défaire. T'acceptes de prendre sur toi, de cacher, de fausser une assurance et un contrôle qu'il te manque encore alors que t'en as cruellement besoin mais t'as aussi tes limites.
Et ça, ça en fait partie.

Tu sens la bouteille qui glisse très légèrement. Ça te donne un prétexte suffisant pour resserrer un peu tes doigts autour de ses mains. Ça tremble, un peu. Peut-être que tu parles trop, trop vite. Tu meubles comme tu sais si bien le faire pour dissiper ce silence toujours aussi désagréable. C'est pas comme si c'était toujours une mauvaise chose surtout entre vous mais à cet instant t'as cette impression d'avoir un invité invisible, indésirable, qui se glisse entre vous. Alors oui ça te fait un peu grogner en dedans. Ton attention revient très vite sur Basil lorsque sa voix capture à nouveau toute ton attention.

« J'en parlerai qu'en présence de mon avocat. »

Tu ricanes un peu. Évidemment.

« C'est con c'est un des rare métiers que j'ai jamais fait. »

C'est vrai que t'as déjà envisagé cette carrière. Y'a longtemps, très longtemps, dans une autre vie. Mais ça aurait jamais marché : t’es un peu trop. Trop tête brûlée, trop incompatible entre ta façon de voir la justice et la rendre. Et puis l'ordre et ce genre de trucs ça a tendance à t’énerver et te pousser dans tes derniers retranchements. Malgré ton léger rire, tu continues de poser ton regard sur lui. Même si le sien plonge dans la bouteille avant de fixer la porte tu restes là. Tu t’obstines à refuser de le laisser partir ; t’as déjà suffisamment l’impression de faire mal les choses. Ou pas assez bien, tu sais plus trop. Les deux sensations se mélangent et ça pèse en dedans.

« Je veux pouvoir sortir d'ici, pas laisser entendre que je devrais être enfermé ailleurs.

Basil. »

Tu poses une main par-dessus le goulot, comme pour l’empêcher de plonger une nouvelle fois dedans.

« Personne t'emmènera où que ce soit hormis chez toi. »

Pas besoin de dire que tu promets, pas besoin de prendre un ton rassurant ; t’énonces un fait. T’as tellement à dire, à lui dire mais ça se bloque dans ta gorge. Ça se bouscule dans ta tête aussi au point que tu te dis que merde, si les mots se coincent alors tu feras autrement. Tu te rapproches, tu te penches avant de passer tes bras autour de lui. Lentement, avec tendresse. L’idée même de lui faire mal te terrifies car tu sais que ça serait si facile, si simple. Sa carrure, ses os, ses blessures ; tout est si évident à discerner, à sentir. Malgré tout tu le gardes au creux de tes bras, sans le forcer à se redresser. C’est ton dos qui prend -et putain qu’est-ce qu’il prend cher. T’es pas un modèle de souplesse Constantine et t’en payes les frais.
Et pourtant tu le referais, encore et encore, autant de fois que nécessaire.

Tu sens une légère tension. T’as beau faire de ton mieux pour l’ignorer, prendre le plus sur toi pour qu’il ait le moins d’efforts et de mouvements à faire quelque chose te tracasse. Peut-être toutes ces pensées qui n’arrêtent pas de tourner : est-ce qu’il a mal, est-ce que tu fais pire que mieux, qu’est-ce que tu devrais faire ? Le lâcher, le laisser, partir ? Resserrer ta prise, l’agripper, rester ? Et malgré tout tes bras restent autour de lui. Il est un peu plus froid que toi, toi qui dégages toujours autant de chaleur que tu sois au bord de l’épuisement ou non. Ton cœur te ferait presque plus mal que ton vieux dos fatigué et pourtant tu lâches pas. Est-ce que tu fais ça pour lui ou pour toi ? C’est cette pensée qui te fait douter de ton geste, qui te fait vriller même. Tu devrais le relâcher maintenant, Constantine, avant que ça soit trop tard. Mâchoire serrée, le nez plongé dans ses cheveux, tu amorces le mouvement de retirer ton bras.

Sauf que l’eau froide contre ta paume te prend par surprise.
Mais pas autant que sa main qui s’accroche à toi. Qui s’accroche comme le ferait un humain avec sa bouée de sauvetage ; désespéré, à la dérive, près à s’échouer avec perte et fracas contre les rochers. Ton nez plonge un peu plus profondément dans sa chevelure, ton bras se resserre encore un peu. Juste un peu, c’est à peine perceptible. Malgré cette étreinte douce-amère tes yeux restent secs. A l’inverse de la veille, tu sais que tu dois être là. Garder ta contenance. Garder ton calme. Garder l’esprit le plus clair possible. C’est dur mais tu t’en sors pas si mal -en tout cas bien mieux qu’hier. Son odeur est désagréable, légèrement âcre, mélangé à cette ambiance qui te rappelle encore et toujours des mauvais souvenirs. Pourtant tu continues de le sentir car derrière tout ça, toutes ces odeurs parasites tu le sens un peu. Ta respiration est lente, profonde mais régulière.

C’est loin d’être réciproque.

« Tu vas finir cassé, toi aussi.

J’uis solide, t’en fais pas. »

C’est sa voix qui se casse alors qu’il te respire. Tu ne bouges plus, tu le laisses venir vers toi, tu lui laisses le contrôle, te diriger comme il veut. S’il te repousse tu protesteras pas. S’il te tire encore plus vers lui, comme maintenant, tu suivras. T’entends le plastique de la bouteille qui cède sous ses doigts, qui se retrouve écrasé. Même pas besoin de l’entendre en réalité que tu sens qu’elle déborde sur ta main, ton poignet, ta manche. Et tu t’en fous des dégâts, tu pourras toujours réparer. Repasser derrière. T’es fort pour ça, tu l’as déjà montré tant de fois.

« J'ai envie de fumer à cause de toi. »

Tu retires ta main du goulot et tu viens l’étreindre de tes deux bras. Ta main encore légèrement mouillée se glisse à l’arrière de son crâne, passant tes doigts à travers les mèches de ses cheveux. Tu sens tout ce qui ne va pas dans la forme de son crâne ; comme si ça allait t’arrêter. Tu laisses sa voix se briser, ses yeux se remplir de larmes mais tu es là. Comme promis. T’essayes de l’apaiser, comme tu peux. Et il peut bien détremper ton tee-shirt t’as pas l’intention de reculer maintenant. Même si ton cœur pèse une tonne.

« J’uis désolé. »

De tellement de choses, même de choses dont t’es même pas coupable, comme un idiot.

« Cette fois-ci c’est moi qui t’offrirais des clopes. »

Ou tout ce qu’il veut.
Qu’il soit capricieux, taquin, tordu, insupportable, excentrique.
Ça te manque.