Le vrai bonheur - [Céleste & Olympe]

Des fois, on s'arrête un moment pour se demander si ce qu'on fait, c'est pas une énorme connerie. Enfin, les gens qui s'inquiètent un peu de pas être des ordures, en tout cas, on le fait. Pis ça m'arrive, là tout de suite. Je suis dans ma cuisine, devant deux tasses de thé, une potion à la main et un bouchon dans l'autre.

C'est pas bien, hein. C'est vraiment pas bien ce que je fais, mais là c'est la pire période de ma vie, et il me faut des certitudes. Une inspiration, je lui demande mentalement pardon, je verse une franche dose de potion de vérité dans sa tasse. Pis le reste dans la mienne, j'aime pas gaspiller, et j'ai pas grand chose à cacher.

Je lui reviens avec le plateau, lui avait dit d'attendre dans la salle principale. On a quand même attendu que tous ses colocataires soient occupés ailleurs, au moins on sera tranquilles.

"Tiens, tu verras ça aura un goût différent de d'habitude."

J'ai tenté de lui dire que c'est parce que j'ai changé de feuilles, mais la potion est efficace. En retrospective, j'aurais vraiment pas dû la goûter avant de la vider. Tant pis...

Je m'asseois en face d'elle, je sais pas trop si elle aurait préféré que je me blotisse contre son torse, mais je me sens trop coupable pour oser.

"Du coup, ta journée?"

Le temps qu'elle commence à boire, autant parler de rien.

Bon, somme toute, elle a eu une journée normale. Moi aussi, au final, j'ai pas fait grand chose d'extra-ordinaire. Boulot, boulot, bientôt dodo ou quelque chose. Encore que dodo, ça va pas être folichon, je vais encore dormir deux heures à tout casser.

Et bon, c'est tout naturel, elle me pose la question en retour. J'aurais pu m'y attendre, je me prépare à répondre que "ça va". Parce que ça doit toujours aller, et que j'aime pas dire l'inverse. Et que c'est plus simple de toujours aller bien. Et que j'aime pas me plaindre. Mais bon, voilà, j'ai pas pu m'empêcher de goûter la saleté de potion de vérité y'a une minute.

"Non, ça va pas. J'en ai marre de tout, je suis fatiguée, j'arrête pas de pleurer et j'arrive pas à dormir."

Des fois, faut vraiment que j'apprenne à me taire. Le nombre de situations gênantes que ça m'éviterait, vous vous rendez pas compte. Trop tard, j'ai mis les pieds dans le plat, et ça va être dur de reculer. J'espère juste qu'elle va pas me regarder bizarrement, j'ai pas l'habitude de me plaindre.

"J'ai même pas pris des vacances comme on avait dit. Ils ont trop besoin de moi, à l'agence, on manque de gens."

C'est la vérité, mais quelque part j'ai pas avoué comment ça c'est passé. J'étais allé voir les collègues, leur avait dit que je voulais prendre un peu de temps pour moi, puis avait cédé quand ils m'ont demandé de rester un peu. J'aime pas dire non. J'essaie de me rattraper, de dire que je survis et que j'en sors, mais j'ai aucun mot qui me vient à la bouche.

J'ai creusé ma propre tombe faut croire.

Elle me demande si ça va si mal que ça. Sauf que j'apprend de mes erreurs, alors pour ne pas répondre ce qui me traverse l'esprit, je hausse les épaules. Elle devra s'en contenter, c'est mieux qu'une belle phrase bien construite sur à quel point je me sens comme une merde. Je sirote mon thé, en attendant, ça m'évite d'avoir à parler.

"Je sais pas, je crois pas que tu puisses m'aider. C'est juste moi le problème."

Je me trompe peut-être, mais c'est ce que je crois. Que je suis ma propre solution et mon propre mal. Et puis, j'ai même pas envie de lui en demander tant, j'ai l'impression de tellement lui en devoir déjà.

"Et on fonctionne pas comme ça, entre aidants. Y'a pas de hierarchie, j'en ai juste parlé aux collègues et ils m'ont dit que c'était pas le bon moment. Faut les comprendre, si je pars, tout va prendre du retard et ça va devenir ingérable, ils m'ont dit."

Et j'ai pas de raison de croire qu'ils m'aient menti. Mentir à ses collègues, qui oserait? Impensable. Le monde est tout beau et tous les gens sur terre sont bienveillants. Non, ça j'y crois pas, mais j'en suis pas si loin. Céleste me le reproche, prétend que je suis trop gentille. Ça me fait froncer les sourcils, quand même, c'est pas plaisant à entendre. Je me défends comme je peux, maladroitement.

"Je me fais pas manipuler..." Je proteste sans conviction dans la voix, presque avec une fatigue. Parce qu'au fond, j'ai de plus en plus de mal à me convaincre que c'est faux. Mais je tiens tête. "Personne m'a forcée, je travaille à l'agence parce que c'est ce que je sais faire."

Je vais pas la convaincre. Je le sais déjà, c'est évident. Je sais même pas pourquoi j'essaie, pourquoi je parle. Elle est trop intelligente pour me croire, c'est aussi désolant que positif. Je continue de vider mon thé, j'espère qu'elle suivra l'exemple, que je puisse enfin arrêter de parler de moi.

"Déjà que tu restes à mes côtés, ça me fait du bien, d'accord? Ça me rassure."

Je lui avoue, c'est sincère. Reste que j'aime pas beaucoup son ton, sarcastique et trop juste. Elle me contredit sur tout, fait trop de sens pour que ça soit confortable à entendre. Je sais qu'elle a raison, au fond de moi, mais je m'obstine à ne pas l'admettre. Un combat contre moi-même pour me convaincre que je suis pas un pion, en somme. C'est douloureux de réaliser qu'on me prend pour un outil.

La vampimère propose des solutions, concrètes et simples, que je pourrais appliquer tout de suite. Et le pire? Je suis sûre que ça aiderait. J'hésite, me laisse convaincre à moitié. Ma bonne nature l'emporte, je peux pas tout plaquer, je peux pas. C'est mal, non?

"Je me suis engagée, quand même... Je leur ai dit que j'allais rester." Oh l'excuse nulle, je sens qu'elle va me la tourner en dérision. Comme quoi, je commence à bien la connaître. Pas grave, je surenchéris. Quitte à faire une connerie, autant insister pour prétendre que c'est volontaire. "Je vais avoir l'air de quoi si je me pointe pas lundi? C'est pas simple, quand même."

J'ose même plus croiser son regard. Je sais même pas si elle va plus me prendre pour une idiote, ou s'énerver face à ma mauvaise foi. Et rien que ça, ça m'amène au bord des larmes. J'aurais vraiment jamais dû jouer avec une potion de vérité, c'est horrible ces trucs.

Je suis dans une position vraiment délicate, là. Céleste qui m'assomme d'arguments, mon monde qui se brise un peu. J'aime pas qu'elle aie raison, quand c'est pour aller contre mon sens, et pire encore quand c'est pour mon propre bien. Je comprends même pas les mécanismes de ma pensée qui font tout pour aller contre mes propres interêts, presque consciemment. Je comprends plus rien, je déteste ça.

Son ton est insistant, devient décisif. Je craque, laisse couler une larme malgré moi, deux. Ça va encore que je sais me retenir pour pas fondre en sanglots, mais ça doit sortir. C'est même pas de tristesse, ou de désespoir. Juste le mélange du fait qu'on s'oppose, ma fatigue permanente, la dureté dans sa voix. Je reste intelligible, abandonne.

"T'as gagné, d'accord? C'est bon, je vais prendre une pause."

Je respire lourdement, cherche de l'air pour chasser l'eau. J'ose juste pas insister et lui tenir tête plus longtemps, je plie. C'est une pente plus facile, c'est la garantie qu'elle m'en voudra pas. Je veux tellement pas la perdre que j'oserais pas lui dire non de front, comme ça. Ça doit être pour ça que mes amies parlent de toxicité, j'en sais rien, je vois notre relation du même oeil. J'y trouve mon compte, à la fin.

"Putain, j'en ai marre de mes mettre dans tous mes états pour rien..."

J'attrape un mouchoir sur la table, tente de me redonner un peu de prestance. C'est pas très efficace. Plutôt, le résultat est pire que la situation de départ. Je finis par m'énerver moi-même, je me supporte plus, j'avais pas envie de pleurer devant elle. J'arrive quand même à arrêter de chialer après quelques minutes. Bravo, ma grande...