16 octobre 2014, New York
C’est à Gina qu’il en a parlé pour la première fois. Et c’est la seule, d’ailleurs, à qui il en ait jamais parlé. Il a peur des réactions. Pire, il a peur de sa propre réaction. Qu’est-ce que ça lui ferait de se voir dans un accoutrement féminin, entièrement apprêté ?
Quelques réponses s’esquissent. Il appréhende, il bouillonne, il exulte. Mais surtout : il garde tout en lui pour le moment.
Le mouvement drag queen lui dit quelque-chose. Bien-sûr qu’il s’est renseigné, parce que ça l’a toujours intrigué. Il connait… un petit peu mieux le phénomène des okama, sur sa terre natale. De son vivant, il se souvient en avoir croisé peut-être une ou deux et internet n’existait pas à l’époque. Il se souvient de sa curiosité, de l’obligation de mîmer le dégoût et le mépris s’il était accompagné des autres gars du clan. Quand il n’est pas question de les exploiter, les Yakuza ne sont pas tendres avec ceux qui sont différents, surtout en minorité. Et Shizuma n’a jamais dérogé à la règle. Il a été insultant, violent, immonde. Il s’en souvient, c’est ce dont il se souvient le mieux. Il a beau essayer de se pardonner, de passer à autre chose ou de devenir une meilleure personne, parfois c’est juste trop difficile et sa culpabilité atteint des sommets quand il se rend compte qu’il se victimise face aux actes ignobles qu’il a pu commettre. Il lui arrive de penser qu’ironiquement, Vela a fait de lui son exutoire et qu’il a payé sa peine ainsi, que c’était un coup du karma bien monté. Sauf que ça ne rendra jamais ce qu’il a pris à d’autres. Ça ne suffit pas. Sa psychologue l’avait prévenu que ça ne suffirait jamais.
Ce qui le tiraille plus que tout, c’est qu’il a toujours eu un oeil curieux pour ce genre de choses. Les bars à okama de Kabukichō, le Shinjuku ni-chōme – il y mettait les pieds pour terroriser et brutaliser. Et quand son regard s’attardait trop sur ce qu’il ne saurait voir, il inventait une excuse minable. Ceux qui targuent les homophobes de refouler ce qu’il y a de tapi au fond d’eux-mêmes n’ont pas toujours raison, mais Shizuma en est l’une des preuves vivantes. Les défilés devant le miroir dans les talons de sa mère alors qu’il ne marchait même pas encore tout à fait droit. La texture grasse et glissante du gloss sur les lèvres de ses partenaires. Les robes courtes et les paillettes. Et c’est un mauvais cliché, en plus d’être terriblement Freudien, que de dire qu’une part de l’identité d’une personne se cache dans son enfance mais Shizuma, lui, ne déroge probablement pas à cette règle.
Il n’a rien fait d’extravagant ce soir. Il a acheté un crayon pour les yeux et a dessiné un trait extrêmement maladroit sur sa paupière. Il en a fait un second en-dessous et a estompé au doigt. Il a déjà vu Gina se maquiller comme ça et s’est toujours dit qu’il trouvait ça joli. Le fait est que ça ne lui va pas aussi bien qu’à elle (ou alors, il s’est raté, les deux options sont aussi valables l’une que l’autre). Le rouge à lèvre, c’était une autre paire de manches. Gina enroulait un mouchoir autour de son doigt pour effacer ce qui dépassait mais Shizuma avait juste l’impression d’étaler ses erreurs tout autour de sa bouche. Il s’y est tenu ceci dit et le résultat est discutable mais loin d’être aussi moche qu’il l’imaginait pour une première.
Maintenant, le plus dur, c’est de pousser la porte du bar. Le monde des morts n’a rien à voir avec celui des vivants sur ce point-là : n’importe qui peut se marier avec n’importe qui indépendamment de son genre depuis l’Antiquité. Cette idée lui semblait si folle à son arrivée dans l’au-delà qu’il a fallu plusieurs années à Shizuma pour s’y faire. En soi, il n’y voyait pas le mal mais l’homophobie internalisée était si bien ancrée en lui qu’il préférait ignorer l’information jusqu’à ce qu’on finisse par l’éduquer et qu’il soit bien obligé de reconnaître quel genre de saloperie il était. Alors pousser la porte d’un bar LGBT ? Il ne s’en sent tout simplement pas légitime. Mais c’est quelqu’un qui le fait à sa place, et lui tient la porte. Alors, il n’a plus le choix.
Il entre et reste con. La première chose qui lui saute aux yeux, c’est la couleur. La lumière tamisée. Les briques rouges et les néons. Les gens qui sourient et l’ambiance tranquille mais vivante. Il y a des couloirs qui mènent ailleurs et il entend de la musique, du son, qui pulse à travers les murs qui ont pourtant l’air terriblement épais. C’est…
Intimidant.
Mais il prend son courage à deux mains, il s’approche du bar et bouscule quelqu’un sans faire exprès.
Oh, euh… pardon madame… monsieur… madame… euh… je…
Il ne sait pas. Il ne sait pas comment corriger le tir. Le malaise l’emporte et il sent le rouge lui monter aux joues, son regard fuir la scène alors qu’il s’emmêle dans ses excuses. Est-ce que ne pas savoir, ce n’est pas tout le principe de cet endroit ? Ça ne l’empêche pas d’être atrocement embarrassé.