A perfectly good heart // ft. Olympe

A quand remonte la dernière fois que tu t'es attardée ainsi avec la clientèle, sans que ça ne te pose vraiment de problème ? Plus la discussion avance, plus elle paraît naturelle. Il y a fort longtemps, tu aurais adoré qu'elle dure toute la nuit. Mais c'était différent. Tu devais encore t'habituer à ton injection, celle d'un animal nocturne. Tu n'avais toujours pas fait ton propre deuil. Tu avais la chance de ne pas être seul.e. Peut-être qu'Olympe aimerait qu'on la lui accorde, cette chance. C'est là que tu entres en jeu.

Le problème, c'est que tu n'as pas tellement de choses à lui dire. De ce que tu peux constater depuis ton canapé douillet, elle a surtout des réalisations à faire toute seule. Des conclusions, même si beaucoup n'aiment pas la finalité de ce mot. Mais comment pense-t-elle que tu es arrivé.e là où tu es aujourd'hui, l'étrange chimère qui ne dit jamais rien, mais qu'on vient voir malgré tout ?

Des sacrifices,le mot t'échappe. Tu ne discernes plus ce qui sort de ta bouche de ce qui reste suspendu dans le silence. On n'en fait pas toujours pas choix. Tu dois en savoir quelque chose.

C'est une chimère - contrairement à tant d'autres spectres hors de la norme, elle a choisi cette voie. Peut-être que ça lui a fait du mal. Est-ce que c'est arrivé vite, est-ce que c'était une libération ? Tu n'as pas l'habitude de poser les questions. Tant que tu ne sais pas vraiment comment t'y prendre.

Ca viendra.

Sa question te met mal à l'aise - parce que c'est celle que tu as dû entendre le plus dans ta vie. Elle témoigne de ton incapacité à donner aux gens ce qu'ils cherchent. En poussant la réflexion, il y a d'autres secrets dissimulés derrière cette question. Tu ne comprends pas pourquoi on s'inquiéterait de ce que toi, tu penses. Demande-t-on à son psy si on le dérange ? Ca serait insensé, il est là pour ça. Toi aussi. Tu n'as pas encore atteint le degré d'invisibilité qu'il te faudrait pour que les gens oublient qu'ils s'adressent à une personne.

Par pure méchanceté, tu aurais presque envie de répondre de façon encore plus cryptique, c'est presque un réflexe chez toi. Une mauvaise habitude, franchement. C'est l'occasion pour toi aussi de t'améliorer.

Quel âge as-tu, Olympe ? Personne ne l'a venue venir, celle-là. Je posais ce même genre de question quand je venais de mourir. Et j'avais quelqu'un pour m'écouter. Si ça n'avait pas été le cas, je m'en serais moins bien sorti.e.

Alors non, elle ne te dérange pas. Tout va pour le mieux, surtout si elle pourra ressortir de ce salon le cœur un peu plus léger. La soirée ne fait que commencer pour toi. Mais il va falloir trouver une solution, et vite, si tu ne veux pas faire des erreurs dont il serait idiot de sous-estimer les conséquences. Tu travailles ici depuis assez longtemps pour savoir au moins ça.

Les premières lumières de la nuit s'allument à l'extérieur. Tu peux observer ton reflet dans les vitres du salon, et ce que tu vois soulève une question : qu'est-ce que les gens voient chez toi ? Est-ce que tu as une allure maternelle ? Tu comprends bien mieux les gens qui t'ont décrit.e par le passé comme "fantômatique". Et peut-être que c'est ça, la raison derrière : maintenant que les habitants de ce monde sont morts, ils trouvent le réconfort dans ce qui correspond à leur idée de l'au-delà. A savoir, toi, le parfait produit de ce que ce monde peut offrir. Tu en parleras à tes compagnons qui s'intéressent à la psychologie. Les mêmes qui, la dernière fois, t'ont accusé d'avoir un "savior complex". Ridicule.

Si Olympe commence à fatiguer, qu'elle te le dise, parce que toi, tu es partie pour continuer sur cette voie toute la nuit. Ca n'est amusant que pour toi, mais par pure bonté, tu lui laisses le choix d'affronter tes philosophies qui relèvent plus de théories du complot, ou de partir. Une sorte de test.

Désolé.e, j'imagine que c'est la fatigue, tu sors une excuse pathétique. Comme si tu avais fait quoi que ce soit de ta journée. J'essaierai de te répondre plus normalement.

Le hic, c'est que si tu ne t'exprimes pas de façon complètement honnête, aussi décalées soient tes manières, tu finis vite par ne plus rien avoir à dire du tout. Certains préfèrent cette alternative.

Tu tends l'oreille - tu regardes ton amie dans les yeux, si c'est ce qu'elle veut. Elle fait partie, elle aussi, de ces chimères au regard déroutant, elle ne t'en voudra pas si le tien se fait trop insistant.

Bon anniversaire en retard.

Tu es toujours étonné.e du nombre de gens qui aiment fêter l'anniversaire de leur mort. Tu as oublié à quand remonte la tienne, exactement. Tu sais que c'était une nuit d'hiver. Depuis, tu gagnes une année chaque soir où la température se rapproche un peu trop de celle du moment fatidique.

"Dingue" ? Tu as parfois du mal avec ses choix de mots. Au moins, tu n'es pas de ceux qui pensent que tout peut s'expliquer par le destin. Impossible de raisonner avec eux.

Tu aimerais autant que cette séance improvisée prenne la forme d'une simple conversation entre amies - ça fait tellement longtemps. Tu te sens pousser des ailes, sans mauvais jeu de mots.

Tu te sens dérailler, Olympe ?

Parle pour toi.

C'est peut-être qu'une impression. Tu n'es pas un train, après tout. Tu as des siècles devant toi. Ce n'est pas en abandonnant aussi vite qu'on traverse les époques.

Ce n'est pas parce que tu mets de côté l'honnêteté que tes mots font moins mal. Tu as l'impression de gronder ton enfant - pourquoi c'est presque toujours le cas ? Tu choisis tes mots avec bien plus d'attention que ta propre mère, c'est toujours ça.

Ce salon, tu ajoutes presque inaudiblement en tapotant les coussins à tes côtés, n'en est pas à sa première version non plus. Mais il sera là aussi longtemps que je le souhaite. Toi aussi, j'ose espérer.