Du sang pour la croa rouge - [TW: Sang, morsure] - [Mino & Huia]

Ça doit être contagieux, la bizarrerie. Maintenant qu'elle demande, je me questionne aussi sur le sens profond de mes impressions. Ce que j'ai ressenti quand je l'aie mordue, ce que ça signifie vraiment. Elle pose la question, j'ai pas tellement la réponse.

"Je sais pas, c'est tellement différent de mordre un vivant. 'Fin, je sentais que t'étais encore envie, encore là à sentir la douleur. C'est bizarre à vivre."

Dans le feu de l'action, j'étais un peu rendu confuse et insensible par l'adréanline et la faim, mais je me rends compte en retrospective de ce qu'il s'était passé. Je refais la scène dans mon esprit, fabrique une image mentale de toute la chronologie. J'essaie d'imaginer son visage, comment il avait pu se déformer par la souffrance, la tension dans les muscles. Le pire, c'est que j'ai envie de retenter, par curiosité scientifique...

"Je crois pas que ça me plaise... Enfin, pas comment un plaisir simple, c'est pas... Je sais pas trop comment décrire ça. Je peux pas le décrire."

Je sens que cette mémoire-là va m'occuper pendant des heures. Le temps qu'il faut pour tirer chaque sensation et l'analyser froidement, avec l'oeil plus sage hors de la situation. Peut-être que je la rappellerais, peut-être.

Je sais pas si tout le monde voit ça bizarrement, je pose rarement la question faut dire. Mais vu sa sorte d'impudeur et sa proactivité dans le fait de demander des trucs franchement étrange, faut pas non plus trop s'étonner. Elle donne pas la meilleure image de ses passions, on va dire. Mais bon, on donne jamais les bonnes impressions pour rien.

Par contre, j'aime pas tellement qu'elle aie l'air de me penser comme elle. À me dire de pas m'inquiéter, ou quoi. C'est comme si la gamine me prenait déjà pour acquise, faisant partie d'un groupe imaginaire ou je sais pas quoi. Je lève un sourcil.

"Je me tracasse pas, je sais pas de quoi tu parles."

Manquerait plus que je demande moi aussi à me faire mordre contre de l'argent. Ou paye des gens pour les mordre, si j'en crois l'image mentale qu'elle se fait de moi. Ridicule.

"j'te laisse apprécier les choses comme tu veux, on aura franchement pas la même manière de le faire."

J'ai rien à voir avec sa faim de douleur, rien à voir avec son caractère déconcertant et trop ouvert, et enfin rien à voir avec elle tout court. Je rejette l'idée qu'on se ressemble. Elle est un objet totalement étranger à mon existence, et c'est très bien comme ça. Je l'ai mordue à sa demande, et on va s'en tenir là.

Le mot est lâché. Sadique. Avec toute la nébuleuse symbolique qui l'entoure, tout le caractère intime ou sauvage qu'on lui prête. Une sorte de paradoxe entre la passion et l'envie de détruire. Il me tourne dans la tête un moment. Trop longtemps pour que ça soit vraiment rassurant.

Et si c'était vrai, alors? J'ai toujours eu cette excitation coupable de mordre les vivants, mais n'ai jamais accepté que l'ardeur venait du fait de tuer. Non, tuer, ça me repousse même. Le constat est sans appel, la démonstration si logique qu'elle me coupe le souffle. Oui, je dois simplement aimer faire souffrir, d'une sorte d'appréciation singulière. Ni joyeuse ni sexuelle, certainement pas gustative. Un plaisir unique, qu'on ne peut mettre en lien avec aucun autre. Le mien, ma singularité.

J'avale l'information, retrouve le calme intérieur en la remettant en perspective. Elle a raison, au fond, ça dit peu de moi, et de toute manière j'ai jamais aimé l'idée d'une morale transcendante. Je suis ma propre maître. Ça me fait un peu mal de l'admettre, mais bizarre comme elle est, elle a raison. J'aurais jamais cru qu'elle soit si fine.

"Ouais, ouais, j'imagine que je le suis. Sadique."

C'est peut-être une simplification, j'ai pas l'impression d'être conforme à l'image que je me fais du sadisme. Mais peut-être que mon image est fausse, alors. Je nage encore dans l'incertitude, se dévoile un novueau monde à explorer pour en trouver les fondations. Je souffle, fatiguée. Que dire?

"J'aurais peut-être mieux fait de même pas le savoir. De pas avoir à me poser la question. Je sais pas trop si je dois te remercier ou te maudire."

M'est avis qu'elle va me demander de la mordre en punition. Elle en serait capable, je suis sûre.

Mmh. Elle prétend tout juste nommer un caractère que j'ai depuis le début, ça me fait tiquer quand même. J'ai doucement envie de lui rappeler que la conscience est telle qu'on peut faire devenir des réalités des mots, que l'esprit est tout sauf inviolable, que la vérité est une relativité absolue. Mais j'ai pas envie de me perdre en débat de critique de la pensée même avec elle, je sais pas trop si ça serait pertinent.

"Je fais que ça, penser ce que je veux. Encore heureux."

Et mieux que quiconque, je crois. Trop succombent aux influencent, au fait de se faire inculquer des idées passivement. Ça me terrifie doucement, de voir qu'on peut faire répéter à des masses les mêmes dogmes appris par coeur. M'enfin, je dois aussi être vulnérable, évidemment. Mais bien moins. Je suis toujours maître de mes réflexions, et maître unique.

"Non mais j'imagine que dans un sens, ça étend mes horizons. 'Fin c'est tout un pan en plus du monde qui s'ouvre à moi et je crois pas que ça en ferme d'autres. Donc ouais, j'imagine que je devrais te remercier, dans un sens."

Sauf que je vais pas le faire explicitement. Ç'aurait été trop beau, hein. Pis malgré la gratitude, je la trouve quand même flippante c'te gamine, j'ai pas envie de lui dire solenellement merci.

Oh. Comme quoi, le masochisme a ses limites. Je sais pas trop si elle a vraiment peur de moi ou si elle simule pour se payer ma tête. Dans les deux cas, j'avoue que ça me déplaît franchement. Je suis une image vivante de la tranqulité, c'est même pas moi qui le dit, c'est les autres. Comment elle peut me penser une seconde aggressive?

"Quoi? Non?"

C'est tellement absurde que je peux difficilement fournir une réponse construite. Ou alors c'est peut-être un jeu bizarre, une sorte de language codé pour m'inviter à la mordre ou je sais pas. Mais j'ai pas envie, de toute façon. Faudrait pas pousser.

"Pas aujourd'hui, en tout cas"

Faudrait pas que je me ferme des portes, surtout quand elle vient de les ouvrir. Surtout qu'elle a l'air particulièrement savante sur certains sujets que je viens à peine d'effleurer du doigt. C'est pas dans mes habitudes de repousser de potentiels professeurs, je donne assez de valeur à la sagesse pour y tenir.

"Je sais pas ce qui t'a donné cette idée, ça m'intrigue."

Qui peut me voir comme une menace, sérieusement?