Come pick me up, I'm scared (feat. Shizuma)

Bien-sûr qu’il est en retard. Encore, en retard, en même. Mais c’est comme ça, il n’a pas l’intention de faire davantage d’effort pour arriver à l’heure ; ça dénaturerait son côté mystique et convoité. Et puis, il peut bien arriver en retard autant qu’il le veut : Shizuma sait très bien qu’on finira par le lui pardonner. En fait, il en arrive même à se demander si arriver à l’heure ne lui causerait pas même davantage de souci. On pourrait commencer à se demander ce qu’il lui prend, le trouver étrange même. Lui-même trouverait ça plutôt cocasse à vrai dire : quels choix de vie auraient pu le mener à arriver à l’heure ? À échouer si lamentablement dans sa quête de désirabilité ?

Heureusement pour lui, quand Shizuma jette un œil à son téléphone pour en vérifier l’heure, il sent sa poitrine s’affaisser et son sourire revit. Il a déjà cinq minutes de retard alors qu’il n’a même pas quitté l’appartement.

Il en gagne cinq de plus à chercher inutilement sa perruque avant de se souvenir qu’il l’a laissée dans les vestiaires du club deux jours plus tôt parce qu’il avait prévu d’y repasser. Il fait ça souvent, et il oublie souvent aussi. Rien de grave, ça aussi, il le fait souvent. Envahir l’espace public sans demander son reste à quiconque souhaiterait en avoir l’utilité.

Il se déhanche dans la salle de bain, dans sa chambre en bouclant la dernière sangle de ses bottes, manque de se manger l’encadrement de la porte encore plus que d’habitude parce qu’il pète presque les deux mètres avec des plateformes aussi hautes et cale le rythme de son pas sur la musique qui bat son plein dans ses DeathPods.

Il se trompe d’étage plusieurs fois. Il a une bonne excuse : il habite ici depuis un mois seulement. Ou deux ? Ou trois ? Ah, il a oublié. Il adore son appartement ceci dit, et l’Agence, et ses colocataires. Ça, c’est bien quelque-chose dont il est sûr. Tokyo est géniale, n’est-ce pas ? Il n’a pas ressenti ce frisson d’excitation depuis longtemps. Il s’est déjà fait entre deux-cent et trois-cent amis depuis son retour – c’est-à-dire, tous les fantômes à qui il a parlé et sourit – et surtout la dame qui lui vend son petit gâteau chaque matin. La mort est belle, trop belle. Il pourrait en trembler rien qu’à y penser.

D’ailleurs, il oublie un peu de penser au plus important. Il oublie tellement d’y penser qu’il reprend le même couloir pour la troisième ou la treizième fois avant de se rendre compte qu’il y a un problème. Il arbore un grand sourire en pensant à ce petit coquin d’architecte qui a voulu faire une potite blague aux résidents de l’agence : sûrement un type génial lui aussi. Il ne doute pas de lui d’ailleurs : à sa place, il aurait sûrement mis un peu plus de lumière parce qu’il commence à ne plus rien y voir mais c’était peut-être là sa volonté artiste ? Ah ! Ce mec est un véritable génie… pour sûr… c’est juste qu’il commence à faire vraiment sombre. Il n’a pas peur du noir : il sursaute quand il sent un truc lui toucher l’épaule et crie comme une vierge effarouchée avant d’éclater nerveusement de rire : quel potit blagueur cet architecte…

Il marche sur la pointe des pieds – comme si c’était possible de faire ça avec ses énormes bottes – il ne veut pas faire de bruit : ce serait fâcheux si quelqu’un dormait dans le coin et qu’il réveillait cette personne, pas vrai ? Ah, ah, ah ah ah…

Alors quand il entend une voix l’appeler, il se tourne vers cette dernière comme si sa vie en dépendait avant de se ruer – tout est relatif, il sautille comme il peut sur ses talons de vingt centimètres – vers cette dernière.

Je suis là ! Je suis perdu ! Aide-moi s’il te plaît !

Est-ce qu’il pleure ? De joie ? Ou parce qu’il est terrorisé ? Il ne sait pas trop. Il ne pleure pas non, c’est la transpiration. Non, il ne transpire pas ; en fait, il a même un peu froid.

Plutôt que de l’aide, Shizuma se heurte à un mur. Bien malheureusement pour lui, pas littéralement à un mur. C’est…

Indescriptible. Il n’y a rien de tangible. Pas d’onde de choc. Pas de vent pour le repousser. Pas de pouvoir étrange qui réussirait à le maintenir à distance ou de véritable mur pour l’arrêter. Pourtant, Shizuma tombe au sol comme si une force similaire l’y avait forcé. La douleur est si intense, si insoutenable que ses terminaisons nerveuses n’en prennent pas tout de suite la mesure. Elle vient tardivement et lui coupe le souffle. D’à genoux, il tombe à quatre pattes ; d’à quatre pattes, il s’effondre de tout son poids contre le sol froid, colle désespérément son oreille contre ce dernier en espérant que la pierre atténuera le bruit mais rien n’y fait.

Il ramène ses genoux contre lui, essaye d’étouffer le son perçant de ses mains tremblantes. Il ferme les yeux, les ouvre de nouveau, tousse un sanglot qui fait sursauter son diaphragme et lui noue l’estomac. Ses lèvres s’entrouvrent dans l’espoir de supplier pour un cessez-le-feu immédiat. Même si le moindre son parvenait à s’échapper de là, il serait couvert par le hurlement assourdissant qui le plaque au sol, le prive d’air, de chacun de ses sens si ce n’est l’ouïe. Tout pulse, mais c’est entre ses tempes que la guerre fait rage—boum, boum, boum. La bouche sèche, les membres douloureux, il réunit le peu de force qu’il lui reste et essaye désespérément de ramper, de s’éloigner.

Il ne parvient à avancer que de quelques centimètres avant que la douleur n’ait raison de lui et que l’obscurité ne l’emporte. Sa tête retombe, heurte le sol, et son corps se détend tout entier.

Elle entend un murmure. Elle sent la pierre sale sous ses bras, sa joue et ses cuisses découvertes. Le froid la saisit, l’enveloppe et elle rouvre les yeux dans un frisson, halète en regardant partout autour d’elle. Elle croise deux billes violettes qui luisent dans l’obscurité et bondit presque sur ses genoux pour s’éloigner.

Qui êtes-vous ?! Laissez-moi tranquille !

Comment s’est-elle retrouvée ici ? Elle ne s’en souvient même pas. Sa robe se fait la malle et elle remonte son décolleté autant que se peut. Elle se demande ce qui lui a pris de sortir aussi découverte. Elle tire d’un côté, puis de l’autre, et abandonne en se disant qu’elle choisira une robe moins courte la prochaine fois.

L’inconnue ne bouge pas. La peur commence à prendre possession de ses membres et elle s’appuie contre le mur derrière elle pour se relever. Elle se sent sale. Atrocement sale.

Reculez, je… je n’ai pas envie de vous crier dessus ! Ne me forcez pas à le faire !

La simple idée de crier de nouveau lui fait peur. Elle ne veut pas en arriver là de nouveau. Il en est hors de question. Et si cette personne ne lui voulait pas de mal ? L’image de Yuga passe comme un éclair devant ses yeux et elle serre le poing. Il faut qu’elle se contienne, mais… si elle n’a pas le choix, elle n’hésitera pas. Sa main lisse machinalement ses plumes, et Anzu espère que le geste la détendra comme il la détend toujours.

Qu’importe ce que l’inconnue lui dit, Anzu est terrifiée. Elle a crié ? Comment ça, crié ? Anzu plisse les yeux, prend un moment pour étudier l’apparence de celle qui lui fait face et… elle comprend. C’est l’une des siennes, n’est-ce pas ? Ses yeux s’attardent sur les dents pointues, sur le bleu de ses cheveux.

Je… je ne sais pas trop, j’ai… l’impression d’avoir eu un moment d’égarement mais… elle grimace. Quand j’essaye de me souvenir de ce qu’il s’est passé, ça me fiche un mal de tête pas possible.

Sa demande, Anzu ne peut la refuser. Elle hoche timidement, ou presque, la tête et accepte la main tendue pour se relever. La prise est un peu faible, mais c’est parce qu’Anzu se rend subitement compte à quel point la jeune femme est… petite et frêle par rapport à elle. Elle s’aide surtout du mur pour se relever mais c’est l’intention qui compte et, joignant ses mains sur ses cuisses, elle incline poliment le buste vers sa nouvelle comparse.

Merci, murmure-t-elle, encore trop peu sûre d’elle, coinçant une mèche de cheveux derrière son oreille en fuyant son regard. Je m’appelle Anzu. Et vous ? Vous… vous savez où nous sommes ? Je… je ne me souviens même pas être arrivée ici !

Plus elle y réfléchit, plus cet endroit la met mal à l’aise. Au mur, il y a des torches, de véritables antiquités qui ressemblent à ce qu’on trouvait dans les donjons au Moyen- ge, ou un truc du genre. Anzu ne sait pas vraiment, elle n’est pas particulièrement forte en histoire à vrai dire.

Gardant le silence pour écouter sa comparse, Anzu se dit qu’elle aurait pu bien plus mal tomber. Au moins, elle est avec une autre chimère et cette dernière a même l’air gentille comme tout ! Ses mots l’adoucissent et la tension dans ses épaules s’appaise à mesure qu’elle se présente à elle. Mary, c’est ça ?

C’est joli, Mary… murmure-t-elle. Mais vous y voyez quelque-chose ? Enfin… ici, il y a des torches mais il n’y en a pas partout. C’est comme ça que je me suis perdue, je crois…

Et d’ailleurs, hors de question de continuer dans le noir ainsi. Mary y voit peut-être quelque-chose, mais Anzu non. Elle marche jusqu’à la torche la plus proche et la déloge de son socle.

Impossible de se perdre maintenant, dit-elle toute sourire. Elle se tourne vers Mary et lui adresse un regard attendrissant. C’est adorable mais vous n’êtes pas obligée, vous savez…

Elle ne se souvient pas de comment est-ce qu’elle est arrivée ici, ni de ce qu’elle faisait avant mais elle sait une chose : elle était en route pour un show. Une idée de génie la traverse et alors qu’elle déambule dans les couloirs avec sa nouvelle partenaire, elle se tourne vers et marche à reculons (de toute façon, il faut aller tout droit, enfin, elle croit).

Vous voulez venir à mon show quand on sera sorties de là ? C’est dans un club en ville. Il y a de la danse, des drags et moi ! Normalement, c’est sur invitation mais je viens de vous inviter.

Anzu s’en fiche un peu du labyrinthe maintenant. Elle s’est fait une super copine et elle va peut-être s’amuser avec elle. Le labyrinthe, c’est juste un détail. Elle a oublié qu’elles sont coincées ici et qu’il n’y a pas de show tant qu’elles ne sont pas sorties, elle pense juste à ce qu’il y aura après.

Et alors qu’elle avance à reculons pour pouvoir faire face à Mary, elle sent un truc léger derrière elle. Comme une fourrure. La panique s’empare de tout son corps et elle sursaute, manque de se tordre une cheville à cause de ses talons et hurle ou presque, avant d’aller se réfugier derrière sa nouvelle amie. Les larmes lui montent aux yeux et menacent de ruiner de nouveau son mascara.

UN TRUC M’A TOUCHÉÉÉÉEEEEEE !!!!!!!!!

Chauve-souris ? Anzu sourit, toute en joie d’apprendre que sa nouvelle amie a aussi reçu l’injection d’un animal volant. Entre copines ailées (enfin, pas vraiment) on se comprend. Anzu lisse de nouveau ses plumes d’ailleurs. Elle est partie à la hâte et n’a pas pris son petit spray hydratant aux paillettes pour leur redonner de leur superbe après cette petite altercation avec murs et sols… tous deux sales. Heureusement, Mary lui fait oublier tout cette poussière qui lui colle aux plumes !

Du drag’. Et si tu crois que c’est pas ton truc ou bien que t’en as jamais entendu parlé, crois-moi ma puce, c’est parce que tu n’y es jamais allée avec moi parce que ça va être génial. Hey, lâche ce « vous » d’ailleurs ! On est copines maintenant !

Dommage que le Grinch se soit pointé pour mettre fin à tout le fun qu’elles avaient ensemble. Anzu est tétanisée, cachée (à peu près) derrière Mary et les yeux clos de peur de voir ce qu’il pourrait y avoir devant elles. Elle panique pour de vrai : la fourrure, ça ne présage jamais rien de bon. Sa manucure est à moitié plantée dans les épaules de sa nouvelle amie d’ailleurs, mais elle lâche bien assez vite quand cette dernière s’avance pour évaluer le danger, torche en main et phrase qui pète au bout des lèvres.

Et là, c’est le drame.

Miaou ? Non. Nope. No way. No fucking way.

Anzu recule d’un pas, puis de deux. Elle écoute à peine ce que Mary lui dit et pointe l’ignoble créature du doigt. Elle ravale ses larmes car c’est l’adrénaline qui reprend le dessus et regarde Mary comme si elle venait d’insulter tout son arbre généalogique.

Juste un petit cHaToN ?! MARY, RECULE !!! C’est elle qui recule malgré ses mots. Tu sais ce que les chats font aux oiseaux quand ils en croisent ?! Ils nous arrachent les ailes, bouffent notre bec et nous crèvent les yeux et je n’en ai plus qu’un alors j’ai pas envie de le perdre, et t’inquiète pas que s’il peut te croquer, il le fera aussi ! dans un élan de courage et parce qu’elle ne peut pas laisser sa nouvelle partenaire dans une telle détresse, elle claque ses talons et s’approche du chaton. SHOO !! SHOO ! Laisse ma copine tranquille, vile créature démoniaque ! Tu mangeras personne ce soir !

Ça ne marche pas. Le petit chat, au caractère aventurier et à l’humeur visiblement joueuse, se met sur ses deux pattes arrières et joue les durs en sautant sur la jambe d’Anzu.

HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!!!! MARY AIDE-MOI JE VAIS MOURIR !!!!!!