take five // ft. Yasuke

Comme un enfant écoutant son grand-père près du feu, tu cales ta tête sur ta main, l'autre tenant ton verre que tu es prêt à siroter à chaque nouvelle information intéressante. Avec les lumières dansant contre les murs, la musique désormais plus lointaine se noyant parmi le brouhaha général, l'environnement devient idéal pour se perdre dans les histoires racontées et les vies vécues. Tu sais que Yasuke n'est pas un homme de mots, qu'il lui arrive d'être secret et discret, alors tu veux surtout savoir s'il te fait assez confiance, combien de son existence il est prêt à te faire découvrir - si tu étais quelqu'un d'autre, tu n'accepterais jamais de faire ce sacrifice. Ca te rassure de savoir que certaines personnes n'ont pas cette opinion de toi; que tu n'es pas si irrécupérable.

En réalité, tu ressembles plus à un bon élève, hochant la tête de façon un peu absurde à chaque mot que tu "approuves" : art, jazz, basse... on pourrait se demander si tu écoutes vraiment, et la réponse est oui ! Tu n'as juste jamais appris à te contenir. Peut-être te dis-tu que c'est comme ça que tu auras la meilleure note - la meilleure note en "conversations avec un ami", ce que n'importe qui convoite, bien évidemment.

C'est que Yasuke a quand même pas mal une attitude de prof. Tu devrais lui demander des cours- de quoi, tu ne sais pas exactement. De tout et n'importe quoi.

- Tu sais, j'en ai connu, des musiciens. C'est un environnement qui peut être impitoyable, surtout avec ses jeunes talents... Je trouve que les musiciens de jazz sont particulièrement bienveillants, pas toi ? Enfin, je dis ça, mais je pense surtout à toi en disant ça, haha !

Suivi d'une tape dans le dos. Elle t'a échappé, tu n'y peux vraiment rien.

Et puis, ton visage se crispe. Tu espères que ça n'est que légèrement, mais avec toi, on ne sait jamais. Tu surjoues depuis le début de la soirée; Yasuke doit bien remarquer ce que ça te fait de soudainement te rappeler de tes années de rockeuse. Il n'y a pas un jour où ces souvenirs ne te hantent pas; tu as ramené ta vieille basse avec toi à Tokyo, comme si tu ne cherchais pas à t'en débarrasser. Yasuke a-t-il entendu parler de ton groupe par quelqu'un d'autre, ou est-ce que tu lui aurais raconté lors d'une autre soirée, une fois que l'alcool avait gagné ta raison ? L'un et l'autre sont une possibilité. Reste à faire comme si ça ne te gênait pas. Comme toujours, en fait.

- Ah... non, tu ne te trompes pas. De la basse. Dans un groupe de rock. Un peu pareil que toi, du coup, mais complètement différent.

Ca avait plus de sens, dans ta tête.

Yasuke n'a pas l'air de vouloir creuser cette partie de ta vie; rien de plus soulageant. Rassuré, tu reprends alors une gorgée. Que tu manques de recracher, parce qu'un rire t'échappes lorsque tu imagines ton ami en rockstar... Vraiment, tu n'y avais jamais pensé avant, mais tu aurais dû ! Il y a du vrai potentiel, là-dedans, bien que ce soit hilarant comme image.

- C'est vrai que ça peut faire peur, comme univers, mais j'ai croisé certaines des personnes les plus sympas de ma vie comme ça ! Des gens super, je suis sûr.e que vous vous entendriez bien !

C'est ce que tu adores dans la musique; la coalition entre les univers, les opposés qui se rejoignent... Comme avec vous deux, tiens. Unis par l'amour pour le jazz; et parce que tu adores sa compagnie, bien sûr !

Tu écarquilles grand les yeux, car tu n'es pas sûre d'avoir bien entendu - toi, faire du jazz ?? En voilà une idée qui ne t'étais jamais venue avant - et des idées, tu dois en avoir, des milliers par jour. Peut-être que tu voulais rester de l'autre côté de la scène, admiratif, et que tu n'osais pas entrer dans cet univers qui te procure tant de plaisir. Mais là, un maître du jazz - à tes yeux, il en est vraiment un - te souffle l'idée. C'en est presque émouvant : il a assez confiance en ton potentiel pour te voir le rejoindre dans cet univers ? C'est digne d'un film.

- Alors ça, c'est une idée ! tu réponds, des étoiles plein les yeux. C'est très tentant, mais j'ai peur d'être un peu rouillé...

Flashback de l'époque où tu bougeais dans tous les sens tout en restant concentré.e sur ta basse, sous les feux des projecteurs, et que tu terminais la chanson en faisant un plongeon dans la batterie de ta collègue... Oui, tu dois être rouillé, et surtout, tu aurais peur de reprendre les mauvaises habitudes. Mais le jazz semble être un milieu plus calme, il n'y a qu'à voir comment Yasuke est zen en permanence. Tu pourrais essayer de l'imiter, mais toi, tu n'as pas l'entraînement d'un samouraï.

- Mais ce serait dommage d'abandonner avant d'avoir essayé ! On pourrait se faire une petite session musicale, un de ces quatre, toi et moi, non ?

- Tu me les présenteras un jour ?

Si seulement c'était aussi facile. Tu n'es pas le genre de personne à garder contact. Dieu sait que tu as essayé, mais c'est juste hors de tes capacités. Tu finis toujours par passer à autre chose, et quand tu tentes enfin de rétablir le contact, c'est toi qu'on a oublié. Le temps que tu retrouves ces fameux "amis", c'est Yasuke que tu auras peut-être perdu de vue. Pas que c'est ton intention, ni la sienne d'ailleurs; c'est juste l'ordre naturel des choses, dans ton existence. C'est en finissant ton verre que tu retrouves le courage de lui répondre par un nouveau mensonge.

- Avec plaisir ! Je les ai laissés sur d'autres continents, par contre, et qui sait où ils se cachent aujourd'hui... Mais j'adorerais te les présenter !

Quel rêve ce serait. D'exister pour plusieurs personnes à la fois.

Quelle idée, de déprimer alors que tu es censé.e passer une incroyable soirée. Ca ne t'arriverait pas aussi facilement si tu prenais juste la peine de t'exprimer sur ce que tu ressens. Yasuke serait un bon confident, non ? Tu n'en as pas beaucoup, des amis qui sont toujours d'aussi bon conseil. Son expérience pourrait t'être bien plus utile. Mais à la place, tu lui réponds comme si de rien n'était :

- Ca m'a l'air d'un super plan ! Appelle moi quand tu veux, et je débarque prêt.e à jouer pendant des heures ! C'est pas grave si c'est pas super pro, j'ai jamais su faire pro de toute façon. Et puis l'essentiel, c'est de passer du bon temps !

Ce sont bien les mots de quelqu'un qui a complètement oublié à quoi ressemble une répétition non professionnelle. C'est peut-être pas plus mal; tu te souviens surtout des sons de guitare désaccordée provenant de tes collègues, les plaintes quand la synchronisation n'était pas au top, et une odeur de cigarette que toutes les fenêtres du monde n'auraient pas pu évacuer. Ca ne ferait pas de mal d'avouer que ces aspects là ne te manquent vraiment pas. Ce sont les risques du métier, c'était une autre époque - tu devais être une autre personne, sans doute.

Tu entends une vague d'applaudissements, ce qui réveille ton petit cerveau de hamster, et tes mains bougent toutes seules pour rejoindre le mouvement. Quel dommage, votre conversation était si passionnante que tu n'as pas pu correctement écouter le dernier groupe... Ce qui te rappelle-

- Mais ce soir, c'est toi que je veux entendre jouer ! C'est pour bientôt, votre passage ?

Quand tu l'écoutes parler, très souvent, tu ne peux tout simplement pas t'empêcher de sourire. Parfois, il parle tellement au premier degré que ça t'amuse, et dans d'autres moments, comme celui-ci, tu te retrouves attendri.e. Parce qu'il t'accorde une confiance que tu ne t'accorderais jamais à toi-même, alors ça déclenche chez toi une telle bouffée de joie que tu enchaînes sourire naïf sur sourire naïf. Un vrai enfant dans ta manière de gérer tes émotions.

Rien n'est encore prévu, évidemment, mais tu sens déjà la catastrophe arriver en organisant cette histoire de leçons de jazz. Elle viendrait de toi, forcément. Pas parce que tu as un emploi du temps chargé, au contraire, tu as trop de temps en dehors de tes heures de tournage. A part pour tes petites habitudes - comme celle de passer au moins un soir par semaine au club de jazz, tiens - tu finis toujours par t'éparpiller. Mais si tu te pointais au dojo de Yasuke et que tu y passais tout ton temps libre, il devrait bien finir par débarquer pour t'accorder un peu du sien, non ?

Pas le temps de s'organiser pour cette fois, car l'heure est enfin venue. L'excitation était à son maximum chez toi, et tu pourrais te lever pour l'acclamer de tout ton souffle si ce genre d'étiquette était acceptée ici. C'est sûrement pour ça que les gens s'étonnent de te retrouver dans ce genre de bar - pourquoi les clubs de jazz, et pas les discothèques ou n'importe quel club où on bouge plus ? Parce que contrairement aux apparences, tu n'es pas le genre de pile électrique qui a besoin de tout donner sur la piste de danse. Quand tu étais plus jeune, c'était une autre histoire, mais aujourd'hui, tu préfères te concentrer sur la musique, faire plaisir à tes oreilles...

...Sauf quand la musique vient de ton cher ami, bien sûr. Il t'a gentiment demandé de garder la place, alors tu ne pourras malheureusement pas aller inviter tous les autres clients à danser avec toi, au risque de ne pas retrouver le chemin du retour - le bar n'est pas si grand, mais avec toi, on ne sait jamais. Tu le vois disparaître dans les coulisses de la scène et tu fais de ton mieux pour tenir en place, au moins jusqu'au début de la musique. Quand les lumières se rallument, tu le repères tout de suite sur la scène, accompagné de sa belle dame, ce magnifique instrument qu'est la contrebasse. Tu applaudis plus fort que n'importe qui, aucun doute là-dessus. "Yasuke !! Ouais, mon pote !!!", tu l'acclames, comme un parent à la pièce de théâtre de son enfant, ce qui doit franchement être un peu embarrassant pour lui.

Il t'a dit de garder la place, pas de rester assis... Il ne t'en voudra pas si tu te lèves pour taper du pied et des mains au rythme de la musique, qu'il ressente ton encouragement depuis la scène, que ses collègues se demandent ce qu'il a bien pu faire pour mériter un tel hypeman. Evidemment, ces petits pas de danse sont pour eux, aussi. Pour tout le bar. Te voilà à faire des petits tours sur toi-même en espérant que d'autres suivent le mouvement, sans te douter une seule seconde que personne n'ose te dire à quel point tu as l'air ridicule.

Venant de toi, une telle énergie n'a rien de surprenant. Les employés du club doivent même être habitués de te voir faire de ton mieux pour enflammer la piste de danse - et échouer lamentablement. Ce qui sème le doute chez les autres clients, c'est sûrement ça : comment tu fais, pour ne pas remarquer les regards gênés qu'on te jette ? Une telle confiance en soi, certains tueraient pour arriver à ce niveau. On ne peut pas dire la même chose concernant ton talent de danseur...

Ca consiste surtout à des tours sur toi-même avec une absence totale de synchronisation - quand tu as le tournis, tu utilises Yasuke comme repère, sans oublier de lui faire de grands gestes. Sa concentration se voit si bien sur son visage que tu ne te fais pas de soucis, et gesticules de plus belle. C'est une belle soirée pour laisser ton corps et ton appréciation pour la musique s'exprimer. Un peu moins pour tes voisins qui pensaient assister à un spectacle un peu plus... adulte, peut-être. Eh bien, qu'ils s'habituent, parce que ça ne sera sûrement pas la dernière fois que tu viens.

Quand le rythme du dernier morceau commence à ralentir sur sa fin, tu ne le remarques même pas. Tu pourrais te donner des heures encore. Lorsque tu réalises qu'il n'y a plus de musique, c'est un tel choc que tu manques de te péter la figure par terre. Heureusement, à défaut de manquer de coordination, tu ne manques pas d'équilibre. Tu te rassieds comme si de rien n'était, en priant intérieurement que personne n'aies remarqué (tout le monde a vu).

Tu attends sagement ton ami, et inévitablement, tu te redresses comme un jouet à ressort quand il apparaît à nouveau, cette fois devant toi :

- C'était... incroyable ! toujours doué.e avec les mots, toi. L'étoile du soir ! De la ville entière !

Tu applaudis tellement que ça paraît un peu exagéré - mais t'es juste comme ça. L'adrénaline commence à retomber, peut-être que tu vas enfin pouvoir te détendre et te mettre sur la même longueur d'onde que Yasuke.

- Oh, tu m'a vu ? tu t'étonnes tandis qu'une petite voix dans ta tête te susurre un "évidemment". T'as vu, j'ai gardé toute mon énergie pour me donner en spectacle aussi, la voix ajoute un "malheureusement".

- Si ça c'est la performance d'un amateur, retour aux compliments, alors j'ai hâte de voir ce que ça va donner dans quelques années !

Si on est encore amis d'ici-là.

Tu ne sais pas mentir à toi-même.