take five // ft. Yasuke

C'était une de ces rares, très rares soirées, où tu allais arriver en retard à ton petit plaisir de la semaine. Encore en train d'ajuster ton écharpe pour te protéger du froid nocturne, tu cours vers le club de jazz - ton club de jazz, ton endroit fétiche, tout le monde te connaît, là-bas. A ton arrivée à Tokyo, tu ne te serais pas douté que les Japonais eux aussi étaient amateurs de jazz, et en faisaient de si grande qualité ! Mais tu avais redécouvert cette ville multiculturelle, alors ça n'a rien d'étonnant.

Tu arrives à l'entrée, saluant au passage tous les employés que tu croises avec un grand sourire, quelques tapes dans le dos, quelques "Comment ça va depuis la dernière fois ??", tu déposes ton manteau aux vestiaires comme si l'endroit t'appartenait. Ce sont les mêmes pas à chaque fois, les mêmes qui t'emmènent au bar - consommation obligatoire si on veut écouter la musique - pour commander quelque chose de léger, qui ne t'empêchera pas d'apprécier la douce ambiance qui t'attire tant.

Ton verre en main, tu slalomes entre les tables et les chaises à la recherche d'un coin sympathique où te poser pour la nuit. Le propriétaire du club est sur la scène avec son micro, remerciant celles et ceux qui sont venu.e.s ce soir, et les autres qui viennent régulièrement - ça, c'est toi ! Le tout probablement en attendant l'installation des instruments et autres équipements. Quelle chance, même quand tu traînes des pieds à la maison, tu finis par ne pas rater la musique ! Tu n'écoutes pas vraiment son speech, tu préfères jeter des coups d'œil aux autres tablées. Dans un coin, tu peux distinguer une longue et large silhouette, difficile à ignorer. Bien sûr, un Yasuke dans son habitat naturel ! Tu te lèves et te diriges vers lui aussi naturellement que le jour où vous aviez fait connaissance dans ce même club.

- Yasuke, big guy ! tu t'es pas mal améliorée en japonais depuis votre rencontre, mais tu ne peux pas t'empêcher de glisser tes expressions anglaises si familières. Où est ta big lady, hein ? tu questionnes en faisant référence à sa contrebasse.

Car Yasuke est un de ces musiciens que tu admires, et si on te demande, il joue merveilleusement bien ! On pourrait ne pas le suspecter, surtout vu sa carrure et les choses qui sortent sur Internet quand on cherche son nom - tu as halluciné en voyant ça et passé toute une nuit à lire des articles sur lui, une fois - mais, si d'autres connaissent Yasuke le garde du corps ou Yasuke le samouraï, pour toi, Yasuke est juste la force tranquille qui aime jouer et écouter du jazz.

Tu l'assailles davantage de questions :

- J'ai pas raté de passage, hein ? Tu joues ce soir, au fait ? Ou c'est détente avec Foulques ?

Quelque chose que tu apprécies énormément dans les clubs de jazz, c'est la façon dont chacun semble toujours insister pour se mettre sur son trente-et-un, ou au moins dégager une certaine aura. Yasuke ne fait pas exception à la règle. Toi, en revanche, tu fais un peu tâche. C'est tout sauf nouveau.

- Moi, ça va ! "comme d'habitude", tu aurais envie d'ajouter.

A côté de lui, tu te sens si petit... même sa contrebasse te tient tête. On le remarque peut-être pas forcément lorsqu'il est sur scène, mais c'est un sacré gaillard ! Aucune quantité de potions ne pourrait t'apporter une telle carrure, et c'est bien dommage. Ni son talent, mais tant que tu peux apprécier, ça te va.

Tu tournes la tête vers la scène à la mention des musiciens comme un chien à qui on va lancer la baballe. Ils vont commencer d'un moment à l'autre, tu te dis, et tu tires une chaise derrière toi tout en faisant signe à Yasuke de s'installer avec toi. Toi qui apprécies toujours un peu de compagnie, tu veux pouvoir profiter de lui aussi longtemps que possible. Tu ne peux pas non plus t'empêcher de zieuter son sabre, posé comme s'il s'agissait d'un sac ou d'une casquette... tu aimerais bien le voir s'en servir un jour. Peut-être que tu devrais lui payer une visite à son dojo, un de ces quatre ?

- Des voyages ? Pas pour tout de suite ! tu lui réponds en rigolant. J'ai l'impression d'être arrivé à Tokyo hier, seulement !

Plutôt il y a deux ans, mais qu'est-ce que le temps, quand on a l'éternité devant soi ?

- J'exagère, mais clairement, j'ai pas encore fait assez de choses pour prévoir le prochain voyage ! Et puis, je sais pas, j'aime bien, ici.

T'aimes bien partout.

- Mais quand je repartirai, je te le ferai savoir, bien sûr ! Et je continuerai de tout filmer, tu pourras tout voir !

Un peu de pub. Tu peux pas t'en empêcher.

Enfin, la musique se lance, synchronisée avec les acclamations des autres clients. Tu les imites, sifflant peut-être un peu plus fort qu'eux, juste parce que tu le peux. Maintenant, il te faut te pencher au dessus de la table pour entendre ce que Yasuke a à dire - difficile de se concentrer sur les deux à la fois, mais ce n'est pas faute d'essayer ! Ton regard, lui, reste rivé sur la scène. Ces lumières et ces visages rayonnants sont tout simplement fascinants; un spectacle qui parvient à t'apaiser, de façon un peu candide, mais si efficace.

Tu prends le compliment de ton ami avec un petit rire de gremlin, espérant pouvoir le lui retourner quand il sera à son tour sur scène - "espérer" n'est pas le mot, tu sais que tu seras son hypeman n°1 quand tu iras le retrouver dans les coulisses, excité.e comme un petit chien, même si la performance n'aura rien de si extraordinaire que ça.

- Hmm... oui, je suppose, tu réponds à sa question d'un air distrait.

Pas très poli, mais tu n'as compris que la moitié de ce qu'il te raconte et tu n'oses pas lui demander de répéter. A vrai dire, si tu essaies de reconstituer ce que tu as entendu avec des suites de mots logiques dans ton petit cerveau, tu as bien une idée, mais ça ne t'amène pas plus loin. Tu connais Yasuke comme quelqu'un de très sage, de beaucoup plus vieux que toi... peut-être à part pour la technologie, tu ne lui arrives à la cheville dans aucun domaine. Tu te sens un peu mal de ne pas pouvoir le rejoindre dans un débat philosophique sur la musique et l'art - sûr qu'il apprécierait, mais toi, tu n'as jamais été doué.e avec les mots. Plus de tes mouvements. Et à ce moment précis, tu ne sais peut-être pas répondre, mais tu sais ce que veut ton corps : ton pied qui bat la mesure sur le sol, tes doigts qui se dandinent sur la table, tes hochements de tête... tu as cette soudaine envie de danser qui devient de plus en plus difficile à ignorer. Certes, personne d'autre ne danse dans la pièce, mais ça fait si longtemps que tu ne t'es pas donné ce plaisir. Oseras-tu ?

Tu te retournes vers Yasuke avec le regard d'un chien suppliant à son maître de le laisser aller jouer dehors. Tu es un adulte, tu n'as pas besoin de sa permission pour te lancer sur le dancefloor - même s'il n'y en a pas, c'est un club de jazz. Contente toi de l'espace entre les tables. Tu n'arrives pas à retenir un petit rire quand tu l'entends te qualifier "d'agité". Tu sais qu'il n'est pas le plus jeune des lémures - avec tout ton respect - mais, franchement, n'es-tu pas agité.e en permanence ? Bien plus que lui, en tout cas. A ses côtés, tu dois avoir l'air d'un enfant hyperactif - ce que tu as été, à une époque. Une âme que tu sembles avoir gardé.

Nerveusement, tu te retournes tout de même vers le lémure. C'est que ça ne se fait pas vraiment, d'abandonner ses amis parce qu'on a envie de se bouger... même toi, tu le sais. Ca n'a pas l'air de le déranger - il te le confirme de ses propres mots, en plus. Mais, ces derniers temps, tu as réalisé que tu as beaucoup de chance d'avoir ces quelques amis proches qui restent à tes côtés peu importe les circonstances... alors tu t'es rendu compte qu'il y avait quelques améliorations à apporter de ton côté, niveau comportement. Bon, ce n'est pas avec Yasuke qu'il y a eu le plus de débordements, mais il faut bien commencer par quelque part. Tu hésites comme un enfant qui essaie de contenter son excitation face à un cadeau. Les tapotements de doigts effrénés deviennent alors une danse plus timide, qui demande la permission. C'est le regard rivé sur le bois sombre de la table que tu parviens à une idée.

- Non, ça va ! un tout petit mensonge - tu as toujours autant envie de danser, mais tu te retiens. C'est vrai qu'ils sont bons, ceux-là, tu pointes en direction du groupe dont la musique devient de plus en plus entraînante, mais ce n'est que le début de la soirée !

Un sourire malicieux, prenant Yasuke comme allié.

- Je connais un autre groupe, pour plus tard, à qui je réserve mes fantastiques pas de danse, et clin d'œil.

Histoire de mettre toute cette énergie dans autre chose que gigoter sur ta chaise, tu te lèves, fouillant dans les poches de ta veste pour récupérer ton porte-feuille.

- Je vais chercher un truc au bar, en attendant, il fait soif ! Tu veux un truc ?

- Tous ceux qui viennent ici sont bons.

Ton regard se porte à nouveau sur la scène. C'est vrai qu'en plus de parfaitement remplir leur rôle de premier acte, les stars du moment ont l'air de terriblement bien s'amuser. Ils ne pourraient pas autant illuminer la pièce, sinon; cette vague de jeunesse est appréciée, par toi tout particulièrement. Tu devais ressembler à l'un d'entre eux, à l'époque où c'était toi, sur scène.

Yasuke, sacré gaillard, n'a peut-être pas bien compris ta blague - ou alors, il s'en fiche ? Les deux sont une possibilité, tu n'es jamais bien sûre de le comprendre de toute façon. Les différentes époques et cultures dont vous provenez vous collent à la peau, à tous les deux, mais vous parvenez tout de même à faire marcher cette amitié. Pendant une seconde, tu le regardes d'un air incrédule, avant de pouffer de rire :

- Mais oui, tu as raison ! Je ne disais pas ça pour rabaisser les autres groupes, tu me connais, je ne ferais jamais ça !

Mais j'ai bien le droit d'avoir mes préférés... tu ajoutes intérieurement, tête de mule que tu es. Oublie ça; c'est l'heure de se faire plaisir au bar. Accompagné de ton cher ami, c'est sûr, vous devez être le duo le plus stylé du club. Toi, habillé.e chic comme tu le fais chaque fois que tu viens bénir tes oreilles dans cet endroit, et Yasuke... bah, c'est Yasuke quoi. S'il ne dégage pas cette aura impressionnante de guerrier, c'est qu'il doit être malade. Et en tant que guerrier, tu n'es pas surpris qu'il commande un sake. Toi, tu te contenteras d'un gin, pour le moment. Le temps que les boissons arrivent, tu réfléchis déjà au prochain sujet de conversation... Les applaudissements à la fin de ce premier acte, auxquels tu participes avec beaucoup d'enthousiasme, ne te déconcentrent pas d'un poil. Tu observes les membres du groupe discuter et rire entre eux. La nostalgie, toujours dormante en toi, t'envahit alors à nouveau.

- Yasuke, big guy... je t'ai déjà demandé comment ça t'es venu, la contrebasse ?

Si oui, alors tu as déjà oublié. Si non, tu es plus que prêt.e d'en apprendre plus sur sa non-vie.