(fb) Good to me // ft. Ishtar

Je sais pas ce que je fous ici. Ca craint pas autant que la Piss, mais ce bar en particulier m'a toujours laissé une mauvaise impression chaque fois que je lui donnais une seconde chance.

T'avais soif, mon grand. Le silence de tes nuits est devenu suspicieux à ce stade, il te monte à la tête. Et quand tu as peur d'être seul avec tes pensées, tu viens les noyer là où la musique est forte et l'alcool coule à flots. Sauf que toi, tu bois même pas. T'es seul et tu restes agrippé au bar comme un gosse à sa mère. Puis t'as pas chaud, avec ce manteau ? On pourrait se demander ce qu'un type comme toi fait au milieu d'une telle jungle. T'as même pas de proie.

Non, ça c'est le genre de langage que tu n'oserais jamais employer. Ca ne correspond même pas tout à fait à tes intentions. Quand tu repères quelqu'un, ce n'est jamais - ou alors rarement - par attirance. Mais c'est, étrangement, toujours la plus belle personne dans la pièce. Il ne suffit pas qu'elle te plaise à toi; il faut que tout le monde autour d'elle soit incapable de détacher son regard. Tes préférences à toi, en fait, elles importent peu. Ton rôle est d'immortaliser ceux qui occupent déjà tous les esprits; ceux qui le méritent. C'est ton travail, et tu ne peux pas laisser tes émotions interférer, peu importe combien tu le souhaites. Ce n'est pas comme s'il y avait quelqu'un qui prenait autant d'espace dans ta petite tête, hein ?

Eh bien...

Tu le sais car tu l'as vu. Alors que tu attendais ta boisson - non-alcoolisée, merci à vous - c'est presque comme si tu l'avais senti arriver. Difficile de rater cette tignasse rouge comme le sang que tu lui avais volé cette nuit où tu l'avais vu pour la première fois; et perdu.

C'est moi, où les portes se sont ouvertes toutes seules pour lui ?

En fait, tu bois pas parce que t'en as pas besoin. Qui en aurait besoin, quand le plus redoutable de tous les vampires (du moins, c'est comme ça que tu le vois) a décidé de venir dans le même bar pourri que toi ? D'habitude, tu n'as jamais peur d'aller voir tes futurs modèles, de leur expliquer ce que tu fais et pourquoi tu as besoin d'eux - de toute façon, ils sont toujours si flattés que tu leur fasses la proposition. Mais avec lui, c'est différent. Tu ne sais pas comment il réagirait. Tu voudrais tant qu'il te souvienne de toi, de ton nom, ton visage, ta voix, tes crocs et la douleur qu'ils lui ont infligé. Mais ce qui était pour toi la meilleure nuit de ton existence, il y a cent dix-huit ans déjà, ne l'était peut-être, sûrement, pas pour lui. Si ça l'était, il te chercherait dans les bars comme tu le fais. Même si ce soir, c'est lui qui t'as trouvé.

Bouge. Fais quelque chose. Purée, pourquoi c'est si difficile quand c'est lui ?

Ne le laisse pas filer encore une fois. Tu vas le regretter.

Souviens-toi.  De cette expression si désespérée, et pourtant si familière qu'il portait le soir où il est venu te supplier, plutôt que de fuir comme le font la majorité des gens lorsqu'ils surprennent un vampire en pleine buvette. La réminiscence est claire dans ton esprit; l'instant présent est flou, comme dans un rêve. Bercé par la musique et les conversations, tu pourrais t'endormir là, sur le comptoir, le visage enterré dans tes bras croisés. A le regarder, comme si vous étiez seuls dans ce bar.

Ou tu pourrais lui parler. Ne pas le laisser filer comme la dernière fois. Arrêter d'attendre que les choses viennent à toi.

Mais même si j'essayais, je ne saurais pas quoi lui dire...

Alors ne fais rien. Fais ce que tu fais d'habitude, ce pour quoi tu es entraîné.

L'idée te frappe d'un coup. Tu te redresses comme si une douleur soudaine était parvenue à toi. Mais ce n'est pas douloureux, c'est tout l'inverse. Un sourire se dessine sur tes lèvres, et tu pries intérieurement pour qu'il ne le remarque pas. Tu restes cool, attrape ton carnet avec son stylo bille attaché à lui à l'intérieur de ton veston - que tu oublies tous les soirs, sauf celui-ci. Tu ne crois pas au destin, mais cette fois, tu te dis que tu peux te le permettre. Alors tu t'y mets; ce carnet sert surtout à noter des informations que tu as peur d'oublier, mais tu commences une nouvelle page, et le clic de ton stylo trahit tes intentions. Tu restes discret sur les va-et-vient de ton regard, tu ne veux pas lui faire peur. Tu le reproduis de ton point de vue, pour marquer dans ton esprit la ligne parfaite qui trace son nez lorsqu'il est de profil. Et le reste - tu avais peur de tout oublier. La vitesse à laquelle tu sketches et ajoute les détails t'impressionnes carrément. Il te suffit de quelques regards sur le côté pour capturer la souplesse de ses cheveux, la façon dont ils retombent sur son visage, la finesse de celui-ci. C'est d'un agréable. Ca fait combien de temps que tu n'as pas eu de modèle comme celui-ci ? Qui est grâcieux sans faire d'efforts, beau sans que tu aies à n'en rajouter une couche par dessus. Que tu dessines par pur plaisir.

Le temps passe vite quand on dessine au stylo sur un petit carnet comme le tien, aussi vient le moment où tu observes le résultat et conclut qu'il n'y a plus rien à ajouter. Normalement, c'est le moment de la signature. La tienne est, d'habitude, un A. York bien dissimulé. Mais ce n'est pas un dessin comme les autres. Tu te contentes d'un simple Avalon dans le coin de la page. Tu poses ton stylo et glisse ton carnet vers ton voisin. Le regard droit devant, terrifié par ce que tu pourrais apercevoir dans ses yeux, tu te sens obligé de te justifier :

- Je ne fais jamais ça d'habitude. Jamais.

Et c'est vrai. Tu n'oserais pas lui mentir comme ça au visage. Qu'il a joli d'ailleurs. Tu te répètes, mais franchement, tu t'en fous.

 C'est un joli coup de crayon que tu as là.

Oui. Je sais.

- Mais il est difficile de faire mieux que le modèle, tu ne trouves pas ?

Ca, tu es moins habitué. Tu veux répondre quelque chose, acquiescer, mais c'est le balbutiement le plus lamentable qui sort de ta bouche. Tu préfères t'arrêter là. Un peu plus et tu deviendras un pathétique petit tas de poussière. Et tu seras à ta place.

Fais chier, c'est toujours les plus beaux qui sont le moins dignes de confiance, tu réalises alors que le rouquin se met à tourner les pages de ton précieux carnet. C'est aussi douloureux qu'une centaine de pincements sur ta peau fragile; et pourtant tu te tais. Tu ne sais pas quand sera la prochaine fois qu'Ishtar fera autant attention à toi. Alors tu profites de ce simple geste qui n'a jamais été rien d'autre qu'une humiliation pour toi.

- Et que me vaut cet honneur, Avalon ?

Tu oses relever la tête à la mention de ton nom. Face à face. Tu es habitué au contact, à la proximité, aux longs regards silencieux de par ton travail. Mais avec lui, c'est étrange. Iel est étrange.

Et iel te regarde, encore et encore, attend ta réponse. Et même quand tu auras donné ta réponse, il ne te lâchera pas. Il lui en faudra plus. Alors même quand la soirée se terminera, peu importe où tes pas te mèneront, il sera tout autour de toi. Tu pourras presque le sentir. Tu iras te coucher et, même les yeux fermés, tu verras encore les siens, ce regard qui dévore, qui enflamme. Loin, très loin d'en avoir fini avec toi.

Et toi, tu ne seras pas satisfait tant qu'il ne sera pas satisfait.

- Juste une habitude. Mensonge. Quand je viens ici, c'est pour travailler. Dessiner les gens dans un environnement où ils se sentent bien.

Pourquoi essayer de faire comme si de rien n'étais. Tu n'arrives déjà pas à être naturel quand tout va bien. Vas-y, continue de sortir mensonge après mensonge. On verra si votre petite aventure fait long feu.

Il ne se souvient pas. Il ne se souvient pas de moi. Il ne se souvient pas. Il-

Il est là.

Et tu pourrais presque le toucher.

- Mais... C'est rare de tomber sur quelqu'un comme toi. Je ne crois pas avoir réussi à bien reproduire tes qualités. Et j'ai de l'entraînement.

C'est juste que personne ne lui ressemble. Comment pourraient-ils ? Rien de ce que tu n'as vu avant ne se rapproche de ce regard, ces expressions, ces gestes. C'est le paradis pour un artiste. Ca pourrait être le tien.

Tu rougis, tu bafouilles, tu perds le contrôle. L'assurance que tu pensais tenir si fermement entre tes doigts t'échappes, cruellement, c'est un adieu que tu sentais arriver mais qui n'en est pas moins douloureux. L'autre vampire est à deux doigts de t'emmener dans sa valse. Et tu prendrais sa main avec grand plaisir, sans savoir si la danse ne dure que le temps d'une soirée, ou jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Sa mort, c'était toi. Tu as un énorme respect pour la Faucheuse, mais pour Ishtar, c'est toi qui captura son dernier souffle et le priva de cette lumière dans son regard (que tu gardes près de ton cœur depuis). Il a l'air de s'en être bien remis. Il n'en garde aucune trace. As-tu oublié celui qui t'a fait vampire, cette froide nuit d'octobre ? Oui. Tu n'as ni son visage, ni son nom. Tu n'as jamais cherché à éclaircir cette partie de ta vie/mort.

Mais tu croyais que Ishtar et toi, vous aviez quelque chose de spécial. Idiot comme tu es.

Peut-être alors qu'il est temps pour un nouveau départ. Peut-être qu'à partir d'aujourd'hui, tu n'as plus droit à l'erreur.  Et tu t'y tiendras. Tu te battras contre toi-même, ou tu feras juste le nécessaire. Juste ce qu'il faut pour trouver un sens à cette histoire (ton existence).

- Vraiment ? J'ai l'air de bien me sentir dans...  Cet environnement ?

Oui, tu te dis. Mais "oui" n'est peut-être pas la réponse appropriée. Est-ce celle qu'il voulait entendre ? Tu ne sais que dire dans ce genre de situations. Tu sais déjà combien tu détestes tes propres mots - la façon dont ils t'échappent à chaque fois. Alors, faute de faire mieux, tu te jettes sur une occasion que tu attendais depuis la première fois que tu as posé les yeux sur cette chevelure couleur feux des enfers : des compliments, encore et encore. Jusqu'à ce que ton souffle vienne à manquer; jusqu'à ce qu'on te prenne pour quelqu'un qui a perdu la raison. Jusqu'à ce qu'on reconnaisse que c'est ce que tu fais le mieux.

- Eh bien, pour commencer..., tu oses, tu te contiens, tu restes professionnel; ce n'est qu'un modèle comme les autres, c'est ce que tu veux faire croire tant que c'est encore possible. Tes yeux se marient étonnamment bien au reste de ton visage - ils sont faits l'un pour l'autre, haha ! Ils se démarquent sans éclipser tes autres traits. Comme la finesse de ta mâchoire, cette androgynie, c'est quelque chose que beaucoup d'artistes recherchent particulièrement - peut-être que tu fais exprès de l'accentuer ? Avec tous ces détails, tes pommettes, tes sourcils, tes...

Tes lèvres.

Peut-être pas cette partie, au vu de comment tu rougis lorsque ton regard passe dessus. Il va le remarquer, c'est sûr. Et ça ne te dérange presque pas. Tu n'es déjà plus que l'ombre de toi-même, c'est triste à dire, mais c'est l'effet qu'iel a sur toi.

- ...et bien sûr, comment ne pas mentionner tes cheveux. J'ai failli ne rien dire, voir ce que ça faisait si quelqu'un les ignorait pour une fois, mais je ne peux pas, je suis désolé. La plus mémorable chevelure de tout le royaume des morts.

Feu de forêt, rubeus, aussi profond que les poches de sang dont tu te nourris. Pas une couleur très populaire en peinture; pour une bonne raison. Un mauvais présage ?

Certainement.

Tu vas finir par craquer, et tu n'essaies même plus de le cacher.

C'est rare de te voir aussi agité, les sens en alerte. Tu ne sais pas s'il est normal d'être en panique ainsi dans les moments d'intimité, ou si tu as juste les symptômes d'un animal chassé par son prédateur naturel. D'un point de vue extérieur, la situation est peut-être inquiétante; plus d'un spectre doit se demander s'il devrait venir à ton aide, c'est certain. Tu n'en veux pas. De leurs regards, de leur compassion à ton égard. Tout ce que tu veux, c'est ce qu'Ishtar a à t'offrir. Rien de plus, rien de moins.

Pour l'instant, il se contente de te couper le souffle à chaque mot prononcé, à chaque regard jeté en ta direction. Wow. Tu en as vu, et peint, des gens magnifiques; aucun n'arrive à sa cheville, tu le penses sincèrement. Qu'est-ce que tu pourrais lui apporter de plus, à lui qui a déjà l'air si satisfait, qui a tout ce dont il pourrait espérer ? Est-ce que tu as envie d'être un prétendant oubliable et oublié de plus ?

Oui. Oui. Un milliard de fois oui.

Et tu ne le laisseras pas s'échapper une nouvelle fois.

A le regarder jouer avec ses cheveux sous ton nez, tu aurais presque envie de les toucher, et ça, c'est nouveau. Tu n'as jamais voulu plus qu'observer tes modèles, afin de reproduire leurs traits du mieux que tu pouvais. Toucher, c'est aller trop loin. C'est briser la barrière entre l'artiste et sa muse. C'est admettre qu'il y a quelqu'un derrière tes œuvres.

Tu te contentes de te demander si sa peau est aussi douce qu'elle en a l'air.

- J'aimerais faire mieux qu'un simple croquis, tu avoues.

Allez, jette-toi à l'eau. Sur ton siège, tu te positionnes de sorte à ce que vous soyez presque face à face. Tu rassembles tout ton courage pour arriver à sortir ces mots de là où tu les avais enfouis. Enfin, libère-les.

- Si je te payais pour poser pour moi... tu accepterais ? Une fois par mois, à mon appartement, quelques heures, une toile. Je pourrais les vendre, ou tu peux les garder si tu veux. Je pourrais arriver à un bien meilleur résultat que dans ce carnet...

Est-ce que les autres cœurs qu'il a dû briser avant toi ont eu le temps de le magnifier comme tu aimerais le faire ? Ils n'ont même pas essayé, tu te dis. Les gens sont ingrats; ils pensent obtenir quelque chose et l'avoir pour toujours, sans aucun effort nécessaire de leur part. Alors qu'un bijou, ça s'entretient, au risque de perdre son éclat au fil du temps. S'il devenait ta muse, Ishtar n'aurait plus jamais à se regarder dans un miroir. Avec son accord, tu le dessinerais sur chaque surface et dans chaque coin de page. Dans la buée, dans le sable. Vous pourriez faire de grandes choses, tous les deux.

S'il n'était qu'à toi.

- ...mais je n'y arrive pas avec n'importe qui. Ca doit te paraître égoïste, mais pour moi, tu es l'occasion d'une vie.