(Flashback 1996) Dame de coeur à vous l'honneur - [Nao & Esperanza]

J’ai la sensation d’avoir la tête qui tourne. Comme si ses mots, ses grands gestes et ses pensées m’entrainaient dans un grand tourbillon qui tournerait vite - de plus en plus vite. Une petite nausée, sûrement dûe au fait que toutes mes habitudes soient mises à mal. L’air se tend, se distend, le bruit devient sourd, la voix d’Esperenza s’étouffe, alors je ne comprends pas réellement ce qu’elle me dit quand elle rouvre la bouche. Il faut une seconde de plus - de trop - pour que ses mots se mettent dans le bon ordre et que sa phrase devienne intelligible.

"Je te veux toi. Te découvrir. C'était si simple à comprendre, pourtant. Maintenant, c'est à toi de te demander si tu me désires, moi."

Un instant  je la regarde, l’air sûrement d’un enfant à qui on expliquerait une notion bien trop complexe pour lui. J’ai réellement du mal à saisir si elle est sérieuse, si ce qu’elle vient de dire provient de mon esprit ou du sien. Je cesse presque de respirer, un… deux … trois…

Que répondre à ça. Que répondre à une “déclaration” si soudaine qu’incongrue, si incompréhensible que douloureusement brûlante en mon cœur. Depuis combien de temps on ne m’a pas dit “je te veux” depuis combien de temps on ne m’a pas désiré sans me prendre avant même de me demander mon avis?

Je la regarde toujours,  le rose montant aux joues pour de vrai cette fois - ci, la face si cramoisie qu’elle doit être à la couleur de ses yeux.

- Qu’est ce que … On vient de se rencontrer et tu …

Je secoue la tête, me lève, recule, re-secoue la tête comme pour évacuer un rêve trop persistant. Voilà ce qui est en train de se passer : je rêve.

- Esperenza, tu es une femme tout à fait désirable, n’en doute  pas. Tu me fais complètement perdre mes moyens, je n’arrive même pas à comprendre ce que tu me trouves, mais…

Je me rapproche doucement, à pas de chat, l’air sûrement pas du tout sûr de moi, et pose une main sur la sienne. Sa chaleur semble s’insinuer en moi tant que je la tiens, comme si elle m’intrusait et prenait possession de mon corps. Après mon cerveau qui déconne complètement, c’est mon corps qui commence à me donner des signaux inhabituels. Une chaleur naît également au creux de mes reins, dans mon bas ventre, et le rouge de mes joues n’est que plus intense.

- Mais qu’est-ce qu’on fait ? C’est de la pure folie. Tu es de la pure folie.

"Si c'est de la folie, alors je veux être folle à jamais. À danser entre mes émotions, à ne rien contenir, à ne rien vouloir comprendre. Je l'ai simplement vu dans ton regard, et je l'ai su au premier instant. Dans tes manières, dans tes expressions, je sais que tu le ressens aussi. Tu es ce qu'il manque dans ma vie, la moitié lacunaire de mon tout. Je ne veux pas me poser de questions, Nao, je ressens mes certitudes sans avoir à les analyser. Tu devrais t'autoriser un peu de folie, tu sais. Juste un instant. S'il te plaît."

Elle est désormais bien trop proche, s’est hissée à ma hauteur sur la pointe des pieds. L’intégralité de mes émotions se mélangent, les voyants sont clignotants dans mon crâne alors que le peu de contenance que je tente de garder s’enfuie en courant à toutes jambes. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, et quand je ne comprends pas, je perds le nord. Le nord, c’est elle, elle remplit tout mon être et mes pensées, alors qu’elle susurre la dernière phrase, je ne peux m’empêcher de loucher sur ses lèvres. Espe me regarde, je ne peux pas échapper à sa présence. Son visage est là, tout proche, à ma portée - c’est une invitation ? Je sens mon corps se pencher, sans même en donner l’ordre, comme s’il était attiré par la jeune femme, aimanté - aimant. La bulle explose d’un coup et je secoue la tête une nouvelle fois - tout faire pour se réveiller. J’ai un nouveau mouvement de recul, brusque et réflexe.

- Espe. Je n’ai jamais connu de femme ! 

Je le crie presque, les mots s'échappent de ma bouche avant même que je n’aie pu les conceptualiser. Cette confession, cet aveu d’échec, de panique sort de moi alors même que je ne l’avais jamais réellement réfléchi. Effectivement, si je suis rompu aux arts de l’amour homosexuels, je n’ai jamais connu le corps d’une femme. La seule femme de ma vie, c’était ma mère, ma mère qui n’a jamais voulu de moi. Les filles de la maison étaient presque des étrangères, jalouses et piquantes face à ma réussite et au travail que je leur enlevais. Les femmes m’ont toujours été lointaines, jamais vraiment vues comme des partenaires. De la sentir si proche, toute disposée à me toucher, n’a aucun point de repère dans ma base de données. Aucun moyen de me baser sur une quelconque expérience.

- Je n’ai jamais connu de femme… Je ne savais même pas que je pouvais être attiré par une femme… je murmure presque, baisse les yeux

Ce n’est pas la tasse que j’avale, c’est tout l’océan. J’ai l’impression de me débattre dans une mer aussi épaisse que de l’essence, m’engluer dans une toile dont je discerne mal les contours. Ma vie a été dédiée à la survie, moyennant stratégie. J’ai toujours réussi à passer entre les vagues, à m'adapter aux remous. Et là, là elle me prend doucement par la main pour me pousser dans l’eau. J’ai envie de me laisser porter, de danser dans le courant et en même temps… Je suis terrifié d’imaginer ne pas pouvoir préparer ma chute.

Je suis probablement le roi des naïfs dans ce domaine, mais je ne le suis pas au point de croire qu’elle m’aime. N’est - ce pas  ? Cependant, sa soudaine attirance, son être qu’elle m’offre, suffisent à me faire perdre la tête. Elle ne m’aime pas, mais moi j’ai envie de l’aimer. Cette évidence me frappe, m'étourdit. Peut-on vouloir aimer quelqu’un au premier regard ? Rationnellement non, mais tout en elle m’attire et me trouble - ça doit être de l’amour ? De la bêtise à n’en pas douter, de la faiblesse aussi ?

"C'est un honneur d'être la première, alors. Gratifiant, aussi. Enfin, je pourrais prendre des potions, si tu préfères rester en terrain connu...J'ai l'impression de t'intimider, Nao. Je suis trop soudaine, peut-être? Sortie de nulle part, en un flash?"

La voilà qui recule, j’ai l’impression de respirer normalement tout à coup. Elle écarte ses chélicères, cesse de mordre. Son venin est déjà en moi, je le sens qui circule en lieu et place de mon sang. La toile est toujours autour de moi, je peux presque la palper physiquement.

-Je ne veux pas que tu te changes en un homme pour moi… Je …

J’hésite, je triture mon doigt de mon ongle. Finalement je cède et sors une cigarette de mon paquet, l'allume avec mon zippo et jette le paquet et le briquet sur la table toute proche une fois mon soutien posé à ma bouche. Fumer me détend et plus important encore : fumer me donne une contenance, quelque chose à faire de mes mains.

- Tu m’intimides, grandement. Déjà oui, tu sors de nulle part, ensuite j’ai l’impression de ne rien savoir face à toi. Tu es comme l’araignée qui me fère dans sa toile Espe, que veux tu que je te dise ? Que je panique, et ne sais que répondre?

Alors qu’elle s’assoit sur une de mes tables, je tire une bouffée plus profonde, plus longue. La fumée semble se mêler à son venin, juste là en moi. Je m’approche à mon tour, franchissant la courte distance qui sépare nos deux corps. Le feu reprend mes joues, j’ai l’impression d’être un adolescent.

-Tu me dis me vouloir… Toi qui est si belle, toi qui m'ensorcelle... Apprends moi ?