(Flashback 1996) Dame de coeur à vous l'honneur - [Nao & Esperanza]

L'espagnole avait osé le geste de trop, Nao fondait dans son étreinte, s'abandonnait au déraisonnable. Une étincelle de lumière perdue dans une marée d'ombres, incapable de comprendre son rôle ou ses pensées dans une valse macabre dont il n'est qu'un pantin.

Il la tient en retour, un peu trop fort pour que c'en soit confortable, mais assez pour qu'elle le sente. Ce qu'elle était venue chercher, sa récompense dans toute cette farce: son attention. La preuve qu'elle était importante à ses yeux, qu'elle existait encore dans un monde lent et monotone. Une chaleur humaine qui prouvait lui rappeler ce qu'elle avait ressenti, un jour. Comme une fenêtre temporelle vers ses jeunes années, un rappel de ses folies et de ses passions les plus belles. Un amour qui lui était donné.

Qu'elle ne sait plus rendre depuis d'innombrables années, ou sous une forme meurtrie et viciée.

Elle laisse durer l'embrassade aussi longtemps que lui ne le souhaite, il semblait en avoir besoin, aussi. Quand il veut plus cependant, elle le relâche, le fixe quelques secondes dans les yeux. Puis, lui refuse sa récompense, et lui touche du bout de l'index le nez avec affront.

"Pas encore, mon poussin"

Avec la paresse d'une adolescente rebelle, elle se laisse tomber, allongée lascivement contre la table, et croise les mains derrière la tête.

"Si tu veux un baiser, il faudra le mériter. Je suis une noble dame!"

Il devait avoir la jugeote pour comprendre que c'était plus un jeu qu'une réalité historique. Surtout que ses manières ne rappelaient vraiment aucune haute société d'aucun siècle.

"Amuse-moi, tente-moi, que sais-je? Montre-moi que tu es digne de mon amour."

Le mot interdit était prononcé avec désinvolture et irrévérance, comme s'il n'avait pas de sens profond, comme si aucun concept grandiose ne s'y cachait plus. Comme s'il était normal et acté. C'était réfléchi, un peu.

Elle sait que son spectacle à eu son effet sur le pauvre homme, et pour cause. Il a été répété et joué des milliers de fois, son costume de chair taillé à la perfection pour le rôle depuis des temps immémoriaux. En un mot comme en cent: elle a du charme, et sait en jouer.

La tentatrice s'amuse de sa gêne, de sa honte. Elle s'imagine le voir se débattre avec ses bas instincts, l'animal qui sommeille en chaque être animé. C'est qu'il est difficile pour les plus raisonnables et pragmatiques de composer avec le fait de n'être que le jouet de la matière qui nous compose, d'être un pantin articulé des besoins que la nature nous impose. Esperanza a eu le temps de s'accomoder de ses instincts, en plusieurs siècles d'existence, trouve une harmonie dans la complétion de ses aspects.

Et s'il est un besoin qui frappe tous ce qui vit, c'est la soif. L'idée du verre proposé n'est pas particulièrement créative, mais franchement appréciée. La lémure se redresse brusquement pour se tourner vers le serveur, qui semblait être entré sans révolte dans son jeu.

"À la bonne heure! Sa majesté se languirait volontiers d'un verre de rhum, à la vanille. Tout fruit lui siéra dans l'arrangement."

Elle avait quand même cerné que Nao craignait d'en savoir trop peu sur elle, alors sa silhouette se rapprochait calmement du comptoir pour s'y accouder, se préparait aussi à lui donner sa récompense.

"Et dire que je suis plus ancienne encore que le rhum lui-même... Ah, ça ne me rajeunit pas, ces histoires."

Une bribe d'information, laissée en passant, pour scruter avec interêt sa réaction.

Évidemment, le jeunot doit comprendre enfin dans quelle vase il a pu s'embourber, mais saura-t-il seulement s'en extirper? Esperanza sait que non, mais peut-être une étincelle de raison dans l'esprit du vampire pourrait lui donner de l'espoir. Ou non.

Reste qu'il touche un point très sensible en évoquant son histoire probablement riche, certainement à son insu, mais assez violemment pour qu'elle soit atteinte. Son visage se fissure un peu, son masque de bonne humeur ne saurait survivre à la tempête dans son esprit. Il a frappé dans la fourmilière, en somme, et elle détourne le regard pour répondre.

"Tu sais, j'aime laisser le passé là ou il est. Après un âge, moins on s'y plonge, mieux on se porte. ¡Salud!"

Elle saisit son verre, et vient trinquer assez indélicatement. Puis, pour clore le sujet, elle vide la franche moitié de son verre, quitte à le voir vide. Il lui faut au moins ça pour retrouver son euphorie. Elle doit attendre que Nao finisse le sien pour attaquer les choses sérieuses, et n'est pas outrement pressée de toute manière, alors elle divague.

"Si mon âge te fait peur, tu peux encore me demander de disparaître. On est chez toi, que diable!"

Là encore, elle lui propose une porte de sortie, mais est-elle seulement ouverte? Qui peut fuir ses propres désirs, surtout charnels? Il est très su que la tentation fait prendre les plus mauvaises décisions à tout un chacun. Pour peser plus dans la balance, elle s'accoude au comptoir, et s'approche dangereusement.

C'en est presque jouissif de l'entendre le formuler, même si elle l'avait déjà su. Il ne peut pas la laisser partir, il ne veut pas qu'elle lui glisse entre les doigts, il ne veut pas la manquer elle. Alors oui, c'est bas, narcissique, mais ça lui plaît démesurément. Peut-être plus malin qu'elle ne l'aurait pensé, il lui ressert la même chose sans demander son avis. La constitution d'Esperanza ne lui permet naturellement pas de tenir des litres entiers de spiritueux. Bien vu, bien vu.

À le voir déployer tant d'efforts et de sincérité, elle le prendrait presque en pitié, au fond. Elle s'amuse de sa lucidité, aussi, s'étonne de sa résilience. Nao est en quelque sorte un chaton cherchant à fuir les papouilles de sa maîtresse, perdu dans l'immensité de ses mains.

"Évidemment, que je sais. Nous sommes faits l'un pour l'autre. Je dois me donner en spectacle pour capter ton attention, non?"

Assez malhabilement, notamment parce qu'elle venait se prendre le pied dans les barres d'un tabouret, elle grimpait sur le comptoir pour s'y asseoir sans gêne aucune, lui faisant face. Quelques affaires avaient été écartées dans la maneuvre, mais rien de cassé. Elle prenait une gorgée de son rhum, avant de prendre à nouveau le petit vampire par les épaules.

"Pour le moment, mon monde, c'est cette pièce, et mon désir, c'est toi."

Pour le moment, oui. Un moment qui pourrait durer un jour, une semaine, un an ou une heure. Ses désirs sont des caprices, des feu follets éphémères, mais ça n'est jamais elle-même qui s'y brûle. Seulement les pauvres âmes qui la côtoient.

Enfin, il méritait sa récompense, la lémure venait plaquer ses lèvres contre les siennes pour en chasser l'air, lui interdire toute pensée et toute réponse. Rien ne comptait vraiment du passé ou du futur, seulement le présent. Elle prenait le temps de lui titiller les canines du bout de la langue, avant de se retirer un instant.

"Alors, un verdict sur la tendresse des dames?"

Quitte à être la première, autant laisser bonne impression.