(Flashback 1996) Dame de coeur à vous l'honneur - [Nao & Esperanza]

Des yeux rouges. Rouge sang. Luisent les iris dans le fond de mon bar. En un instant je me remémore les histoires de vampires que j’avais entendues de mon vivant, enfant. Alors certes, en vérité je n’ai pas plus les yeux rouges qu’une allergie au soleil, mais toute cette imagerie est sans doute ancrée dans la tête des vivants par un ou deux congénères qui auraient souhaité se rendre effrayants lors d’une chasse. Elle a les yeux rouges - sûrement le fruit d’une potion quelconque. Ses yeux me fixent, me scrutent, semblent chercher à voir mon âme. Je plante mon regard dans le sien, le soutient, et m’incline légèrement en lui souhaitant la bienvenue. Tout dans son apparence me frappe comme un pic dans la poitrine. Il semble se dégager d’elle tellement de choses, une ambivalence certaine. Elle me scrute, alors je la scrute aussi, regard aussi noir que le sien est rouge. Vampire ? A n’en presque pas douter. J’ai souvent, lorsque je croise un buveur de sang, la même sensation. Comme s’il était entre nous une reconnaissance tacite.

L’inconnue rejoint une table du fond, d’un pas léger, d’un air tranquille. J’hausse un sourcil, finissant de nettoyer le verre que je tiens dans la main - en principe les gens viennent commander au bar, je crois que c’est ce qui se fait. Peu importe, le client est roi, surtout chez moi. Je pose le verre soigneusement aligné aux autres et quitte mon abri-comptoir pour m’approcher de la cliente aux yeux rouges.

Bonjour, que puis-je vous servir ?

De près, elle me semble terriblement attirante, d’une beauté sauvage et chaotique. Comme si - à l’image de ce qu’elle dégage - elle créait en moi répulsion et désir. Danseuse, théâtreuse? Elle semble se mouvoir en parfait contrôle de son propre corps, comme s’il était soumis à l’exactitude de sa volonté. Comme le mien à la mienne, toujours droit et mesuré. Cependant je ne peux m’empêcher de souligner en mon for intérieur que ses yeux semblent encore me suivre, m’appeler.

Un silence. De ceux qui sont là pour instaurer le malaise, de ceux qui brisent le rythme d'une discussion fluide. Un sourire, charmant, comme elle. Je la regarde patiemment, soutenant toujours son regard si particulier. Je suis conscient qu’un jeu est en train de se mettre en place. Je ne suis pas habitué à ce que ce soit une femme qui joue comme ça avec moi. Elle m’intrigue. Une vague teintée d’amusement et de plaisir me traverse un instant.

"Pour moi, juste un café, noir."

J’incline la tête “d’accord” et vais pour me retourner quand sa voix s’élève une nouvelle fois.

“Et puis, c'est si calme ici, vous m'accorderiez bien votre compagnie, j'espère?"

Je marque un temps d’arrêt. Elle l’a soufflé, d’un trait de voix comme une brise. Je ressens une certaine stupeur, sa demande est soudaine, créée en moi des réactions contradictoires. Je me retourne à nouveau vers elle, prenant un instant de réflexion sur le même ton que son silence. Casser le rythme, ménager mon tempo. Jouer une symphonie en arythmie. Je jette un regard dans ma salle, presque vide. Je lui rends mon regard tout de suite après, aimant à attention qui a débarqué dans mon petit établissement.

- Ma compagnie? Je crains qu’elle ne vous déçoive, mais je peux prendre quelque temps pour vous si c’est ce que vous souhaitez. Laissez-moi aller chercher votre commande et je suis tout à vous à moins d’une arrivée massive de clients.

Non pas que j’en perde mes moyens - j’ai connu des approches bien plus cavalières venant d'anciens clients - mais le lieu et la personne me déstabilisent légèrement. Pourquoi me regarde-t-elle comme cela, qu’est ce qui l’intéresse tant en moi qu’elle veuille que je m’installe à sa table? Le café coule, je lance le mien pour l’accompagner, un café américain long, sans sucre. Pendant que je prends deux tasses et le sucre sur un joli plateau, je m’interroge. Que me veut cette créature originale et inattendue ? Qu’attend-t-elle de moi? Je me glisse finalement sur la chaise face à elle, pose tout mon attirail, sa tasse devant elle. Lui sourit poliment, et reste là, ne sachant que faire pour la première fois depuis longtemps.

- Alors … Comment vous-appelez vous?

Je n’aime pas me laisser submerger, en aucune circonstance. Je n’aime pas non plus ne pas savoir ce qui pourrait me submerger. Là, face à elle, je m’efforce de garder un certain recul, d’analyser la situation. Tout en elle me semble à la fois beau et… dangereux. Comme si elle aussi maintenait une façade ; qu’est ce qui se cache en dessous? D’être plus proche d'elle, je commence à me demander si je ne me suis pas laissé tromper par la couleur de ses yeux et tout ce que j’ai pu y associer  - est-elle vraiment Vampire? Je la sonde, l’observe avec curiosité et intérêt alors qu’elle me répond avec un rire dans la voix.

"Demander le nom d'une dame sans se présenter, quelle galanterie..."

Elle fait une pause, je ne sais pas s’il s’agit là d’un réel reproche, son ton suggère plus une boutade qu’une remontrance, pourtant je tique légèrement et hausse un sourcil. J’ai habituellement moins de mal avec le second degré, mais sa remarque me titille un peu - j'espère curieusement ne pas l'avoir vexée.

"Je m'appelle Esperanza Thallia, mais tout le monde me nomme simplement Esperanza.Et vous, alors? Vous venez de connaître un tragique destin? Un funeste coup du sort?"

J’en déduis qu’elle est morte depuis plus longtemps que moi, comme si en “vétéran” elle cherchait à mettre à jour sa base de données de rencontres en ce monde. Cette fois-ci c’est moi qui répond avec un léger rire dans la voix.

- Je manque effectivement à tous mes devoirs; quel goujat je fais! Je m’appelle Nao, juste Nao. Enchanté milady (j’appuie le mot légèrement en inclinant la tête) Esperanza… je marque une pause pour siroter mon café et lui offrir un sourire. Ai-je l’air si jeune que ça? Pour dire vrai je suis ici depuis deux décennies je dirais, mais le début de ma mort n’a pas été peuplée de beaucoup de sorties… J’ai commencé par me reposer. Enfin, voilà, au bout d’un moment il faut bien sortir un peu de son trou alors me voilà.

Je désigne la salle d’un geste de main.

- Je suis bien obligé de sortir pour faire tourner tout ça, et c’est l’occasion de jolies rencontres.

Encore une fois un mot appuyé, plus que ce que je ne l’aurais fait habituellement.

Je me sens comme un gamin. Je n’ai jamais, JAMAIS, été attiré par une femme de ma vie - il faut dire que je n’en ai pas connu des masses, et que dans une maison close la notion d’attirance est clairement écartée. Alors je me retrouve là, face à elle, à la regarder en ne laissant rien transparaître, et en draguant pitoyablement - c’est bien ça la drague, non? Faire des compliments, flatter. Esperanza me sourit, un grand sourire aux dents blanches, et je crois que j’aime son sourire. Je souris de manière beaucoup plus mesurée, pas réellement habitué à être expressif et m’épancher en effusion d’émotions. Je ne baisse jamais le regard, impassible à l’extérieur alors qu’à l’intérieur mon petit cœur bat un peu plus fort que d’habitude.

"Pauvre petite chose, larguée dans un si grand monde, avec encore tout à découvrir et personne pour vous guider...Si seulement il y avait une sublime rencontre, ou une magnifique rencontre pour vous accompagner. Vous en avez vues passer?"

Là, je me fends d’un rire, un rire léger mais sincère. Je crois déceler un sous-entendu, et je n’ai pas d’autre réaction possible que de rire. Elle m’a vu, moi? Des rencontres? C’est quasiment écrit sur mon front que je ne suis pas un être sociable. Mon coeur bat plus fort.

- Pour tout vous dire, je ne suis pas doué avec ces choses là, je ne côtoie pas grand monde et… Je vivais dans une maison close, avant, je n’ai jamais connu d’autre chose que des clients. Des hommes. Les rencontres n’étaient pas réellement le maître mot. Depuis, je n'ai jamais appris comment faire.

Je n’ai jamais eu de soucis à me livrer vite, et très fort. Même quand il s’agit de choses aussi intenses. Je tousse légèrement pour m’éclaircir la gorge, soudainement plus hésitant.

- C’est une manière de euh… me draguer? Enfin hem… je ne sous entends pas que vous me draguez mais…

Je secoue la tête, ne finis pas ma phrase, et reprends un shoot de caféine pour me redonner une contenance. Qu’est ce que je suis entrain de raconter? Je dois sembler bien présomptueux, mais enfin quoi ; sa phrase semble pleine de zones d’ombres. Moi j’improvise. Mal. Dans ma tête le plateau d'échecs qui est toujours en place quand j'interagis avec le monde extérieur ou même quand j’existe dans le monde extérieur semble tremblotant, je ne sais plus quelle pièce avancer, comment consolider une défense dont les troupes semblent désorientées.

Le plateau est flou, embué, je ne sais plus où avancer mes pièces, ni comment m’en dépatouiller. Une tornade emporte les petits soldats de mon camp dans mon cerveau, c’est la débandade; je n’ai plus la vision sur la suite de la discussion et ça… ça me pose souci… ou plutôt ça me fait paniquer. Pourtant, tout est un jeu dans la vie, surtout les relations sociales. Alors même si je n’y vois plus rien là haut, je ne perds pas la face et re-mets en place le masque impénétrable de sérénité qui a glissé le temps de me laisser bafouiller. Tout va bien, je me concentre, reprends un peu de café.

Elle semble compatir à ce que je livre sur mon passé, fronce les sourcils. Je ne cherche pas la compassion quand je raconte cette partie de ma vie. C’est ce qui a fait de moi qui je suis, j’ai du mal à y penser avec tristesse. Seulement de manière pragmatique ; je suis un handicapé du lien social - quel qu’il soit.

Ensuite, vient son rire. Ah, son rire. Il coule hors de ses lèvres, jaillit de sa gorge et vient danser à mes oreilles, se nichant dans mon conduit auditif pour monter directement à mon cerveau. Il est beau son rire, comme elle. Je sens une chaleur douce dans ma poitrine quand elle rit, c’est agréable. Je suis tellement concentré sur son rire que je ne vois pas son attaque arriver. Sa main, sur la mienne, ses doigts qui tapotent ma peau, à son propre tempo. Je sursaute au contact, ayant un léger mouvement de recul quand elle se penche vers moi, appuyée sur la table. Sa voix revient chatouiller, il me semble jusqu’à mon âme.

"Ça vous ferait plaisir, que je sois en train de vous draguer? Ça vous inquiéterait? Ça vous flatterait? Parce que je comptais y venir, bientôt..."

Et là, c’est plus fort que moi, je sens le sang affluer dans mon visage, rougir mes joues qui sont habituellement si pâles. Impossible de ne pas voir que je suis gêné, surtout pour elle qui est si près de moi. Si… près. Je dois avoir pris une teinte de rouge tandis que je reste légèrement en arrière - garder une distance de sécurité, se mettre à l’abri. Malgré tout, je ne sais pourquoi, je ne retire pas ma main qui se sent au chaud sous la sienne, entourée, englobée.

- Esperanza je … ne sais pas comment comprendre tout ce que vous me dites je…

Je déglutis, manque d’avaler de travers.

- Vous êtes très belle, mais je doute du bien fondé de tout ça, je suis au travail et euh… Je ne sais pas comment m’adresser à une femme je ne veux pas vous importuner et ne doutez pas du fait que je sois grandement flatté par l’attention que vous me portez mais… (Je fais une pause et secoue ma main libre) Mais enfin non vous êtes magnifique il n’y a pas de mais, je suis simplement flatté voilà!

Magnifique, je suis pleinement ridicule, nous y sommes. D’un regard je balaie la salle, priant très fort pour ne pas voir de client arriver au moment où je perds les pédales et me vautre dans le bafouillage et l’hésitation devant cette femme qui semble me faire perdre tous mes repères. Qu’est ce qui est en train de m’arriver, qu’est-ce qu’elle me veut cette Espe, qu’est ce que je suis entrain de ressentir?