Quoi de neuf d̶o̶c̶t̶e̶u̶r̶ (feat Kumar)

Le secondes s’écoulent et deviennent… étranges. Pas dérangeantes, ni même bizarres, juste singulières. La rue s’éveille tout doucement de l’autre côté de la vitrine mais la boutique est encore calme, parfumée de volutes de thé et de poussière qui dansent dans la lumière matinale, fraîche et jaune comme du beurre. Mary l’entend, mais quelque chose dans l’expression de son visage et le voile de ses yeux mauves lui dit qu’elle ne l’écoute pas vraiment, pas entièrement. Une partie d’elle-même regarde à l’intérieur, interroge son reflet sur le miroir de ses souvenirs. Pendant quelques instants, le passé s’immisce dans le silence entre eux avec lenteur et grâce. C’est une forme de sérénité suspendue qui n’est pas faite pour durer et Kumar la regarde passer en respirant doucement, sans bruit. Il se demande lui aussi quels chemins cruels ou escarpés elle a dû arpenter pour se retrouver ici, de cette façon, si jeune...

« Vous ne vous en souvenez pas. »

Ce n’est pas tout à fait une question, juste une déduction formulée à voix basse pour lui-même. Commenter ce que la jeune femme vient de lui livrer ne lui vient pas à l’esprit, il n’a pas eu l’impression que Mary attendait une réponse à ses interrogations. L’expérience lui a appris qu’il faut observer et écouter avant de réparer. Dispenser à tort et à travers des solutions et des conseils que personne n’a demandé ne fait que mettre tout le monde mal à l’aise. Quand la chimère revient au moment présent pour lui poser une question à son tour, Kumar bat des paupières sans répondre, pris de court. Du bout des doigts, il vient gratter le côté de sa nuque. Ce n’est pas que ça le dérange mais il ne s’y attendait pas. Ça fait longtemps qu’il n’a pas mis de mots sur sa mort. En désespoir de cause, il décide de faire au plus simple :

« Je me suis empoisonné avec des conserves au plomb pendant une campagne de chasse à la baleine en mer du Labrador. »

D’un geste, il lui désigne la marionnette d’ombre chinoise suspendue au mur de l’autre côté de la pièce, discrètement cachée entre un buffet du siècle dernier et un shamisen de bois laqué. Les bandes de cuir superposées et délicatement ajourées figurent les vagues et le dos rond des baleines bien qu’ils n’aient pas eu le temps d’en croiser une seule, et sa petite silhouette mourante allongée dans le ventre pansu du baleinier. Les articulations du tout permettent d’animer toute la scène et Kumar se rappelle encore avec un frisson désagréable l’infâme nausée qui lui a ferré tout le ventre quand il a vu bouger la houle crêtée d’écume, les cétacés et le bateau tout autour de son corps immobile. Il chasse la vilaine sensation d’un haussement d’épaule. C’était il y a longtemps, après tout. L’obscurité de sa cabine empuantie par la mort ne peut plus l’atteindre aujourd’hui.

« Les conserves étaient encore récentes à l’époque et ça pouvait arriver de tomber sur un lot de mauvaise qualité. On a tout simplement pas eu de chance. Un tiers de l’équipage est mort avec moi. »

Il en a recroisé certains au fil des années. Il n’a pas spécialement gardé de contacts avec eux. D’un commun accord, c’était comme s’ils voulaient tous oublier cette campagne plus amère que les autres. Avec un soupir, Kumar reprend une gorgée de thé et termine sa tasse. La reposant sur la soucoupe du bout des doigts, il adresse un nouveau sourire maladroit à Mary qui l’écoute presque davantage avec ses grands yeux qui lui mangent le visage.

« Si vous êtes contente de vivre ici aujourd’hui, c’est peut-être ce qui compte le plus. Non ? »

La conversation est calme et prudente, se fait à pattes de velours. Kumar écoute, Mary entend même quand il parle à voix basse, elle s’épanche avec pudeur et il a l’impression que quelque chose est en place. C’est un rythme, une juste distance inattendue qu’ils ont trouvé et avec lesquelles ils avancent tranquillement dans ce début de matinée alors que rien ne les y préparait. Kumar sait d’expérience que c’est certainement l’effet du cristal et du thé qui les détendent, de la lumière satinée du point du jour qui leur tisse ce cocon au milieu des antiquités silencieuses, mais ça ne l’empêche pas de savourer l’instant. Il a l’habitude de se laisser porter par le flot qui se présente, c’est un vieux réflexe de marin, et il en a connu des plus tumultueux à chevaucher. Quand Mary le remercie, il hausse les sourcils et ne trouve rien de pertinent à répondre à part un geste de la main et un grognement nonchalant. Il n’a pas l’impression d’avoir fait grand-chose. Parfois, le monde se met en place de la bonne façon pour quelques instants, sans qu’on y soit pour rien. Une ombre de sourire s’ébauche au coin de sa barbe à la mention de sa fierté. Il connaît ça. Il comprend.

« On peut toujours rebâtir sur un trou, il faut juste des fondations différentes. C’est bien que vous soyez fière de vous. Le reste passera, comme ce que vous avez déjà surmonté. »

Kumar ne donne pas de leçons, ni ne se mêle de la vie des gens. Mais il peut parfois se permettre un petit encouragement, juste pour pointer du doigt ce qui est digne d’admiration. C’est important, dans ce monde où arrive tant d’âmes en peine en quête d’apaisement. Mary semble en avoir conscience aussi car elle lui retourne pratiquement ses paroles, le prenant de court à nouveau. Kumar se gratte la tête en grommelant quelque chose d’incompréhensible, perplexe. La paix ? Le pardon ? Il n’y a jamais vraiment réfléchi. Ce n’est pas vraiment le genre de choses auxquelles il aime penser, alors il préfère se dire que ça n’est pas important. Ça ne doit pas l’être.

« On ne s’engage pas sur un navire pour faire de vieux os quoiqu’il arrive. »

À son époque en tout cas, personne ne souhaitait voir un de ses fils s’embarquer pour un tel péril. L’océan est un désert hostile et vorace, peuplé de monstres et de colères divines dont on ne ressort jamais le même d’une traversée sur l’autre. C’est un enfer liquide qui enseigne l’humilité comme personne. Même le plus impie des hommes ne peut se retrouver au milieu d’une tempête, ballotté comme une noix par des vagues de plus de vingt pieds de haut, fouetté par le vent et la pluie, incapable de situer le bastingage avant de passer par-dessus et d’être englouti par les flots, sans finir par prier sincèrement tous les dieux du ciel pour sa survie. Évidemment que ses marins et lui-même savaient ce qu’ils risquaient. C’était juste cette façon-là de partir qui…

Une démangeaison désagréable court sur sa peau et Kumar s’ébroue intérieurement, chassant ses mauvais souvenirs. Ça fait quelques jours maintenant qu’il n’a pas fait de possession et son bateau l’appelle. C’est pour ça qu’il ressasse tout ceci, rien de plus. En attendant, il écoute patiemment le récit de Mary après lui avoir resservi une tasse de thé. Elle aussi a l’air d’avoir traversé son propre enfer, ses propres tempêtes sans même avoir eu besoin de poser le pied sur le pont d’un bateau. Non, seulement de croiser le chemin de mauvaises personnes, dans un monde injuste qui broie celles et ceux qui n’y trouvent pas leur place. Ses mots lui font soudain penser à sa mère, à ses sœurs, à Gayathri qui l’attendait sans fin avec leurs filles dans un taudis miteux de Londres et qui n’aurait pas pu prendre la mer même si elle l’avait voulu. Un monde injuste oui, dont il n’est guère étonnant que l’on veuille s’échapper comme Mary l’a fait. La façon dont elle décrit son acte, la liberté qu’elle y met lui inspire le plus profond respect.

« Vous avez vraiment raison d’être fière. »

Il le pense sincèrement. L’un dans l’autre, il est content qu’elle ait poussé la porte de sa boutique et soit venue lui demander un cristal. C’est enrichissant de rencontrer des personnes comme elle.

« Qu’est-ce que vous faites maintenant, dans cette vie où on n’attend plus de vous que vous soyez parfaite ? »