When I'm too far gone

Comment tu t’es retrouvé là Constantine, à bouffer un sandwich triangle froid et miteux au milieu d’une salle d’attente. Une main libre dans la poche de ton trench, l’autre qui tient sans grande conviction ce qu’il reste de ton déjeuner -à moins que ça soit ton petit déj’ ? Ou ton dîner. T’as perdu le fil à force. Pas étonnant quand on voit les poches sous tes yeux et tes vêtements plus froissés que ton expression. Les yeux dans le vague, tu attends. C’est long, très long et pourtant tu bouges pas. T’arrives pas à finir alors tu le remballes avant de le plonger dans une poche et t’installer les jambes tendues devant toi, le nez levé vers le plafond, les yeux qui se ferment. Ça fait combien d’heures que t’es là ? Combien de jours même. T’as la flemme de regarder ton téléphone et puis tu l’as éteint de toute façon. Un lourd soupir résonne, suffisamment pour qu’une employée te regarde avec un air perçant que tu remarques pas.

Le calme actuel des lieux tranche complètement avec la panique de la situation dans laquelle tu t’es retrouvé sans prévenir. Toi à ton bureau, à travailler encore jusqu’à pas d’heure, puis ton téléphone qui sonne. Tu as reconnu le numéro mais pas la voix de l’autre côté du combiné. Enfin elle te disait quelque chose, très vaguement, mais même encore maintenant t’es pas sûr. C’était difficile d’entendre quoi que ce soit au milieu des sanglots mais tu as compris ce que l’inconnu répétait en boucle : une adresse. Sans plus de contexte, sans plus d’explications. Vu l’origine du numéro t’avais du mal à croire à une blague -surtout d’aussi mauvais goût. Ce qui t’as décidé c’est quand tu as entendu sa voix ; ou plutôt à quel point elle semblait loin. Faible. Et tu es stupide, Constantine, alors tu as foncé sans réfléchir.

L’égoïsme, c’est pas ton fort.

La suite tu la connais que trop bien. Le retrouver sur le sol dans un état similaire à une boucherie en fin de journée. Appeler de l’aide, des secours, les suivre. Devoir t’expliquer comme si t’étais le responsable, répondre à des questions comme si t’étais coupable. Vous croyez vraiment que si c’était ma victime j’essayerai de le sauver ? Bande de cons. Ça a grincé des dents mais finalement ça s’est arrêté là. Heureusement. Depuis tu restes à son chevet sauf quand le croque-mort te fout dehors le temps que tu manges. Ou que tu fasses une sieste sur un siège, dans un coin. Ça dure jamais longtemps et tu finis toujours par revenir. D’ailleurs te voilà debout, à retourner dans la chambre sous les regards en biais -comme si tu en avais quelque chose à faire. Mais évidemment que tu peux pas t’absenter cinq minutes. Quand tu reviens t’es accueilli par Basil qui essaye de se désintuber tout seul. Bordel de merde.

T’ouvres la porte à la volée en appelant le croque mort et son assistant·e avant de te rapprocher et lui attraper les poignets. Fallait que ça arrive quand t’es pas là. T’as aucun mal à le retenir le temps qu’il se fasse désintuber et t’essayes de le rassurer. Ça va aller, arrête de bouger, expire lentement. Tu sais que ça fait mal, t’es déjà passé par là, mais sûrement moins que le reste de ses blessures. Une fois le calme revenu t’aide à nettoyer comme tu peux ce qu’il a recraché, sans dire un mot, avant de t’asseoir à côté de lui. Tu le regardes, tu hésites, tu regardes ses mains et tu hésites encore plus.

« Salut. »

Silence. Tu regardes le sol un instant avant de reposer tes yeux sur lui.

« T’as vraiment une sale tronche. »

Mais quel con.

« ... Tu t'es... regardé ?...

Hmpf, touché. »

Tu ricanes mais ça dure pas longtemps. Tu reconnais les mots et même un peu de sa voix ; hormis ça tout te semble un peu étranger. Différent. Bizarre. Son visage est loin d’être cicatrisé et pourtant ça t’empêche pas de le regarder dans les yeux sans même ciller -ça serait un comble après tout t’as vu pire. Bien, bien pire. Et tu peux même pas te cacher derrière l’excuse que c’est pas pareil, lui, tu le connais.
Les autres aussi, tu les connaissais.
Sa réponse t’étonne pas beaucoup non plus. Heureusement que tu n’as pas croisé un seul miroir depuis que tu es là, ni même un reflet dans une vitre. En réalité, tu les as évités soigneusement et consciemment : t’as pas besoin d’un rappel sur ton propre état. Tes cheveux en bataille, tes yeux fatigués et légèrement gonflés, les cernes. Même en fin de soirée t’as pas l’air aussi défait et en ruine. Tu te rapproches un peu avec ton tabouret, courbant l’échine contre le lit pour t’en servir comme accoudoir.

« Combien de temps... ?

Te force pas à parler si ça fait trop mal. »

Évidemment que tu sais ce qu’il veut dire avec cette question -ou en tout cas tu t’en doutes. Mais t’es pas sûr de vouloir y répondre. Les yeux d’abord fixés sur son visage, tu finis par parcourir du regard le reste de son corps recouvert des draps du lit avant de lâcher un léger soupir. Bordel. Tu te réajustes, calant comme tu peux tes jambes bien trop grandes pour éviter de te filer un mal de dos. T’as pas besoin de ça et surtout pas maintenant.

« … Presque deux jours. »

T’as beau avoir éteint ton portable tu as des yeux et un sens du temps qui passe assez fin. T’aimerais donner plus de précisions sur l’heure qu’il est mais tu sais exactement ce qu’il risque de se passer si tu rallumes ton téléphone : une tonne de messages, d’appels, probablement quelques messages vocaux assez salés des connaissances à qui tu as filé tes rendez-vous pour une durée indéterminée. T’as pas laissé trop le choix et comme à ton habitude tu t’es "débrouillé", en vitesse, sous la pression. Pression qui t’a maintenu debout tout ce temps malgré le manque flagrant de sommeil. Et même si tu te sens encore un peu sur le fil du rasoir tu te connais assez pour savoir que la fatigue que tu ressens et cette boule dans l’estomac ne font faire d’empirer dans les heures à venir. Tu t’accroches, Constantine, te moquant de ce que tu peux bien sacrifier.
Grave erreur.

« Le croque mort a fait de son mieux et franchement il t’a pas si mal arrangé par rapport à … comment je t’ai retrouvé. Enfin bon, ça va prendre encore un peu de temps quoi. »

Le silence. Les "bip" des machines. Les murs blancs. L’odeur de la mort, la vraie qui flotte sous tes narines.
Tu détestes ça.

Ça te ronge, ce silence. Pourtant c’est bien toi qui lui as dit qu’il a pas à se forcer à parler, te poussant à devoir faire la conversation. Toi qui d’habitude sait toujours quoi dire quand, comment, de quelle manière -un atout qui t’as sauvé et qui a sauvé la mise tant de fois. Mais là c’est le vide autant dans ta tête qu’au niveau de tes cordes vocales. Tu le regardes, tu arrêtes, tu recommences. Tes yeux bougent tant que ça t’en filerait le tournis. D’ailleurs la boule dans ton estomac prend encore un peu plus de place alors que tu plonges dans son regard. T’aimes pas ce que t’y vois ou plutôt ce que t’y vois pas. C’est pas souvent que tu ressens ça pour ne pas dire presque jamais. Tu inspires alors que tu oses enfin poser ta main par-dessus la sienne ; le contraste entre les deux ne saurait être plus flagrant. Et encore, c’est peut-être ce qui a le moins morflé par rapport à … Tout le reste.

Arrête d’y penser.
Arrête d’avoir peur, comme ça.
Arrête de redouter le moindre contact comme si t’allais le briser.
Pour de bon.
Arrête de te croire responsable, Constantine, tu vas te rendre malade.

Tu te mords la lèvre intérieure. Heureusement t’es encore capable de masquer et cacher, plutôt bien même. Tes mains ne tremblent pas à l’inverse de ta jambe droite qui se secoue nerveusement. Bon, peut-être que tu caches pas si bien que ça. Tu le sens déglutir et ça a l’air difficile. Peut-être que tu devrais lui ramener un truc à boire. T’amorces le fait de te lever mais t’as pas le temps de terminer ton mouvement.

« ... Y a pas... mort d'homme. »

À demi-levé tu restes là quelques secondes, à le fixer.

« T’es vraiment con. »

Tu resserres ta prise autour de sa main. Tu serres la mâchoire, comme si t’avais envie de rire. T’as envie de ricaner, de lui balancer une insulte un peu mieux sentie que ça. T’as envie de lui dire qu’à force de déconner t’es pas étonné et puis peut-être qu’il le mérite un peu ça lui apprendra à se foutre dans des situations dangereuses sans réfléchir. T’as envie de t’en foutre, vraiment, de t’en laver les mains ; et t’aurais le droit. T’as déjà tellement fait, trop fait, beaucoup trop. Tes doigts se crispent autour des siens avant de s’entremêler de manière maladroite. Peut-être parce qu’évidemment que t’en as quelque chose à faire. Que t’as eu peur -et que t’as encore peur. Que si c’était à refaire évidemment que tu le referais et tu préciseras pas combien de fois : t’en aurais trop honte. Ton bras tremble un peu et tu fais l’effort conscient d’ignorer quelques secondes son torse qui se soulève et ce bruit que tu connais que trop bien, simplement distordu par sa trachée encore meurtrie.

Il te faut bien ce court moment pour retenir les tiennes de larmes. Avant d’échouer et de te rapprocher de lui. De ta main libre tu parcours ses cheveux avec une telle délicatesse pour un grand machin brusque comme toi.
Il est stupide.
T’es pas mieux.

« Je suis là. »

T’arrives à être intelligible et t’en es bien le premier étonné. Tu pourrais lui dire que ça va aller mais la vérité c’est que t’en sais rien. Et ce genre de choses tu le réserves à tes patient·e·s.
Pas à ton ami.

« Moi aussi... »

T’essayes d’arrêter de serrer, de lâcher prise. Mais c’est dur pour toi, trop dur. Pourtant tu devrais avoir l’habitude maintenant de te retrouver dans ce genre de situations, de voir les gens mourir. Ou disparaître. T’as eu ton compte mais tu peux encore encaisser, tu le sais parfaitement.
Alors pourquoi ça fait tellement mal cette fois-ci ?
Tu inspires longuement, les yeux fermés et légèrement humides, caressant du bout de ton pouce le revers de sa main. Est-ce qu’elle a toujours été aussi fine, aussi fragile ? C’est fou à quel point on oublie ce genre de détail jusqu’à ce que ça saute à la gueule et souvent pour les pires raisons. Tu sens chaque ligne dure que ses os dessinent et pourtant sous ta peau irritée et abîmés la sienne paraît presque douce. Sûrement une idée que tu te fais pour te consoler, pour taire ce qui tord tes entrailles en silence. T’espères que personne ne peut l’entendre ; surtout pas lui.

« Tinnef.

Mmh. »

Quand tu rouvres les yeux, tes larmes se sont calmées -un peu. Suffisamment pour que tu le vois se redresser et te faire signe. T’amorces un geste pour l’aider avant de t’arrêter, secouer légèrement la tête en te disant que t’es vraiment con, avant de t’avancer sans te faire prier. Incapable de le lâcher, incapable de résister. C’est pas comme si t’en avais vraiment envie de toute façon, n’est-ce pas Constantine ? Sa main sur ta peau, sur ta barbe de plusieurs jours qui te donne sûrement une vilaine gueule, ça t’apaise. Peut-être parce qu’elle est froide. Ça doit être ça, ça peut être que ça de toute façon. T’appuie un peu ta joue contre, doucement, avant d’y frotter la peau de ta joue un peu trop rêche. Des mouvements lents, légers et à peine perceptible, digne d’un chat un peu capricieux. Juste un peu.

Ta respiration est lente alors qu’il finit par atteindre tes cheveux. Tu continues à passer ta main dans les siens, lentement, d’un geste qui peut sembler monotone alors qu’il n’en est rien. Tu sens qu’il presse et tu te laisses faire, tu te laisses diriger comme un peu trop souvent. Tu délaisses sa chevelure mais tu gardes une prise ferme sur sa main, resserrant encore un peu plus tes doigts comme si t’essayais de les faire fusionner. L’oreille contre sa poitrine, tu t’abandonnes à ses battements de cœur. Ça te rassure. Ça fait du bien de l’entendre. Il est chiant à savoir comment te rassurer là où toi, t’as tant de mal à retrouver ton rôle. Celui qui protège, celui qui s’occupe, celui qui cache, celui qui prend soin.
L’idiot qui se sacrifie pour les autres.
Tu l’écoutes. Tu dois te reprendre, là, maintenant. Pas plus tard, maintenant. La tête posée contre son torse, t’as peur de l’écraser. T’es lourd, tellement plus lourd que lui. Des fois t’aimerais être plus petit, juste un peu, pour ne pas avoir l’impression de faire mal même involontairement dans ce genre de moment.

« Je suis là, pitou. »

Tu te répètes et pourtant le ton est plus le même. Ta voix a arrêté de trembler et les larmes ne coulent plus. T’auras tout le temps de t’inquiéter et te laisser noyer plus tard, seul, dans ton coin. Tu peux pas cacher ce qui est flagrant, ce qui se dégage de chaque syllabes qui quittent tes lèvres, mais tu peux au moins retrouver un peu de contenance. Pour lui.
Et pour toi, aussi.
Tu resteras. Tu le lâcheras pas, plus jamais.
Tu restes un moment sans bouger. Tu finis par te relever juste pour déposer un baiser qui semble bien chaste sur son front avant d’y coller le tien quelques instants.

« Je t’ai entendu. Je t’entends.* »

Qu’il parle, s’il en a envie. Qu’il se taise, si c’est trop dur.
Quoi qu’il choisisse, tu l’écouteras.

« Idiot... T'es pas en état. »

C’est vrai, tu l’es pas. Mais est-ce que tu l’as déjà été ? Il y a longtemps, peut-être. T’as la gueule en vrac et ton apparence négligée est suffisante pour savoir que t’es là depuis un long moment. Trop long. Mais la fatigue, la privation, l’angoisse tu connais ça que trop bien. C’est juste à peine pire que d’habitude alors tu pousses encore et encore en te disant que ça va aller, j’te le promets, ça va aller. Ces mots vides de sens que tu refuses à Basil mais avec lesquels tu essayes de te convaincre –sans succès. T’es plus sûr de penser clairement, t’es plus sûr de grand-chose au fond. Hormis une évidence sale est cruelle : t’es définitivement un idiot. T’as senti sa tête bouger un peu, avec douceur, comme pour refuser. Tu retiens un soupir mais tu dis rien de plus. T’attends. Tu l’attends.

« Je dirai rien ici. Va prendre des forces... pour me faire sortir. »

C’est à ton tour de secouer la tête, mollement. T’as pas envie de partir. T’as pas envie de reprendre des forces si c’est pour le laisser là, tout seul. De l’énergie t’en as encore à revendre et peu importe que ça te foute un peu plus en l’air c’est pas comme si t’en avais encore quelque chose à faire, pas vrai ? Et pourtant tu l’entends. Tu l’entends cette petite voix, celle qui te dit qu’il a raison, que tu sais qu’il a raison. Elle t’énerve. Il t’énerve. Tu le lâches enfin, ton soupir, et tu continues à jouer avec ses doigts tout en le regardant fixement. Tu peux pas lui échapper.

« Basil …

Mange, prends une douche, dors... Et reviens me chercher.

Je— »

Tu fermes les yeux.
Putain.

« Je t'ai attendu... Je t'attends. Ça va aller.

… D’accord. »

Ça t’arrache la gueule, plus que n’importe quelle claque, gifle ou droite, mais tu te relèves lentement. Tu quittes ce qui ressemble tant à une étreinte sans l’être et c’est douloureux. Mais tu dois te ressaisir. Tu dois être là, pour de vrai. Tu dois le ramener. Le rassurer. L’épauler. Tu lui diras, même si c’est cruel. Tu lui diras, même si ça doit le blesser. C’est dur. Tu survivras, comme d’habitude, mais ça n’enlève rien à cette peur et cette angoisse qui continue de te bouffer. Un dernier soupir, tu hésites, tu recules d’un demi-pas, puis tu te penches de nouveau. Ses lèvres ont beau être abîmées -totalement amochées même, lorsque tu les embrasses tu reconnais sans mal que ce sont bien les siennes. Tu caresses sa joue. Tu dois lâcher sa main, aussi.
Ça te fait vraiment chier.

« Je reviens vite. Promis*. Je vais prévenir le croque-mort. Si y’a le moindre soucis … Ils m’appelleront. T’as ton téléphone, aussi. Et t’inquiètes pas pour le reste. J’te ramènerai le plus vite possible. »

Mieux que quiconque tu sais qu’il a pas à croire tes promesses. A te faire confiance. Mais tu t’y tiendras, quoi que ça t’en coûte.
Et t’espère qu’il le sait.
Tes lèvres esquissent un mouvement mais tu te ravises aussi vite. Gros con. Tu t’éloignes, lentement. T’as l’impression de peser une tonne lorsque t’ouvres la porte avant de le regarder quelques secondes et la refermer derrière toi.
Essaye au moins d’atteindre la sortie avant de craquer.