[FB 2000's] A fading memory ft. Basil ((TW en description))

Et te voilà encore à écumer les bars. Telle une vague et son écume, tu t’échoues dans des endroits devenus si familiers qu’il te rappelle presque la maison. Tu connais tout : les odeurs, les bruits, la puissance des lumières, ses habitué·e·s. C’est à la fois un havre de paix et un retour aux Enfers : ton enfer personnel. Tu aimes fréquenter les bars malgré tout ce que ça te rappelle, tu aimes passer un bon moment pour oublier. Oublier quoi ? la fait un peu moins vingt ans depuis ta mort. Et presque une décennie depuis que tu as décidé de faire quelque chose, quelque chose contre ce truc qui te rongeait de l’intérieur. Tu n’as pas spécialement aimé ce moment où tu n’étais qu’un objet inanimé, observant les morts autour de toi avancer. Pourquoi pour toi c’était si difficile, si compliqué ? Heureusement tu as évolué, tu as changé Constantine. Difficile de cacher cette petite fierté que tu as face à cet état de fait.

Tu es psy maintenant. Et plutôt pas un trop mauvais psy, si tu en crois tes patient·e·s. Chaque rendez-vous guéri une petite partie toi tout en te laissant une marque indélébile, mais tu t’y es fait. Ça t’éloigne de tes propres problèmes, ça t’empêche de faire face à la dure réalité qui est que tu vas à peine mieux. Tu tiens debout, tu ris et tu te sens presque vivant ; ça te suffit. Oh tu ne gardes pas que des mauvais souvenirs de ton début post-mortem, mais tu es bien content d’enfin sortir la tête de l’eau en quelque sorte. C’est la tête tournoyante de pensées diverses et bordéliques que tu pousses la porte du bar -ton bar. Enfin, ton bar … Celui que tu connais le mieux. Tu inspires et l’odeur t’apaise déjà. Ça faisait un trop long moment, toi qui courais partout depuis l’ouverture de ton cabinet. Tu salues les habitués que tu reconnais, tu passes au bar pour commander avant de t’installer dans un coin, ton coin à toi. La clope déjà au bec, tu échanges quelques politesses avec les têtes que tu reconnais.

Et des têtes, tu en croises. Il faut croire qu’il y a un peu de monde ce soir et tant mieux ; moins de risque de te retrouver dans tes propres pensées. Tu te sens bien, au moins aussi bien que tu peux l’être en ce moment. Peut-être un peu fatigué ? C’est ce qui expliquerait peut-être que tu l’as loupé. Le verre fraîchement servi dans la main, une clope dans l’autre, tu décompresses. Mais le corps humain c’est une belle mécanique et le calme laisse place à une tempête lorsqu’enfin tu le vois. Non. Est-ce que t’es déjà bourré ? Ou est-ce que c’est parce que l’endroit te rappelle certains souvenirs ? Tu es là, comme un con sur ta banquette, sans trop savoir comment réagir. Fuir semble être la meilleure solution, mais c’est sûr qu’il va te voir si tu bouges. Alors tu choisis l’option qui te semble la plus logique sur le moment pour ton cerveau tout embrouillé.

Tu te caches à moitié le visage derrière ton verre et sans aucune subtilité, en espérant fort, très fort … Qu’il ne t’a pas vu. Ou entendu.
Quel couard tu fais.

La musique s’anime, crachée par les triples vacillantes d’un jukebox d’un autre temps. Un temps que t’as connu môme, un temps qui te rappelle les soirées des grands, les soirées des vieux, les soirées d’après-guerre libératrices dans lesquelles tu voyais les ombres danser. "Môme", c’est un grand mot ; t’étais ado. Jeune adulte, plutôt. T’as dansé, bien vivant, sur ce genre de musique avec le même genre de machine. Nostalgique ? Pas vraiment. Pour l’instant tu es un raz-de-marée d’émotions contraires, une tempête qui se déclenche dans ta tête et, même si tu détestes l’admettre, dans ta poitrine aussi. Les visages se tournent vers la musique alors que tu continues de cacher le tien comme un lâche, comme un con. T’essayes tellement de te planquer qu’il te faut plusieurs secondes de paroles vomies par cette machine pour que tu reconnaisses la chanson. Que tu saches. Et tu peux pas t’empêcher de te murmurer à toi-même : Merde. Merde, merde. Dans quoi tu te fourres encore, Constantine ? A croire que tu aimes les situations compliquées. Tirées par les cheveux. Celles qui te donnent mal au crâne rien que d’y penser. Alors pourquoi tu continues, exactement ? T’as pas de réponses à ces questions qui viennent te narguer -et ça t’énerves. Contre toi-même.

Et pourtant. Tu te caches, tu évites les regards mais tu ne peux pas t’empêcher de l’observer. Tu le vois bouger, tu le vois marmonner car malgré ton âge que tu qualifies sans honte "d’avancé" tes yeux fonctionnent encore bien. Trop bien pour ton propre bien. Les murmures se transforment en voix plus claires et tu l’entends, ce qui te tord un truc dans le bide. C’était quand, la dernière fois que tu l’as entendu ? Tu fais genre que t’y réfléchis mais au fond tu sais très bien la réponse à ta question. T’as pas besoin d’y penser longtemps et ça te tord encore plus le ventre. Dans tes entrailles ça danse, une danse un peu macabre et triste. Un peu glauque et anxieuse. Il se met à danser au rythme de la musique, bougeant ses hanches alors que ton intérieur semble danser au rythme de ta panique. En désynchro’ avec le reste, tu continues pourtant de regarder, encore et encore. Tu te forces à détacher les yeux tout en te cachant le bas du visage de ta main libre, toujours planqué sans succès derrière ton verre à moitié vide. Tu rougis, Constantine, et tu préférerais mourir une deuxième fois que de l’admettre.

Ça chante, ça danse, ça tapote du doigt sur les tables, ça sourit. Tu dénotes de plus en plus dans le décor. T’as une cible sur le dos à ce niveau là et tu sais pas combien de temps tu vas pouvoir rester comme ça. T’as jamais été doué pour la discrétion mais là l’échec est aussi immense que ton embarras. Il t’a forcément vu et si tu bouges pas là, maintenant, c’est fini. Pourtant tes jambes refusent de s’animer, ton corps figé telle une vieille statue de pierre biscornue. De toute manière, pourquoi tu tergiverses encore ? T’as pas senti le verre qui te glisse des doigts ? Le mouvement de quelqu’un qui s’approche de ta table ? T’es foutu … Mais ça tu le sais déjà n’est-ce pas ?

« ... we're held steadfast. »

Lever les yeux n’a jamais été aussi difficile -et douloureux.

« Constantine. »

A l’intérieur, ça hurle. Entendre ton nom dans sa gorge. T’aimerais ne pas regarder son visage mais c’est plus fort que toi ; t’as déjà tes yeux plongés dans les siens. Peine perdue, t’es incorrigible.

« Basil. »

A l’extérieur, tu ressembles à un cerf prit dans les phares d’une voiture. Ton visage est fermé, mais tes yeux sont plus ronds que des billes. Ta jambe vibre, trahissant la panique intérieure que tu ressens.

« J’te savais pas de retour à Tokyo. »

Évidemment, sale idiot. Difficile d’avoir des nouvelles de quelqu’un que t’évites volontairement depuis aussi longtemps, non ?

« Je ne me savais pas de retour à Tokyo non plus »

Cerf contre cerf, tu as plus l'impression d'être devenu un animal de proie tout d'un coup. Ses yeux te fixent alors que les tiens cherchent désespérément à se raccrocher à quelque chose, n'importe quoi d'un minimum tangible. Mais rien à faire, tout te ramène toujours à son visage. Comme incapable de contrôler cette curiosité que tu as, tu plantes tes yeux dans les siens. Ses yeux, bordel. Tu te fais aspirer par ces deux émeraudes brillantes, que tu as tant vu -avant. C'est comme si tu les découvrais de nouveau tout en ayant cette sensation de nostalgie. Et puis son visage, son nez, sa bouche. Tu détailles tout, comme on observe une œuvre d'art. Sauf que cette œuvre là te donner envie de détaler plus vite que la lumière sans te retourner.

Mais tu es lâche, Constantine. Trop lâche pour être aller le voir, trop lâche pour essayer de t'enfuir maintenant qu'il te tient. Alors tu déglutis, plutôt visiblement d'ailleurs.

« Mmh, ouai. »

C'est vraiment tout ce que t'as à lui dire ? Non. Des choses à dire, tu en as par paquet. Sur ces dix dernières années combien de fois tu as pensé à lui ? Beaucoup trop. Combien de fois tu as pensé à ce que tu voulais lui dire vraiment ? Beaucoup trop. Et pourtant te voilà, incapable de sortir un seul putain de mot face à lui. Pourquoi c'est aussi difficile pour toi ? Peut-être à cause de la culpabilité, tout simplement. Tu l'as laissé des années, sans rien dire, t'as fait le mort -littéralement. Comment tu pourrais ne pas culpabiliser. Et toutes quantité de douleur, de panique ou de peur ne suffirait pas à justifier ce que tu as fais... Au moins à tes yeux. Tu joues avec ta cigarette qui s'éteint en même temps que l'éclat dans le regard de Basil et ça, ça te met encore plus mal à l'aise. Le verre vide devant toi, rempli de glaçons à moitié fondu, te rappelle que les secondes passent dans un silence pesant. Tu te racles la gorge, tu te redresses maladroitement bref, t'es mal à l'aise. Et ça se voit.

« Si je te demande d'aller nous commander un autre verre, tu ne me laisseras qu'une note, toi aussi ? »

Aoutch.

« ... Non. Je reviens. »

Tu as failli rajouter que tu le promet, mais tu t'es ravisé assez vite. Tes promesses n'ont plus vraiment de poids pour l'instant, n'est-ce pas ? Tu as envie de lui demander à quel note il fait référence, mais tu te mords la langue pour te taire. Tu te lèves, le sang semblant avoir retrouver le trajet vers tes jambes. T'entames le trajet jusqu'au bar qui ressemble à une véritable marche de la honte, avec ton dos légèrement courbé et ton visage qui prend feu petit à petit. Tu commandes pour lui comme un bon petit soldat mais aussi, et surtout, pour toi. Tu fais signe au barman qu'il est plus que le bienvenu de vous resservir autant que nécessaire. Toi qui voulait apprendre à limiter les excès, c'est loupé.

« Tiens. »

Te voilà de retour, comme tu te l'es promis intérieurement. Tu poses le verre devant lui, verre rempli de whisky, un alcool que vous aviez l'habitude de boire ensemble avant. Et étrangement tu évites son regard ; peut-être parce qu'il est proche, trop proche. Pourtant t'as changé depuis Constantine. D'habitude c'est toi qui bat des cils, qui fait des blague de dragouilleur et qui fait rougir. Mais là t'agit comme un adolescent face à son crush et ça t'agaces. Ça t'agaces de savoir qu'il a encore une telle influence sur toi, et en même temps... Tu détestes l'admettre mais ça te déplaît pas. Tu essayes de te changer les idées en rallumant une clope et tu laisses le paquet au milieu de la table, comme une invitation ouverte.

« Comment... Tu vas ? »

T'as déjà envie de te donner des baffes.

Ce silence qui te tue. Ce silence que t’as envie de briser en deux en criant, tapant des mains ou juste … Juste en disant quelque chose. T’y penses en le regardant toucher son verre du bout des doigts mais pourquoi, Ô pourquoi tu t’es pas simplement enfui ? Tu aurais pu. T’avais l’occasion parfaite pour te lever, marcher et partir par la grande porte sans regarder derrière toi. Mais non. Pourtant c’est pas toi qui voulait fuir juste avant qu’il vienne te parler ? C’est pas toi qui t’es caché comme un énorme idiot derrière un verre à moitié vide en espérant ne pas être vu ? T’es une vraie girouette, Constantine. Au fond, tu sais pas ce que tu veux ; enfin si, tu sais. Mais tu refuses de te l’admettre. Tu refuses de reconnaître qu’au fond, même si tu es absolument bouffé par la panique, tu es content de le voir. Que t’es comme hypnotisé par son regard, son souffle, sa voix. Tu t’es laissé totalement manipuler et dominer ; comme à chaque fois avec lui. Tu n’as pas appris et tu n’apprendras jamais. T’es d’ailleurs tellement obnubilé que tu oublies totalement de gérer ta respiration qui se fait un peu plus rapide que d’habitude, un peu plus forte, un peu plus grave aussi. La situation te donne soif et ton verre en fait rapidement les frais.

Et puis il te pique une clope. Ce qui ne te dérange pas, après tout tu as mis le paquet entre vous pour cette raison non ? Et pas du tout pour créer une illusion de distance. Bien sûr. Heureusement, d’ailleurs, puisque le voilà qui se penche vers toi avec la cigarette coincée élégamment entre ses lèvres, brisant toute distance ou tout mur entre vous. C’était déjà difficile pour toi de te concentrer en le voyant jouer du bout de l’index avec le pourtour de son verre, mais là tu dois te cramponner à tout ce qui existe pour garder les idées claires. Pourquoi il s’approche ? Est-ce que c’est juste pour te faire souffrir ou est-ce inconscient ? Ni l’un ni l’autre et tu le sais. T’as pas besoin qu’il te fasse souffrir Constantine, tu es capable de d’auto-flageller comme un grand ; après tout regarde la situation que tu as créée. Tu prends une grande inspiration sur ta clope avant de sortir ton bon vieux zippo pour allumer sa cigarette. Sauf que tes yeux glissent, elle glisse sur la peau immaculée de sa gorge et du haut de son torse et tu t‘étouffe avec la fumée. A quoi tu penses exactement ? La soirée n’est pas encore assez avancée pour en parler. Mais en tout cas, tes joues sont en feu et tu auras beau tout faire pour le cacher : c’est cramer à des kilomètres.

Idiot.

« Mieux que toi pour le moment, on dirait, il faut le faire. Quoique, ce ne sont pas des Lucky que je vois là. Les affaires marchent bien ? »

Bordel de merde.

« Je … »

Tu t’arrêtes. Mais qu’est-ce que t’es en train de faire là ? T’es ridicule. Stupide. Depuis quand tu lui parles comme ça ? Jamais. Même au début. Même avant … Tout. Tu pousses un soupir, te frottant le front de ta main libre avant de replonger ton regard dans le sien. C’est pas ce que tu veux lui dire. Mais il faut lui répondre, non ? Réponds-lui. Même si c’est plat, tu lui dois bien ça pas vrai ?

« … J’ai essayé de mettre un peu d’ordre dans ma vie. Mais je sais pas si j’peux dire que ça marche … bien. On est juste pas en fin de mois. »

Tu inspires longuement.

« Désolé, j’uis … un peu nerveux. C’est pas ce que je voulais dire, en faite. »

Si tu pouvais avoir encore quelques milligrammes de courage pour continuer.

« Je pensais juste pas tomber sur toi … Maintenant. Et j’arrive pas à savoir si c’est trop tôt … Ou trop tard. »

Tu parles. Tu parles trop. T’as peut-être dit le mot de trop, la phrase qui va te faire exploser telle une mine sous tes pieds. Ce terrain-là, tu ne le connais pas. Tu n’as jamais vécu une situation aussi compliquée, aussi étouffante et il faut le dire : aussi douloureuse. Pour toi. Peut-être pour lui, aussi ? Tu n’arrives pas à savoir. Est-ce qu’il a souffert de ton absence, ou est-ce qu’il t’avait oublié ? Est-ce qu’il lui est arrivé de penser à toi ? Est-ce que tu lui as manqué, même juste un peu ? Ces questions égoïstes te donnent envie de te mettre des paires de claques -que tu mérites. Pourtant ça te brûle les lèvres de demander, de vomir tous ces mots telle une bouillie trop chaude que tu n’arrives pas à avaler. C’est coincé dans ta gorge et pourtant. Pourtant. C’est d’autre mots qui franchissent tes lèvres, qui se consument en même temps que ta cigarette et ton courage. Il ne bouge pas et ça devient très difficile pour toi, plus difficile à chaque pénible seconde qui passe. Tu te sens ridicule ; non, tu es ridicule. Tu préférerais qu’il hurle, qu’il te gifle, quelque chose. Là, tu te sens invisible. C’est comme s’il regardait à travers toi. Et ce fichu silence.

« Demande-moi de partir. »

Quoi.

« Demande-le-moi. C'est tout ce que tu as à faire. »

Aïe.

Il a raison, après tout. Tu sais qu’il t’écouterait. Tu sais qu’il partirait sans te demander quoi que ce soit. Tu le connais. Dix ans ne suffisent pas à te faire oublier comment il est. Mais rien ne sort. Tu ne respires plus, d’ailleurs. Le bruit ambiant se tait autour de vous. La cigarette commence doucement à te brûler les phalanges mais tu ne sens rien. Le temps se suspend alors qu’un choix s’offre à toi, le choix de juste clôturer ce chapitre pour de bon ou … Ou quoi, d’ailleurs ? C’est quoi l’autre choix, finalement ? T’imposer à lui, après ce que tu as osé faire ? Quelle blague. Une blague triste, le genre de blague qui fait sangloter. Mais tu ne pleures pas, tu ne sanglotes pas non plus. Tu es devenu une statue silencieuse, pris au piège dans sa propre tête.

« C'est tout ce que tu aurais eu à faire. »

Aïe.
Est-ce ton cœur qui te fait aussi mal, ou est-ce que c’est le manque d’air ? En tout cas quelque chose semble craquer sous la pression ; tu craques sous la pression Constantine. Ta lèvre de meut légèrement dans un tremblement timide, à peine perceptible. L’ironie de la situation te donnerait presque envie de rire : ce sont les mots de Basil qui te plonge tête la première dans le mutisme. Mais ce sont également ces mots qui te sortent de ta torpeur.

« Non. »

Clair. Sans sourciller. Sans tremblement dans la voix. Ça y est, tu te libères. Tu sens la douleur dans ses doigts, le bruit revient et tu revois enfin Basil en face de toi. Tu respires, comme quelqu’un qui découvre ce qu’est l’air pour la première fois. Pourtant tes yeux te trahissent, Constantine, puisqu’ils deviennent brillants.

« Je ne veux pas que tu partes Basil. S’il te plaît.* »

Tu es sincère, enfin. Tu réussi à retrouver le chemin, à te remettre sur la route. Tu tomberas peut-être de nouveau, mais tu te relèveras. Ta main se pose sur la table, te ravisant au dernier moment de créer le moindre contact direct avec lui.

« Et oui, c’est ce que j’aurais dû faire. Je suis désolé que ça soit moi qui soit parti, alors que tu ne m’as rien demandé. »