TW : Dépression, anxiété, PTSD, homophobie et biphobie, mention et consommation de drogues, alcoolisme, racisme, traumas religieux, vomis, description de Guerre, grossièretés, violences physiques.
01-11-1941
Quand t’es né, la seule chose qu’on voyait c’était une grosse touffe de cheveux de la même couleur que le blé. T’as pleuré, beaucoup, un vrai torrent de larmes. Pas besoin de claques sur les fesses, clairement tu étais en vie. Et en bonne santé ; des poumons solides, une tête bien ronde et rapidement, de beaux yeux bleu-gris qui observent tout ce qui t’entoure. T’as peut-être gueulé et pleuré à pleins poumons, mais ça n’a pas dérangé tes parents. Ta mère t’a tenu au plus près de son cœur pendant de longues heures, elle te chantait des chansons de son pays le sourire aux lèvres. Ton père était fier d’avoir un beau blondinet comme toi ; bref un petit goût de bonheur. Un bonheur très attendu surtout en pleine période de guerre comme celle que connaissait le Monde avec des gens qui s’entretuent, ça donne envie de trouver le moindre truc qui peut rendre tout ça un peu plus supportable.
Tes parents, parlons-en : ta mère Lucianne Godard avait fui le Nord de la France en 1940 durant l’Exode lorsque les drapeaux rouges, blancs et noirs ont commencé à s’installer un peu trop confortablement. Elle avait de la chance, elle parlait peut-être anglais comme une vache espagnole mais elle était intelligente ; et belle comme un cœur. Elle a rencontré ton père, John Carter, alors qu’elle avait enfin trouvé refuge après sa traversée de la Virginie, tout près de la base militaire Fort Knox dans le Kentucky. Coup de foudre, elle tombe enceinte à peine quelques mois plus tard. Elle avait trouvé un petit job comme infirmière de guerre dans la base de John et, même si c’était très précipité, ils t’attendaient encore plus que le Messie.
“Tu t'appelleras Benjamin.”06-06-1944
Tu approches des 3 ans. T’es vif, un peu trop vif même, mais tu es entouré d’amour et d’attention depuis ta naissance. Devenu la mascotte de la base, il y a toujours quelqu’un pour surveiller si tu dors bien, si tu respires convenablement, si tu ne t’es pas blessé en jouant dehors dans la boue. Mais tout n'est pas aussi simple ; ton père est parti depuis quelques temps. Après des réunions concernant des énièmes stratégies de combats que tu ne pourras pas comprendre, il se retrouve à partir en France et à débarquer sur les plages pour casser des tronches. Tu es loin de te douter que ton père y risque sa vie, que c’est aussi pour ça que ta mère pleure chaque soir en attendant désespérément le courrier. Toi, tout ce qui t’intéresse, c’est de manger, dormir, jouer dans la boue et sucer ton pouce. Et c’est tant mieux ; tu comprendras vite que la guerre, c’est pas pour les petits enfants innocents comme tu l’étais à l’époque.
04-05-1945
Encore une fois, ta mère pleure. Oh, pas à cause de ton père cette fois, non, c’est bien à cause de toi. Se traînant péniblement, elle te porte dans ses bras fragiles. Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? Personne ne sait vraiment. Quelques mois auparavant, alors que la Guerre semblait enfin approcher de sa fin, tu es tombé malade. Très, très malade. Aucun médecin ne savait dire ce qu’il t’arrivait, peut-être un mal encore jamais rencontré jusqu’à ce jour ? Ta température a dépassé les 40°c, tu vomis, tu trembles, le mal est partout dans tes veines et personne ne peut rien y faire. Mais ta mère veut y croire alors elle se met à prier. Chaque jour, chaque heure, chaque minute qui passe, elle prie, elle supplie, elle pleure à genoux sur le sol en bois dur. Elle te regarde mourir sans pouvoir rien y faire. Alors, elle finit par faire la seule chose qu’elle connaisse, elle, la fille d’un pasteur : t’emmener à Lourdes. La Guerre n’est pas finie mais elle profite d’un rapatriement de civils français qui partaient des États-Unis pour l’Europe et ainsi traverser la moitié du monde. Pour toi, pour te sauver. C’était un acte désespéré, rien ne disait que tu survivrais durant le trajet. Ou que ça marcherait.
Mais putain, ça a marché.
Elle t’y a emmené puis elle s’est posée directement à Lourdes avec toi ; elle voulait faire le chemin de Saint Jacques de Compostelle de Bordeaux jusqu’à Lourdes, mais tu étais bien trop fragile. Elle t’a porté à chaque pas et pourtant, ta mère était pas très musclée, ni très forte, mais il faut croire que l’amour d’une mère, ça soulève des montagnes ? Elle t’a baigné, elle t’a lavé comme si tu étais la plus belle et la plus fragile des statues. Puis elle a trouvé refuge dans une des Églises régionales qui avaient survécu aux bombardements. Et elle a prié, supplié, pleuré le Seigneur de t’épargner. Quelques jours plus tard, la fièvre est descendue. Tu as pu manger sans vomir, dormir sans avoir à surveiller le moindre souffle pour savoir si c’était le dernier. Tu as même fini par rire lorsque ta mère à lâcher ton plateau repas en te voyant te lever tout seul du lit.
Un putain de miracle.
Ou une simple coïncidence. Tu ne le sauras jamais.24-12-1945
La Guerre est officiellement terminée.
Tu es rentré aux États-Unis avec ta mère et ton père qui avait survécu au Débarquement. Salement amoché, il se retrouve en retraite forcée. Mais ça lui importe peu, car il réussit rapidement à se reconvertir comme charpentier malgré son bras manquant. “On enterre pas John Carter comme ça”, tu entendras cette phrase à chaque fois que ton père parlera du Débarquement. Pourtant, il en parlera rarement en détail, probablement à cause du nombre de morts parmi sa troupe -notamment des amis proches.
Depuis votre retour ta mère est devenue croyante Catholique. Très croyante même. Le “miracle” que tu incarnes est devenu le symbole de sa nouvelle foi. Elle allait à chaque messe, chaque événement avec son église et sa paroisse. Il serait impensable pour elle de manquer un seul de ces événements Ô si important. De ton côté tu continues de grandir très vite, tu t’es remis totalement de cette maladie étrange qui t’avait frappé. Tu as tout juste 4 ans, tu commences à parler un mélange de français, d’anglais et d’accent de joual -un cadeau de ton grand-père paternel québécois. Tu es un enfant joyeux, sociable voir un petit peu trop au grand damne de tes parents. Il est difficile de te faire comprendre que tous les adultes ne sont pas dignes de confiance car pour toi le monde n’est qu’un vaste jeu coloré, peuplé de personnes toutes plus bienveillantes les unes que les autres. Étrangement malgré sa foi, ta mère ne t’emmène que rarement à l’Église. Peut-être parce que tu trouves ça tellement chiant que tu te mets à pleurer au bout de dix minutes ? Allez savoir.
Ce fameux soir de Noël 1945 dont tu n’as aucun souvenir, ta mère t’as porté, te serrant fort contre elle dans un câlin qui rayonnait d’amour et de bonheur.
“Maintenant, tu seras Constantine Benjamin Carter, mon ange, mon petit miracle à moi.”Comme rebaptisé, tu porteras désormais le nom du 1er Saint qui lança une guerre au nom du Christ contre l’Empire Romain. C’était un symbole d’amour et de foi pour ta mère, qui deviendra rapidement une malédiction et un poids pour toi.
01-11-1950
Ça y est tu fêtes tes 9 ans. Depuis quelques mois, tu es en Grade 4 et tu commences à avoir tes propres cours et ton propre emploi du temps. Le pays se remet petit à petit de la Guerre, la vie change et l’éducation devient plus moderne. Tes parents ont fini par poser leurs valises à New York City, plus exactement à Manhattan. Ton père a eu la possibilité de reprendre des études, lui permettant de devenir un charpentier accompli et professeurs dans des écoles spécialisées à mi-temps. Ta mère aussi avait repris les études, de quoi obtenir un petit diplôme pour continuer d'exercer son métier d’infirmière en dehors de la base militaire. Globalement ta vie est plutôt tranquille, même si depuis que tu as atteint tes 8 ans, ta mère te traîne avec elle à l’Église. Ton père vous accompagne parfois et tu sais que c’est pour faire plaisir à sa femme.
Mais toi la religion, ça te parle pas. Ces histoires de damnations éternelles, de torture, de souffrance, ben ça te fait un peu flipper. Et si tu finis en Enfer pour avoir roter à table ? Pour avoir déposé une merde de chien devant chez le voisin -qui ne ramasse jamais derrière sa chienne ? Ça te travaille, puis ça t’agace, puis ça finit par te faire chier. En plus tu vois souvent du coin de l'œil des trucs un peu bizarres; des humains qui flottent, qui semblent plus tristes que les autres. Et parfois, quand tu les pointes du doigt pour les montrer à ta mère, elle te regarde avec un air inquiet. Alors tu as appris à ne plus en parler et à soit les ignorer soit à les observer de loin.
Concernant l’Église, tu traînes des pieds pour y aller mais tu n’as pas le choix, heureusement ta mère n’est pas allée jusqu’à t’enrôler comme enfant de chœur. En même temps tu chantes aussi bien qu’une patate, ça dissuade. Tu entends l’histoire du “miracle” au moins une fois par semaine au point de la connaître par cœur et pouvoir imiter ta mère dans son dos, ce qui fait beaucoup rire les enfants des autres familles qui viennent le dimanche.
A l’école tu es ni bon ni mauvais, juste moyen. Tu étudies, tu fais tes devoirs, mais la passion n’est pas vraiment présente. Non, toi ce qui te fait rêver, c’est de pouvoir aider les autres. Tu veux faire comme ton père et sauver la veuve et l’orphelin, combattre les “méchants”, devenir quelqu’un de bien. Tu l’aimes ton père, même si parfois il se met à crier sans raison avant de pleurer et de trembler de la tête aux pieds. Tu sais pas trop pourquoi mais ta mère te dit d’être “gentil” et “patient” avec ton père car il a “vu beaucoup de choses”. Ça te gêne pas : pour ton père tu ferais n’importe quoi. Alors tu essayes de faire quelques efforts à l’école, tu te fais des potes avec qui tu pars jouer dans les arbres ou dans le parc pas loin de la maison et tu leur parles de tes rêves. Certains sont admiratifs, d'autres ont peur que tu meures comme certains membres de leur famille.
Mais toi, t’es persuadé d’être invincible, donc ça te fait pas peur.
29-06-1954
Tu as bientôt 13 ans. Le monde ne fait qu’évoluer, si vite que parfois ça te donne le vertige. Le pays finit par passer un arrêté historique : Brown v. Board of Education. Dorénavant, tes potes noirs et toi, vous pourrez aller à l’école ensemble et ça, ça te fait tellement plaisir. T’as jamais compris pourquoi vous étiez séparés, tu trouvais ça “méga bête”. En plus le meilleur ami de ton père, un ancien camarade de l’armée, il est noir et tu l’as toujours connu. Parfois, il venait chez toi et il te disait qu’il ne fallait jamais séparer les gens pour leur couleur de peau, leur ethnie ou leur race. Au début tu hochais la tête même si tu comprenais pas très bien puis en grandissant, tu as compris qu’il y a des gens qui haïssent d’autres personnes juste pour des différences futiles. Ça t’énerve, alors tu commences à t’intéresser à tout ça ; et même si tu n’as que 12 ans tu commences déjà à avoir cette petite boule de colère dans le ventre qui pousse à cause de l’injustice.
Parce que c’est exactement tout ce que tu veux combattre depuis que t’es gosse.
Du côté de ta famille, tes parents ne t’en parlent pas spécialement mais il laisse leur ami discuter avec toi et répondre à toutes tes questions, même les plus maladroites. Alors tu te dis qu’au fond, eux aussi ils doivent être furieux mais qu’ils ne savent pas comment l’exprimer. Avec les années, tu t’es rapproché de ta mère : même si son obsession avec la religion te fatigue parfois, tu sais au fond de toi qu’elle t’aime. Ton père a moins d’accès de colère depuis qu’il parle à un mec une fois par mois, même si parfois il se met à pleurer lorsque tu claques la porte du placard un peu violemment. Et à chaque fois, ça te fait comme un coup de couteau dans le cœur.
A l’école, tu commences à t’en sortir un peu mieux. Tu fais déjà plus d’1m70, alors tu te défonces en sport. Tu sais courir vite, sauter haut, un vrai petit acrobate. Tu te muscles aussi et bientôt, tu te retrouves à pouvoir porter ta mère plutôt que l'inverse. Ça te fait rire. Tu es aussi connu pour être le “clown” de la classe, toujours prêt à faire ou dire une bêtise pour faire rire les autres. Pourtant, les profs t’aiment bien, peut-être parce que tu fais tout ton possible pour ne jamais faire de blagues blessantes ?
22-12-1954
Il neige. Il fait froid. Tu marches pour rentrer chez toi après l’école quand tu vois un adolescent comme toi qui pleure en fouillant dans la neige. Alors tu vas le voir et tu remarques que c’est un des enfants des voisins. Tu lui demandes ce qui va pas et apparemment, il a perdu le cadeau qu’il voulait offrir à sa mère dans la neige. Tu relèves tes manches puis tu te mets à fouiller aussi pour l’aider. Sans un mot ton compagnon de fortune s'essuie le bout du nez puis reprend les recherches. Au bout d’une bonne demi-heure, tu sors d’un monticule de neige une petite boîte emballée dans un papier cadeau détrempé. Victorieux, tu pousses un cri de joie alors que tes phalanges sont rouge écarlate. L’adolescent se précipite vers toi et te prends dans ses bras en te remerciant encore et encore, répétant ses mots plus vite qu’un disque rayé. Tu lui tends le cadeau avec un grand sourire, ravi d’avoir pu l’aider. Il prend le cadeau avant de le mettre dans sa poche et, soudain, il te saisit les mains délicatement. Les siennes semblent plus chaudes que les tiennes alors que vous avez fouillé ensemble dans la neige. Il te regarde avec des yeux brillants de larmes, avant de se mettre sur la pointe des pieds et t’embrasser du bout des lèvres. Puis il relâche tes mains doucement, te fait un signe avant de repartir en courant.
Ce jour-là, tu es rentré avec les joues plus rouges qu’une tomate. Ton premier baiser aura éternellement le goût de la neige fondue.
Tu avais 13 ans quand tu as découvert que tu aimais aussi les garçons.
25-12-1957
“Tu me casses les couilles.”Blam. Tu claques la porte d’entrée derrière toi avec toute la rage possible d’un ado de 16 ans. C’est le jour de Noël, mais tu as besoin de sortir de cette baraque et de partir. Loin. Tu n’en peux plus de l’amour étouffant de ta mère, des regards déçus de ton père avec ses yeux emplis de colère. Tu n’en peux plus d’entendre une énième fois l’histoire de ton putain de miracle et surtout tu n’en peux plus de voir les amis de ta mère boire ses paroles avant de te jeter quelques coups d’œil réprobateur. Tu as besoin de souffler, tu as besoin de taper dans un truc aussi. Alors plutôt que de lever les poings contre des innocents qui sont juste trop cons pour comprendre, tu préfères partir donner de grands coups de latte dans le restant d’un tronc d’arbre.
Une fois défoulé, tu te poses, passant ta main dans tes cheveux blonds. Tu sors un paquet de clopes bien amoché et à moitié écrasé de ta poche arrière. Si ton père te chopait encore avec tu te ferais encore casser la tronche mais tu t’en fous. Alors tu fumes, soufflant comme si le monde entier te pesait sur les épaules. 16 ans. Tu as grandi, tu atteins bientôt les 1m89, tu dépasses évidemment ta mère, qui a toujours été plutôt petite, mais tu commences aussi à dépasser beaucoup ton père. Et ça te fait bizarre. Tu as l’impression d’avoir un corps d’adulte bien trop grand pour toi, un corps que tu as encore du mal à comprendre d’ailleurs. Un corps qu’en ce jour tu maudis, parce qu’il fout la merde dans ta famille.
A moins que ce soit ta tête qui ait un problème.
A cette époque, tu es au lycée depuis un an. Grade 10. Tu as commencé à réfléchir à ton avenir et tu hésites. Être prof ça serait cool, mais ton tempérament ne passera jamais. T’as envisagé l’armée mais ta mère t'a supplié de ne jamais t'enrôler comme ton père, alors que lui avait l’air fier de t’entendre dire ça. Puis tu as eu comme un éclair de génie : tu seras psy. En grandissant, tu as vite compris que la personne que voyait ton père chaque mois était un psychiatre qui suivait quasiment que des anciens vétérans. Et toi, tu voulais être comme cette personne qui avait “sauvé” ton père, tu voulais en sauver d'autres. Alors c’était ton objectif : ton père était un peu déçu mais il te faisait confiance et ta mère était juste soulagée que “tu n’ailles pas te faire tuer”. Et pourtant, les choses entre vous trois s’étaient bien compliquées depuis quelque temps.
Après les événements de Noël de 1954, tu as commencé à réfléchir. Beaucoup. Tu t’es dit que tu t’étais trompé, qu’on peut pas aimer un mec quand on est aussi un homme. Sauf que tu t’es mis à penser quasiment qu’à ce garçon et plus ça allait plus tu avais juste envie de l’embrasser de nouveau. Les hormones ne t’ont clairement pas aidé à y voir plus clair. Dès que tu le croisais, tu rougissais jusqu’à la racine de ses cheveux, tu détournais le regard et le soir tu fixais ton plafond en te disant que t’étais bien con de pas aller lui parler.
Rince and repeat. Même si tu n’avais que 16 ans, tu savais qu’il fallait pas en parler ; suffisait d’entendre ce que les autres mecs disaient pendant les pauses. C’était pas très beau à entendre et tu comprenais pas pourquoi ça te faisait si mal. Mais ça te démangeait de te vider le cœur, alors tu as fini par poser une question en feignant l’innocence auprès de ton père.
“‘Pa, tu sais si ça existe des hommes qui aiment d'autres hommes ?”La claque que tu as reçu ce jour-là tu ne l’oublieras jamais. Tu as eu mal à la joue pendant des jours, mais le pire c’était le trou béant que tu avais dans la poitrine. Ton père t’aurait tiré dessus que tu l’aurais vécu tout pareil ; et la colère qui animait ses yeux te hantera pendant encore des années. Depuis, ta mère avait essayé de t’emmener encore plus souvent à l'Église mais tu résistais. Ton père a commencé à te dire de réfléchir à aller dans l’armée plutôt mais tu l’as ignoré. Dès que tu parlais d’un pote, tu sentais les regards sur toi, dans l’attente que tu lâches une phrase ou même un mot qu’il ne fallait pas. Alors tu t’es renfermé sur toi-même. T’as fermé ta gueule, tu répondais juste “oui”, “non”, “je sais pas” quand on te parlait. Tu te faisais engueuler mais ça te glissait dessus. Depuis cet événement, tu connaissais le revers de la main de ton père par cœur, au point de savoir combien de veines y’avait dessus. Ta mère venait te voir après coup en pleurant, en te suppliant de ne pas “devenir comme ça”. Une ambiance sympa quoi.
Pourtant ça restait tes parents. Alors c’était dur pour toi de gérer ton envie de leur hurler dessus, de t’enfuir et de les serrer contre toi en même temps. Ton grand-père maternel te qualifiait de “tchiot” et c’est ce que tu étais au fond. Tu finis ta cigarette, tu ranges le paquet de manière aussi discrète que possible. Tu avais hâte de partir voir ton grand-père paternel ; c’est qu’il te manquait le vieux. C’était le seul qui t’écoutait, répondait à tes questions sans violence. Le seul à te croire quand tu parlais des trucs bizarres que tu voyais ; le seul qui te traitait pas comme si tu étais un déchet finalement. Tu te relèves, ébouriffant tes cheveux d’une main avant de reprendre le chemin vers la maison, te préparant à la rouste que t’allais prendre.
01-11-1959
Tu fêtes tes 18 ans.Ta famille est réunie. Tu souris, même si tu as envie de pleurer. Ça fait maintenant un an que la relation avec tes parents s’est améliorée mais à quel prix ? Tu t’es mis à devenir très studieux, à sourire en permanence, faire des blagues innocentes pour faire rire ta mère, taper dans le dos de ton père qui tape le tien en retour avec un regard de fierté. À chaque fois tu meurs un peu plus en dedans mais qu’est-ce que tu peux faire de plus ? Tu as fait en sorte de bien calculer ce que tu dis, fais, histoire de les “rassurer”. Alors oui, ça te fait grave du mal, mais comme d’habitude le bonheur des autres passe avant le tien.
Alors tu encaisses. Tu trouves refuge dans la clope, l’alcool et les conneries que tu fais dans le dos de tes parents. Tu trouves refuge aussi chez ton grand-père, qui te laisse faire ta vie sans jamais te juger. Il te voit parfois tenir la main d’un garçon quand tu rentres et il t'accueille avec le sourire aux lèvres en te demandant si ta journée a été bonne. Il t’a déjà vu pleurer en secret un soir après la bière de trop à cause de ta première peine de cœur. Il est venu te prendre dans ses bras le lendemain matin et au fond tu savais qu’il savait. Et ça t’as fait du bien de te sentir aimé, soutenu et écouté. Tu lui as jamais dit, mais tu n’as pas eu besoin. Et d’ailleurs tu le vois dans ses yeux, au moment où tu vas souffler les bougies, tu vois la peine qu’il a pour toi. Et ça rend tous les mensonges que tu fais à tes parents encore plus difficiles à vivre.
Tu finis la soirée sur le porche de la maison, une bière à la main.
“T’es un vrai mec maintenant tu peux boire avec nous” que disait ton père. Pourtant t’as pas vraiment la majorité ; faut croire qu’un bout de la culture française a fini par percer chez lui. Sauf que t’as pas vraiment envie de boire, tu le fais parce que sinon tu vas imploser et t’as pas envie d’infliger ça à ta mère, pas le jour où “son miracle” fête ses 18 ans. Un rire nerveux sort d’entre tes lèvres. Tu te demandes si c’était vraiment un miracle ou une putain de malédiction d’avoir survécu finalement; à quoi bon si c’est pour mentir pour protéger tes parents ? Pour rentrer dans le rang ? Pour rassurer les amies idiotes de ta mère ? Pour éviter le regard de colère de ton père ?
Tu craques. Tu t’assois sur les marches du porche la tête cachée entre tes bras et tu pleures. Tu pleures comme un enfant, comme l’enfant que tu étais la nuit précédente mais que tu n’es plus aujourd’hui d’après ton père : tu as grandi en une nuit et tu détestes cette sensation. Comme d’habitude, la seule personne qui te voit c’est ton grand-père Louis, qui s’assoit auprès de toi. Qui te prend dans ses bras. Qui te laisse tremper son épaule de larmes et de morves alors que tu retiens les sanglots pour ne pas alerter le reste de ta famille. C’est dur pour un gamin de porter le poids de la fierté de ses parents sur ses épaules et tu sais pas si tu tiendras encore longtemps. Et ton grand-père le sent aussi. Il te laisse pleurer sans rien dire, attendant patiemment que tu sois plus calme. Les larmes finissent par se tarir et c’est de sa voix douce qu’il te dira une phrase qui sauvera ta vie
“Est-ce que tu veux venir vivre à la maison bonhomme ?”12-07-1963
Voilà trois ans que tu vis au Québec.
Tu es venu vivre chez ton grand-père quelques mois après avoir fêté tes 18 ans. Tes parents étaient un peu réticents, ta mère ne voulait pas que tu partes trop loin au cas où il t’arriverait quelque chose et tu as vite compris que ton père n’aimait pas l’idée de ne plus avoir le contrôle sur toi. En grandissant, c’est quelque chose qui t’as rapidement frappé ; ton père ne t’aimait pas toi, il aimait l’idée d’avoir un fils. Un fils qui rentre dans le rang, qui se marie, qui fait des gosses et qui nourrit sa famille. Ironique puisque ta mère n’avait jamais eu le rôle de la bonne petite mère au foyer, elle travaillait dur depuis toutes ses années auprès des autres. Encore aujourd’hui, tu ne sais pas si c’est une sorte de vengeance de sa part ou sa manière de s’assurer que tu ne finirais pas complètement gay. Sacrée blague.
Finalement ils ont accepté car ton grand-père a joué la seule carte qui ne pouvait être contrée : il est vieux, seul et il avait besoin de l’aide de quelqu’un de la famille pour gérer la maison. Alors que pourtant, du haut de ses bientôt 80 ans ton grand-père était parfaitement indépendant. Sa solitude ne datait pas d’hier, ayant perdu sa femme depuis plus de 18 ans, mais c’était une des rares corde sensible de ton père et Louis le savait parfaitement. Alors tu as fait tes bagages, tu as serré ta mère dans tes bras bien fort malgré ce qu’elle pouvait te faire vivre avec sa fichue religion traumatisante depuis des années et tu as fait une accolade plutôt froide à ton père. Et sans un regard en arrière, tu es parti pour le Québec.
Ton grand-père Louis vivait près de Montréal depuis plusieurs décennies, dans une petite maison assez ancienne que ton père avait rénovée quelques fois depuis qu’il était devenu charpentier. Mais cette maison tu l’adorais, de la plus belle des poutres au plus petit défaut qu’elle pouvait avoir, car elle dégageait beaucoup de chaleur humaine. Tu t’es senti chez toi très vite et le temps de pouvoir commencer le collège, tu t’es mis à aider le voisinage. Faire les courses, tondre le jardin, réparer un toit, promener les chiens … Tu ne refusais jamais rien. Louis te disait de ralentir et profiter de ton été avant de reprendre les cours mais tu adorais ça. Tu as même fait ami-ami avec la voisine de la maison d’en face qui te récompensait toujours avec des repas à se taper le fion au sol. Tu les partageais avec ton grand-père, puis ça te donnait envie d’essayer -mais t’étais pas très doué. Ton français a commencé à se teinter de l’accent québécois et ça faisait rire Louis. Tu parlais presque plus anglais et ça te manquait pas plus que ça ; tu avais la délicieuse impression de mettre encore plus de distance entre toi et ton père.
Bien sûr, tout n'était pas simple. Tu fumais toujours autant, tu avais du mal à réguler ta consommation d’alcool. Tu faisais encore quelques conneries : casser des trucs, protester et t’insurger contre l’injustice. Tu savais qu’en tant que mec blanc tu avais du taff’ à faire sur toi-même et bien que tu ne saisisses pas forcément tout tu y mettais beaucoup de cœur. Tu as rencontré celui qui est devenu ton partenaire à cette époque, alors que tu balançais des œufs sur la maison d’un connard raciste un peu trop complaisant avec le KKK. Vous vous êtes enfui très vite quand les flics ont débarqué, mais après ça vous vous êtes plus lâchés. Peu de temps avant ton entrée au collège, tu as calmé ta consommation d’alcool et de clopes parce que tu avais trouvé quelque chose d’encore meilleur : l’amour.
Puis t’es rentré à l’Université de Montréal. T’avais bossé comme un con pour te payer les trois années d’études et t’étais super fier. Ton partenaire, Noah, était en droit et toi en psychologie. Tu savais que t’avais trois ans à faire, puis encore quatre années derrière. Alors tu pouvais pas attendre plus longtemps avant de commencer tes études. Même si tu bossais dur, très dur, tu passais beaucoup de temps à admirer Noah; tu aimais le voir aussi engagé, aussi empli de cette envie de sauver les gens. Tu admirais sa force de caractère et sa capacité à te faire taire avec une facilité déconcertante. Tu aimais les longues discussions avec lui tard le soir, perchés sur le toit de la maison de ton grand-père. Tu aimais ses yeux marron noisette, ses lèvres douces, sa peau toujours légèrement plus chaude que la tienne. Tu aimais quand il te serrait contre lui sans rien dire, le silence n’étant interrompu que par le battement de vos cœurs.
C’était parfois difficile de vous cacher, alors tu traînais souvent avec lui à Craig Street, près du centre-ville de Montréal. A l'abri dans certains bars ou cafés, tu pouvais lui tenir la main sans inquiétude, l’embrasser tendrement, poser ta tête sur ton épaule tout en l’écoutant parler. Tu profitais aussi des moments où ton grand-père partait en vacances voir de la famille pour inviter Noah. Tu avais beau avancer dans la vingtaine, tes hormones te donnaient l’impression d’être redevenu un ado. Tu adorais entendre sa voix lors de vos étreintes, ça te faisait presque perdre la tête. Et lorsque tu croisais des voisins, il n’était pas difficile de le faire passer pour un “bon ami” qui t’aidait à garder et gérer la maison pendant l’absence de ton grand-père. Et quand ce dernier rentrait et voyait ton visage rayonnant de bonheur, il t'ébouriffait les cheveux avant d’aller préparer le repas le sourire aux lèvres.
Quoi de mieux que cette vie digne d’un happy ending ?
Pourtant parfois tu étais pris de moment de pure déprime. Tu n’arrivais plus à te lever du lit, tu faisais des cauchemars si atroces que tu en perdais ton souffle, tu pleurais par moment sans savoir d’où venait cette tristesse. Et puis les esprits et fantômes se faisaient de plus en plus présents ; maintenant tu les entendais aussi. Pas toujours, mais c’était déjà trop à ton goût. Des années que tu avais passé à les ignorer et faire comme si de rien n’était, mais ça devenait difficile quand ils se mettaient à parler par-dessus tes professeurs en plein cours. Ou tard le soir au moment de t’endormir. Tu avais fini par en parler à Noah au bout d’un an et demi de relation ; il semblait surpris mais prêt à te croire. Il n’était pas croyant, loin de là, mais il considérait qu’assumer ce qu’il pouvait se passer après la mort sans se remettre en question ça serait être très prétentieux. Tu l’as remercié d’être aussi compréhensif, il t’a répondu avec un simple baiser du bout des lèvres.
Tu as continué tes études, slalomant entre ta dépression naissante, ta relation amoureuse, ta vie avec ton grand-père, tes cours et les fantômes. Et tes parents dans tout ça ? En trois ans, tu ne les avais vus qu'une poignée de fois. Ta mère commençait à prendre de l’âge et se déplacer n’était pas simple au vu de son emploi du temps. Ton père ne semblait juste pas intéressé de te voir ; c’était réciproque. Tu leur envoyais parfois une lettre, parfois tu les appelais, mais tu ne savais jamais trop quoi leur raconter puisque tu leur cachais la majorité de ta vie depuis si longtemps que les discussions restaient toujours très superficielles. Tant pis. Tu avais accepté qu’apparemment être bi c’est une excuse suffisante pour ne plus te porter le moindre amour. C’est dur, mais tu sais que tu te relèveras parce que tu es bien entouré.
Sauf que ça, ça ne dure jamais bien longtemps.
Tu as réussi à décrocher ton
bacchelor degree en psychologie. Tu étais tellement heureux que tu en as pleuré. Vous fêtez ça à deux, toi et Noah, puis ton grand-père t’organise une petite fête dans ton dos avec l’homme de ta vie. Tu pleures comme rarement, serrant contre toi les deux personnes que tu aimes le plus au monde. Vous buvez, riez, tu finis complètement bourré dans ta chambre accoudé à ta fenêtre, clope au bec pendant que Noah dort paisiblement dans ton lit. Tu es tellement heureux que tu sais pas si un jour tu pourras l’être autant voir plus qu’à cet instant. Et la vie a décidé de te répondre, de la plus cruelle des manières.
Tu t’en souviens encore ; début juillet. Il faisait beau, tu étais occupé à passer la tondeuse chez le voisin d’à côté pour préparer son jardin à l’été qui arrivait. Tu avais prévu de prendre une année pour bosser, économiser et te lancer dans ton master. Noah avait à peu près le même programme que toi, une année sabbatique avant de reprendre ses études. Tu rentres chez toi, appelant ton grand-père qui devait être dans la cuisine. Pas de réponse. Tu avances dans la cuisine en commençant à raconter ta journée avant d’être arrêté violemment par la scène qui apparaissait sous tes yeux. Ton grand-père, par terre, comme une poupée désarticulée. Tu te précipites, tu analyses son pouls, tu essaies désespérément de trouver le moindre signe de vie. Tu paniques, tu sors en courant et en criant, les larmes inondant déjà ton visage. C’est le voisin de chez qui tu revenais qui appellera les secours. Crise cardiaque, foudroyante.
Ton grand-père n’avait que 82 ans.Tu as passé une semaine dans le flou. Est-ce que tu avais vu Noah ou l’avais-tu rêvé ? Combien de clopes tu avais fumé, combien de bouteilles tu avais descendu ? Plus rien ne semblait faire sens. La maison autrefois si chaleureuse te semblait froide, vide … Morte. C’est l’arrivée de tes parents qui t’as obligé à sortir de cette torpeur ; tu n’y avais pas pensé mais évidemment Louis était le père du tien. Ta mère t'a prise dans ses bras mais tu ne ressentais rien. Ni chaleur, ni amour. Une étreinte d’une tristesse monstrueuse. Ton père a simplement hoché de la tête en te voyant avant de détourner le regard. Tu avais déjà envie de leur hurler de partir, mais ça restait aussi la famille de Louis alors tu as pris sur toi. Les funérailles ont eu lieu le lendemain de leur arrivée : les voisins, les amis de ton grand-père, la famille et toi vous étiez réuni pour le pleurer. Tu eu l’impression de te faire ensevelir toi aussi lorsque le cercueil est descendu dans ce trou rectangulaire. Tu n’as pas réussi à dire un mot de la cérémonie, hormis un simple
“Merci” en français quand tu as touché le cercueil. Son cercueil. Noah était à tes côtés, mais c’était difficile pour lui comme pour toi de pouvoir le laisser te réconforter en public.
Le soir de la cérémonie, tu voulais te coucher tôt. Tu avais besoin de temps, de te remettre, de penser à toi et à la suite. Mais tes parents en ont décidé autrement : ils voulaient te parler. Alors tu as repris le rôle du “bon fils”, tu t’es assis pour les écouter. Ta mère a commencé à parler de toi, de la religion, de Dieu, de l’Enfer. De ta rédemption, du fait de t’éloigner du péché. Tu avais déjà envie de crever et ça ne s’arrangeait pas. Chaque mot te donnait envie de lui hurler de la fermer, mais tu préférais te mordre les joues. Le petit garçon sage et obéissant envers ses parents avait repris le dessus. Puis ton père a soupiré avant de t’annoncer que tu allais rentrer chez eux. Que tu allais arrêter les études pour rentrer dans l’armée. Ce fût le premier moment pendant toute la conversation où tu as ouvert la bouche
“Tu te fous de ma gueule ?!”Ton père s’est levé brusquement, puis a contourné la table pour venir te mettre une claque. Tu as été pris par surprise, à tel point que tu as fini par terre. Ton père en a profité pour te choper et te relever avant de t’en remettre une. Tu ne sentais même plus la douleur, par contre tu sentais la colère qui montait. Comment l’homme qui te laissait tomber si facilement osait essayer de prendre des décisions pour ta vie ? Tu as fini par le repousser, lui hurlant de te lâcher, que tu n’irais pas aux États-Unis, que tu préférerais crever que de mettre un orteil dans l’armée. Que ton père était un connard, un enfoiré incapable d’aimer son fils s’il n’était pas l’image parfaite qu’il s’en faisait. Après cette phrase, le silence s’installa. Seules les larmes de ta mère se faisaient entendre. Tu soupires, tu demandes à ton père qu’est-ce qu’il veut de toi à la fin ? Ton père ne te regarde même plus, il te tourne le dos. Alors tu insistes, qu’est-ce qu’il peut bien vouloir cette fois-ci ? Alors ton père se met à crier. Il te crie que ta mère est malade, qu’elle va mal, qu’ils n’ont plus beaucoup d’argent car elle ne peut plus travailler. Qu’il fait de son mieux, mais que c’est pas assez. Qu’il a besoin que son fils grandisse et remplisse son rôle plutôt que de faire des études idiotes et d’ouvrir les cuisses au premier venu. Qu’il a honte de toi et qu’il ne sait même plus comment te regarder sans dégoût.
Tes jambes t’abandonnent et tu tombes à genoux. Tu n’arrives plus à dire le moindre mot, tu n’arrives plus à penser. Tu viens d’enterrer ton grand-père et entendre que ta mère est la prochaine, même si vous n’avez plus une bonne relation, ça t’achève. Tu n’écoutes plus vraiment ton père, ce qu’il crie ou même dit. C’est le flou total dans ta tête. Tu n’as pas envie de céder mais en même temps; qu’est-ce que tu peux faire ? Tu te blâmes déjà pour la mort de ton grand-père et tu n’as pas envie de laisser ta mère mourir à petit feu sans même essayer d’aider. Alors tu craques. Tu te relèves, chancelant, et tu dis à ton père que tu es d’accord. Que tu vas rentrer, que tu vas rejoindre l’armée. Que tu gagneras de l’argent pour aider ta mère, que tu rentreras dans le rang. Mais tu y mets une condition : tu veux garder la maison de ton grand-père. Tu veux en hériter et pouvoir venir y vivre quand ça sera possible. Ton père accepte.
Le jour suivant, tu vois Noah. Tu lui expliques, les larmes aux yeux, que tu dois repartir. Que tu vas entrer dans l’armée. Noah veut casser la gueule de ton père et te supplie de ne pas partir. Mais tu lui dis la vérité sur ta mère, sur son état ; tu n’arrives pas à l’abandonner. Ça te tue un peu en dedans lorsque tu le dis mais c’est la vérité. Et Noah semble le comprendre. Et même si vous êtes en plein jour, il t'embrasse avec tout l’amour possible, te serrant fort contre lui. Tu lui fais promettre de ne pas t’attendre : tu veux qu’il soit heureux même si ce n’est pas avec toi. Tu veux le voir réussir et devenir le meilleur avocat du monde. Tu lui promets de lui écrire, qu’il sera ton correspondant n°1. Tu relâches ses mains avec la plus grande des difficultés et, après un dernier regard en arrière, tu repars.
Le lendemain tu seras dans le train direction Manhattan.
31-12-1968
C’est la veille du Nouvel An. Et ça fait bientôt 5 ans que tu es au Viêt Nam.
Après ton retour aux États-Unis, tu n’étais plus qu’une coquille vide. Tu as écouté ton père, tu t’es engagé, tu as suivi la formation et tu t’es retrouvé assez rapidement dans les effectifs des soldats qui participaient à la guerre. Tu avais rejoint l’armée de Terre, faute de savoir conduire un avion. Pendant 6 mois, tu avais subi un entraînement proche du lavage de cerveau ; mais au moins ça t’empêchait de réfléchir. Tu es devenu très musclé et avec ta taille impressionnante, tu ne te reconnaissais plus dans le miroir. Tes cheveux étaient coupés très court, te donnant un air bien plus sévère que tu ne l’étais en réalité.
Tu avais rejoint le 25ème régiment d’infanterie de l’US Army, qui avait déjà des troupes sur place lorsque tu es arrivé. Tu as eu l’impression de dissocier totalement pendant ton entraînement et d’être ramené brusquement à la réalité une fois arrivé à Saïgon. Tu as vu tous les soldats présents, l’état de la faune et la flore, l’état des habitations … Et tu as senti ton cœur tomber de ta poitrine. Toi qui avais idéalisé ton père et son passé de soldat, toi qui avais l’espoir de quand même trouver un peu de réconfort dans le fait de venir en aide aux autres … Tu te sentais si con. Con et stupide. Con et naïf. Il n’y avait rien à sauver, rien à aider : ce n’était que pure destruction et chaos partout où tu regardais. Tu détestais les armes et pourtant te voilà maintenant armé jusqu’aux dents.
Le reste de ton régiment était constitué de trois types de personnes : les mecs comme toi, qui ne savaient pas ce qu’ils fichaient ici ; des mecs assoiffés de sang et ronger par le patriotisme et des mecs entre les deux, pas très intéressés mais prêt à prendre tout ce qu’ils pouvaient pour leur profit personnel. Tu as réussi à te constituer un petit groupe de compagnons de fortune, ce qui t’as permis de souffler un peu. Au début, vous étiez là surtout pour protéger les plus hauts gradés des tentatives d’attentats et “protéger” la ville qui se serait très bien portée sans vous. Puis fin 1964, il y a eu l’attentat de Saïgon. Le FNL visait des hauts gradés mais aussi des soldats comme toi et l’attentat n’avait pas pu être évité. Tu n’as été que légèrement blessé puisque tu étais en poste de garde près de l’hôtel.
C’est suite à ça que tu as été détaché plus au Sud et que l’Enfer a commencé. Tu étais rattaché à la base de Da Nang, dans une zone perpétuellement en conflit. Tu entendais les bombardements, tu voyais les gens mourir. Quand tu as entendu la nouvelle de l’opération
Rolling Thunder, un frisson de dégoût et d’horreur t’as parcouru dans tout ton corps. Tu essayais d’éviter soigneusement de tuer qui que ce soit, faisant plutôt des tirs de sommation dans les airs pour faire peur. Mais il ne fallait pas se voiler la face : des gens tu en as tué. Tu as participé à une guerre terrible, injuste et cruelle. Tu ne supportais plus de voir ton visage et tes yeux de poisson mort. Quand tu n’étais pas sur le terrain, tu buvais et fumais comme si tu essayais de te tuer. Mais ton corps résistait et ça t'agaçais. Tu as eu envie de mourir tellement de fois, tu considérais réellement l’idée et puis tu te rappelais de ta mère. Elle qui mourrait à petit feu d’une maladie rare du sang, qui attendait chacune de tes permissions pour te serrer dans ses bras qui devenaient de plus en plus fins à chaque fois. Alors tu continuais, sans savoir si c’était de l’amour, de l’acharnement ou les deux.
Tu as fait partie des régiments engagés pour l’opération
Search and Destroy. Quand la nouvelle est tombée, tu n’avais pas envie d’y croire. Aucun de tes camarades n'avaient vraiment envie d’y croire non plus. Les morts se sont enchaînés, les explosions aussi. Tu n’arrivais même plus à regarder ce qui devait être ton ennemi, surtout lorsque c’était un enfant qui te fixait avec un air horrifié. Alors c’était ça que tu avais idéalisé si longtemps ? C’était vraiment ça que tu avais accepté de faire pour sauver ta mère ? Plus le temps passait, plus tu te demandais si la vie de cette dernière valait plus que toutes ces vies arrachées et tout ce sang sur tes mains. Est-ce que la vie de ta mère a plus de valeur que ta santé mentale ? Que ton envie de vivre ? Mais maintenant tu étais dedans jusqu’au cou ; pas question de déserter ou de t’enfuir. Et tu savais que tu ne pouvais pas compter sur tes parents pour te protéger ou t'accueillir à bras ouverts.
T’as décidé de t’accrocher comme tu pouvais. Tu as essayé de faire attention aux civils, tu as essayé de faire de ton mieux pour ne pas sombrer et devenir une pure ordure. Tu voyais tes camarades perdre pied avec la réalité et couler. Tu as essayé de leur parler, utilisant ce que tu avais appris à l’époque où tout était plus facile. Mais rien ne marchait ; en même temps comment pouvais-tu réussir à leur faire comprendre quoi que ce soit alors que toi-même tu étais totalement perdu ? Et puis un jour, tu t’es levé et c’est comme si les dernières miettes de ce qui te restait de conscience étaient mortes. Le reste de cette période est assez flou : tu as préféré effacer de ta mémoire les horreurs que tu as vu. Et celles que tu as pu commettre. Tu te rappelles vaguement du Triangle de Fer, du premier affrontement frontal que tu as vécu. Tu as pris des coups, une ou deux balles …
Et putain tu as encore survécu.
Tu finiras par te dire que la Mort avec un grand “M” voulait pas de ton cul ; pourtant tu n’attendais que ça. Tu fonçais sans réfléchir, en faisant attention de ne pas mêler des camarades, tu te jetais littéralement au milieu des combats ou juste à côté des bombardements. Et toujours rien. Sur la fin de l’année 1967, tu t’es retrouvé de nouveau en poste à Saïgon et éloigné légèrement de la pire zone de conflit. Tu passais tes journées à patrouiller, boire, fumer, jouer et parfois voir à gauche à droite. Il faut croire que malgré son homophobie latente, l’armée ça attire pas que des mecs hét’.
D’ailleurs côté amour et autre joyeuseté de ce genre, tu avais gardé contact avec Noah pendant toute cette période. Tu lui écrivais dès que possible et tu gardais précieusement chaque réponse que tu recevais de sa part. Lorsque tu es revenu à Saïgon, c’était un peu le seul truc qui t’amenait un léger sourire triste sur le visage. Tu les relisais, imaginant sa voix qui te parlerait. Il te manquait mais tu savais que tu n’avais pas vraiment le droit d’exiger de sa part de t’attendre. Tu avais évité de fricoter, même pour la blague parce que ça te faisait te sentir un peu mal. Et puis tu as reçu une lettre qui t'as brisé le cœur et qui t’as fait plaisir pour lui. Il t’annonçait qu’il se mariait, avec sa meilleure amie ; un mariage purement pour les apparences le temps que le climat politique soit moins pesant. Et à côté de ça, il te parlait d’une personne qu’il avait rencontré, un gars qui avait l’air bien chouette, “le genre de mec que tu aurais adoré fréquenter” avait-il commenté. Ça t’a fait rire, avant de te faire pleurer. Même si ça faisait déjà plusieurs années tu l’aimais encore et au fond tu espérais encore un peu, un tout petit peu. Tu lui as répondu en lui souhaitant tout le bonheur possible et en lui disant que tu serais toujours là, comme ami. C’est après ça que tu as décidé que quitte à être seul en pleine guerre, autant en profiter.
Puis y’a eu Offensive du Tết. T’y est resté pendant un an, une des opérations les plus meurtrières auxquelles tu avais participé jusque-là. Puis ce fameux soir du Nouvel An, il y a eu une attaque massive. Tu t’es pris un explosif pile sous le nez et tu t’es envolé. Après ça, tu es resté endormi plusieurs semaines ; par miracle hormis des brûlures assez graves et pleines de coupures tu t’en étais sorti en un seul morceau. Mais ton état inquiétait les médecins car tu peinais à rester éveillé ; tu as donc été emmené aux États-Unis et suspendu pour inaptitude après une évaluation psychologique. Ta courte mais traumatisante carrière dans l’armée avait enfin pris fin.
Et étrangement, ce fût la seule période où les apparitions de fantômes se sont faites rare ; peut-être qu’à force de voir la mort en face chaque jour, tu n’as plus prêté attention aux esprits qui l'entouraient.
02-02-1969
Tu es enfin de retour chez toi.
N’ayant eu aucun contact avec tes parents depuis au moins deux ans, une partie de toi avait hâte de voir ta mère. Tu es arrivé un peu plus amocher que tu l’étais à ton départ mais tu souriais sincèrement à l’idée de revoir ta mère. Ton père … Disons que c’était une autre histoire. Mais une fois chez toi, tu as vite remarqué que c’était très calme. Aucun signe de ta mère ni de ton père. Tu t’es dit qu’elle était peut-être à l'hôpital ou chez des proches et que ton père travaillait encore. Alors tu t’es installé à la table du salon, un verre devant toi, une main dans la poche et l’autre qui tenait une clope. Tu as attendu des heures, profitant du silence de la maison. Ce silence qui t’a tant manqué pendant la Guerre ; tu n’aurais jamais cru que c’était aussi bruyant.
Tu entends le bruit de la clé et tu vois ton père entrer. Il semble très étonné de te voir et toi tu es étonné de voir à quel point il a vieilli. Il te semble bien plus petit qu’avant, plus chétif et plus fatigué. Tu le salue d’un geste de la tête, le visage totalement inexpressif. Sans même un bonjour ou un merde, il te demande ce que tu fiches là. Tu lui réponds que tu as été suspendu pour inaptitude après t’être pris une bombe dans le nez. Et tu lui demandes où est ta mère. Un long silence s’installe. Ça commence à t’agacer. Tu répètes ta question, un peu plus fort cette fois-ci. Ton père détourne le regard, posant son manteau sur une chaise près de l’entrée. Alors tu tapes du poing, faisant trembler le verre qui se renverse et roule le long de la table avant de tomber au sol, explosant en mille morceaux. Tu lui redemandes avec rage où est ta mère. Tu le vois légèrement trembler, de peur ou d’autre chose ça tu sais pas. Il finit par t’avouer que ta mère n’est pas là ou, plus exactement, qu’elle n’est plus là. Tu sens que la colère commence à obscurcir ton jugement lorsque tu te lèves et que tu marches pieds nus sur le verre brisé pour foncer sur ton père. Tu le saisis par le col et tu le soulèves en lui hurlant au visage de s’expliquer. Et contre toute attente, il fond en larmes. Tu le lâches, à la fois surpris et en colère de voir ton géniteur pleurer et trembler ainsi devant toi.
Il t’avoue tout avec une voix faible : ta mère est morte depuis bientôt un an. Elle n’a pas survécu à sa maladie, malgré des tentatives de traitements, les hospitalisations, la rééducation. Elle s’est endormie un soir, sans jamais se réveiller, dans son lit. Ton père te dit qu’elle avait l’air paisible mais tu ne l’écoutes déjà plus. Il se relève et se dirige vers toi comme pour te prendre dans ses bras et tu lui mets la plus grosse droite possible, directement dans sa tronche. Il titube avant de tomber pitoyablement sur le sol. Toi qui n'avais jamais osé ne serait-ce que lever le ton contre ton père, qui l’avait admiré et respecté pendant si longtemps, qui avait tout sacrifié pour ta famille tout ça pour ne même pas pouvoir dire au revoir à ta mère. Tellement de sacrifices pour que dalle et la colère n’arrivait plus à descendre. Il te regarde et subitement tu prends conscience ; tu n’es plus l’enfant ou l’ado qui recevait les coups sans pouvoir se défendre. Tu es devenu plus grand, plus fort et, à ton grand malheur, bien plus hargneux. Mais t’es pas comme ça dans le fond, alors tu soupires en reprenant tes affaires et tu repars. Ce soir-là tu dormiras dehors sous un pont en te demandant ce que t’allais faire de ta vie maintenant.