[FB 1994] Echec et mat || PV : Nao

Échec et mat. Je fais basculer le roi des blancs du bout des doigts, le son mat fait cloc sur le plateau. Aujourd’hui est une journée calme dans le bar, il n’y a presque pas de client. C’est assez tôt, les gens arriveront ce soir, je le sais. Je profite de ce moment flottant pour me faire quelques parties contre moi-même; comme souvent. J’appuie sur un bouton de ma chaine HI-FI et change d’un air distrait la playlist en fond pour une ambiance un peu jazzy - quelle merveilleuse découverte, tellement pratique quand je n’ai pas l’énergie pour changer de vinyle. Je n’arrive pas à  me sentir bien aujourd’hui, comme depuis quelque temps à vrai dire. Je regarde ma salle, me lève en lissant mon hakama pour aller servir un homme qui vient d’entrer.

Un café crème.

Lui, je ne l’ai jamais vu. C’est un congénère, je le sens à sa démarche, son regard, la manière dont l’air se déplace autour de lui. Il en impose bien plus que moi. Sa peau mate me surprend, petit russo-japonais je n’ai que très peu fréquenté de personne à la peau sombre, et je ne fréquente pas grand monde depuis ma mort. Je lui apporte sa commande, la déposant doucement sur le coin de la table qu’il a choisi, celle toute proche de la bibliothèque. Un sourire poli, je lui indique le sucre posé au centre du plateau portant sa tasse.

“Je peux vous accompagner, sur cette partie ?”

J'hausse un sourcil, quelque peu surpris, on me le propose rarement. Je prends un instant de réflexion, jaugeant le reste de la salle très tranquille - seulement une jeune fille qui bouquine dans le fond.

-  Eh bien pourquoi pas. Si vous n’avez pas peur de perdre!

J’ai dit ça dans un élan provocateur léger, pour mesurer sa réaction, mais surtout parce que je suis sûr de gagner. Je gagne toujours.

- Je vais chercher un café, et je vous rejoins.

Je me détourne vers mon comptoir, me préparant un café américain, sans sucre, comme toujours. Je profite du temps où il coule pour attacher mes cheveux en chignon, les relevant et les piquant d’une baguette. Je n’avais pas prévu ça, mais ça ne peut pas me faire de mal de partager mon plateau avec quelqu’un. D’une main je le passe sous mon bras, me saisit de la boîte des pièces et m’approche en tenant mon café de l’autre, équilibre précaire que je maintiens jusqu’à tout déposer sur la table du client et tirer une chaise pour m'asseoir.

- Votre nom, c’est … ?

Sa façon de parler m’interpelle. Un ton courtois, une diction parfaite, un vocabulaire fourni à la limite du désuet. Il semble sorti d’un autre temps, tant quand il prend la parole que dans la manière dont il est là, assis à ma table, et habillé. L’existence de spectre bien plus vieux que moi me revient soudain à l’esprit - je ne suis pas vieux du tout à l’échelle de ce monde. Tandis que j’essaie d’estimer quel âge il peut bien avoir, je pose mon plateau et m’installe doucement. C’est un plateau que j’aime tout particulièrement, de bois noir et blanc il a été une des premières choses dont j’ai fait l’acquisition après mon arrivée.

“Oh je ne m’en formalise pas.”

Quelque chose dans sa voix me dit que ma provocation n’a pas eu grand intérêt et qu’il semble effectivement bien plus mesuré que certains de mes précédents adversaires. Un certain ascendant s’installe entre nous alors que la partie s’apprête à commencer, l’autorité qu’il dégage équilibre les charges, et j’intègre à mon attitude la position que j’ai l’impression de devoir occuper. Légèrement en retrait, un peu plus effacé, je lève les yeux vers lui alors qu’il se présente et me questionne sur qui je suis et sur le Queen’s, enchaînant sur la question de qui prend quelle couleur.

- Je m’appelle Nao Kotov. A vrai dire je n’ai ouvert que depuis deux ans, ce n’est pas encore un point incontournable du quartier, mais les affaires marchent et le lieu est tel que je le souhaitais alors… je baisse aussi les yeux vers le plateau et saisis la reine des noirs. Je vous laisse les blancs, il est de bon ton de laisser le nouvel arrivant ouvrir le bal.

Je lui souri légèrement, installant le reste de ma troupe sur l'échiquier et prenant une gorgée de mon propre café encore chaud. Quand ses mains se saisissent des pièces, je remarque sa montre, reliant cette dernière à son emploi. Elle semble particulièrement belle. Je n’ai toujours eu que très peu de réelle possession, ni de réelle appréciation de l’art mais je sais reconnaître un travail appliqué.

- Vous avez une très jolie montre. Une de vos créations? J’avoue ne m’intéresser que peu à l’horlogerie mais cela semble être un beau travail… Vous exercez depuis longtemps? Je suis ici depuis quelques temps mais j’avoue n’avoir que peu arpenté ce nouveau monde.

Un sentiment agréable me traverse quand je parle du Queen’s. Le fait de le mettre en mot, dire tout haut l’accomplissement de ce lieu m'apaise et me fait beaucoup de bien. J’avoue avoir du mal à réaliser que j’ai un lieu à moi, où je suis mon propre patron. Que j’ai le choix de mes actions, mes horaires, mes tarifs. Et que le produit, ce n’est pas moi. Une petite pointe dans la poitrine me pique alors que je laisse mon esprit divaguer. Des souvenirs. Je cligne des yeux rapidement, papillonnant des paupières comme pour revenir au réel.

“Oh celle-ci n’est pas de moi, c’est l’œuvre d’un… ami. Il n’est plus là, désormais. J’exerce depuis les années 60 environ. Mais l’horlogerie où je travaille existe depuis bien plus longtemps, à ne pas mentir.”

Il sourit, un sourire qui a un je ne sais quoi de faux. J’ai l’impression d’avoir touché à quelque chose de désagréable, j’en prends note et bouge le pion situé devant mon roi de deux cases en avant, entamant une classique ouverture Espagnole. J’ai toujours eu un faible pour la technique de Ruy Lopez, elle permet un rapide contrôle du centre du plateau et une offensive facilitée à terme. Je prends une gorgée de mon café, passe un doigt sur le bord de ma tasse. Il m’a offert une ouverture dans notre discussion avec une simple phrase, alors j’avance pour le questionner.

- Vous êtes là depuis plus longtemps que moi à ce que je comprends. Les années 60… Je n’étais qu’un enfant à ce moment-là. Il semblerait que je doive vous appeler sensei à ce compte là.

Je marque une petite pause, le regarde.

- Je suis navré pour votre ami. Quelle ironie que même après notre mort nous ayions encore une fois une date de péremption… A croire que l’Univers n’aime pas l’idée d’un Humain infini.

Une autre pause, un haussement d’épaule.

- Quoique nous finirions par mourir une nouvelle fois, d’ennui.

Je regarde le plateau un instant, pas réellement besoin de l’avoir sous les yeux pour savoir où sont les pièces et ce que je ferai au prochain coup : tout est dans ma tête. Je regarde plus attentivement Louis, ce Vampire qui est mon aîné, ce Vampire qui semble avoir un passé marqué d’une trace douloureuse. Cette fois-ci le sourire de ce dernier est bien plus franc et chaleureux. Il a également négligé de protéger le centre de son plateau en dégageant son fou sur sa traverse, de son jeu ne se dégage pas spécialement de tactique claire ou prévue. Je tapote du doigt sur ma tasse. Du bout des doigts je bouge mon cavalier en Cf3, juste après ce sera à moi de sortir mon fou pour attaquer.

“Cet ami fut mon maître en horlogerie, celui qui m'a tout appris. … J’ignore ce qu’il y a après cette seconde mort, et je n’irais pas m’amuser à essayer de le deviner. J’espère néanmoins qu’il est bien là où il se trouve désormais.Quant à nous, nous devons attendre encore quelques temps avant de le découvrir, n’est-ce pas ?”

Que de discussion philosophique. Je passe un moment finalement agréable.

- Je suis de nature à laisser faire la vie, le destin, Dieu, ou toute autre entité qui régit notre existence. Je n’ai jamais songé à ma mort au-delà de l’arrêt de ma vie qu'elle représenterait, alors l’après mort… Laissons la suite nous apporter des réponses! J'espère effectivement que ce sera dans quelques temps, je n’ai pas encore pu profiter de cette seconde chance à l’instar de la première …

En disant ces mots mon esprit divague un instant, se remet en un temps où j’étais encore un vie. Même après toutes ces années, certains souvenirs sont flous, mais d’autres restent impérissables. C’est comme si mon cerveau avait maladroitement essayé de faire de la place à toute ma vie dans ma petite tête, mais qu’il n’y avait pas assez de place pour tout stocker. La psychologie appelle ça l’amnésie traumatique. Moi j’appelle ça du tri sélectif.