Constructions éphémères

La tête toujours posée sur ses genoux, elle se mit à jouer avec l'une de ses courtes nattes blondes. Elle regarda Efia, qui s'était assise en face d'elle, se demandant le pourquoi du comment de ses cheveux verts et de ses yeux rouges. Teinture et lentilles, ou conséquences d'une transformation ? En tout cas, avec sa peau foncée, cela lui conférait un charme exotique. Angel n'avait jamais pensé à se teindre les cheveux. Elle aimait leur couleur naturelle. Même si elle la tenait de sa mère. Elle apprit qu'Efia venait de la République du Congo. Elle ne savait pas trop où se situait ce pays sur le continent immense qu'était l'Afrique, seulement qu'il ne se trouvait pas en bordure de la Méditerranée.

— Je viens de Londres, la capitale du Royaume-Uni. Tu y es déjà allée ? C'est une jolie ville. Il y a plein de choses à voir, pourvu qu'on sache où aller en dehors des coins touristiques. Je connais quelques endroits sympas, surtout pour le shopping. Il y en a aussi à Tokyo, bien sûr,  mais ce n'est pas vraiment comparable.

S'il y avait un cliché sur les British qui correspondait à Angel, c'était bien le côté snob. Pour elle, rien ne valait les magasins londoniens. Même si elle s'était habituée à vivre au Japon, parfois Londres lui manquait. La seule raison pour laquelle elle ne voulait pas y retourner, c'était les souvenirs qu'elle y associait. Ceux de son enfance, bien sûr, mais surtout ceux de l'année de ses seize ans. La dernière, la plus riche, mais surtout la plus douloureuse à se remémorer. En dix ans, elle n'avait rien oublié. Pourtant, Dieu savait qu'elle avait essayé. Enfin, à condition que Dieu existe, ce dont la jeune fille doutait sincèrement. Ou s'il existait, tout du moins n'avait-il rien à voir avec la vision que la plupart des vivants croyants avaient de lui.

— Tu aimes faire les magasins, Efia ?

Question qui sonnait presque comme une invitation. Car Angel commençait doucement à se prendre d'affection pour cette grande fille aux yeux d'enfant.

Lorsqu'Efia lui répondit qu'elle aimait bien le shopping, Angel changea de position, repliant ses jambes sveltes sous ses fesses pour se retrouver à genoux dans le sable. Elle ne se souciait plus de savoir si ce dernier se glissait dans ses vêtements. De toute façon, au point où elle en était, cela ne changerait pas grand-chose. Elle détailla d'un peu plus près la tenue de son interlocutrice. Hum. Apparemment, elle aimait ce qui était près du corps. Pas étonnant, après tout, contrairement à la blonde, elle avait un corps de femme que ses vêtements moulants mettaient en valeur. Alors qu'Angel n'aurait ressemblé à rien là-dedans. Enfin, si : à un adolescent de seize ans un peu efféminé qui aurait emprunté les vêtements de sa grande sœur.

— Un jour, on ira faire du shopping ensemble, et tu me montreras quel genre de fringues tu aimes.

Elle affirma cela, comme si le fait qu'Efia puisse refuser n'était pas envisageable. Et de fait, elle n'avait même pas envisagé cette possibilité. Ce n'était pas une proposition, c'était une décision. Angel avait parfois une drôle de façon de montrer qu'elle appréciait la compagnie d'une personne. Et sans qu'elle puisse s'expliquer pourquoi, elle appréciait celle d'Efia. Sa simplicité, sa douceur avaient sur elle un agréable effet rafraîchissant. Elle avait l'impression qu'avec elle, elle n'avait besoin d'aucun artifice pour se faire apprécier. La preuve, son mauvais caractère n'avait en rien rebuté la jeune fille aux cheveux verts. Angel ne se doutait pas un seul instant qu'Efia était une chimère et que, si elle l'avait rencontrée sous son apparence masculine, son attitude aurait été totalement différente.

Elle voulait savoir à quoi ressemblait Londres, disant même que cela lui ferait plaisir. Angel réfléchit.

— Déjà, c'est grand. Peut-être pas aussi grand que Tokyo, mais tout de même. Il y a des beaux bâtiments, enfin, si on s'intéresse à l'architecture. Par exemple, le palais de Westminster, dans le quartier où j'habitais. Il y a plusieurs parcs, dont un qui est vraiment immense. Et puis, il y a la Tamise, aussi. Un fleuve qui traverse la ville.

La jeune femme se creusa la tête pour trouver quelque chose d'un peu plus intéressant à dire, sans succès. Elle ferait sans doute un terrible guide touristique... Il faut dire qu'elle-même ne s'intéressait pas du tout à l'architecture, et pas beaucoup à l'histoire non plus. Elle n'avait donc pas grand-chose à raconter de ce côté-là.

— Mais comme je te disais, ce que j'aime le plus à Londres, ce sont les magasins. Pour ce qui est de la mode, tu ne trouveras mieux nulle part ailleurs.

Une ombre de sourire passa sur le visage d'Angel au souvenir des longues passées à arpenter Oxford Street, jusqu'à ce que ses bras chargés de sacs finissent par abdiquer. Sauf, bien sûr, lorsqu'elle parvenait à trouver une bonne âme pour les porter à sa place. Dans ces cas-là, elle ne se gênait pas pour surcharger le pauvre malheureux qui avait accepté de lui servir de mule. Mais le plus amusant, c'était la tête qu'ils faisaient quant elle finissait par les planter là sans états d'âmes, sans même un merci. Il y avait quand même eu des bons moments dans sa vie à Londres.

— Je vois, j'ai des choses à apprendre. Je participerai avec plaisir à un shopping à deux, mademoiselle. Je n'ai jamais fait ce genre de choses, mais ça doit amusant.

Angel acquiesça simplement à cette affirmation, tellement cela lui paraissait évident. Ce genre de choses étaient toujours plus amusantes à deux, pour peu qu'on soit en bonne compagnie. Cela faisait un moment qu'elle n'était pas allée faire les boutiques avec quelqu'un. C'était décidément une excellente idée. Ça l'occuperait, et puis de toute façon, on n'avait jamais trop de vêtements.

— Je suis sûre que Mademoiselle Angel pourra aller dans le Londres des morts, un jour. Cet endroit semble vous manquer comme ma famille me manque.

La londonienne ne sut que répondre. Oui, Londres lui manquait, comme aurait pu lui manquer un vieux doudou qu'elle avait lorsqu'elle était petitr ou bien un ami d'enfance. En revanche, savoir si elle avait envie d'y retourner était une toute autre histoire. Remettre les pieds là-bas après tout ce temps... le simple fait de l'imaginer lui faisait bizarre.

— Vous avez d'autres centres d'intérêts ? Moi, j'aime danser.

Angel fut plutôt soulagée qu'Efia change de sujet. Celui qu'elle avait choisi était des plus anodins, mais au moins, elle n'aurait pas autant de difficulté à répondre qu'à la question sur Londres. Parler d'elle, ça c'était facile.

— J'aime beaucoup les animaux, les félins surtout. J'écoute beaucoup de musique, mais je n'ai jamais essayé d'en faire. C'est trop compliqué d'apprendre à jouer d'un instrument...

Elle en était pourtant tout à fait capable. C'était plutôt la paresse qui l'avait fait renoncer dans ce domaine.

— Et puis, je préfère quand même faire les magasins. Pas seulement pour les vêtements, d'ailleurs. J'aime juste me balader et acheter ce qui me plaît, quoi que ce soit.

Si elle avait eu un tant soi peu de savoir-vivre, Angel ce serait arrêtée là et aurait demandé à Efia si elle avait d'autres passions à part la danse, ou bien quel genre de danse elle faisait. Mais elle n'en fit rien. A la place, elle se lança dans une énumération sans queue ni tête d'objets ayant pu attirer son intérêt.

— Une lampe à abat-jour en forme de fleur, un joli sac brodé, un zèbre en peluche... Peu importe du moment que j'ai le coup de cœur, conclut-elle finalement avec enthousiasme.

Angel fit la moue en s'entendant qualifier de 'dépensière'. Ce n'était pas la première fois qu'on lui disait... Pourtant, elle ne se trouvait pas si dépensière que ça. Qu'y avait-il de mal à se faire plaisir de temps à autre ? Non, ce qui lui coûtait vraiment cher, c'était les potions. Mais elle n'avait pas tellement le choix si elle voulait garder figure humaine. Un léger frisson la parcourut. Elle n'avait pas envie de penser à ça.

— Prends un chat, conseilla-t-elle à Efia. Ils sont tellement beaux. Si gracieux. Et puis ils sont intelligents, contrairement aux chiens. Pas besoin de les promener au bout d'une laisse.

Elle se disait parfois que si la réincarnation avait été possible, elle aurait voulu être un chat dans sa prochaine vie. Malheureusement, c'était impossible. Elle resterait pour l'éternité une petite blonde de seize ans aux joues trop pâles et aux jambes trop minces. Oh, elle savait qu'on pouvait la trouver jolie, on le lui avait dit bien trop souvent pour qu'elle puisse l'oublier. Mais à côté d'une beauté chatoyante comme celle d'Efia, nul doute qu'Angel devait paraître bien fade. Comme lorsque l'on comparait une photo en noir et blanc à une autre en couleur. L'anglaise sentit une pointe de jalousie la chatouiller, qui s'estompa bien vite face au sourire sincère de son interlocutrice. Efia était trop innocente, trop candide pour qu'elle lui en veuille. Elle n'aurait peut-être pas pensé cela si elle avait connu la nature de la chimère.

— Vous fonctionnez au coup de cœur, un peu comme moi. Même si je suis peu trop prudente. J'achète ce dont j'ai besoin. Je ne pourrais acheter des choses inutiles à profusion comme vous mademoiselle Angel. Même si j'avoue avoir acheter sur un coup de tête un tambour traditionnel de mon continent. Elle me sert plus de table en ce moment. Je pense donc plus ou moins comprendre.

— S'il te sert de table, ce n'est pas inutile. Et les objets décoratifs ne sont pas inutiles non plus, ils servent à rendre l'endroit où tu vis plus agréable. Il faut juste faire le tri, de temps en temps. Surtout avec les toutes petites chambres de l'Agence.

Angel exagérait. Sa chambre avait une taille tout à fait normale, d'autant plus qu'elle y était seule. Le lit double occupait pas mal de place, mais il en restait encore pas mal. Mais pour quelqu'un qui avait passé sa vie dans une maison immense où le plus petit placard à balais pouvait contenir une demi-douzaine de personnes, forcément, c'était petit. Bien sûr, elle aurait pu prendre un appartement en ville. Mais elle aurait alors eu un loyer à payer, et donc moins d'argent pour s'acheter d'autres choses. Et puis, même si elle ne voulait pas l'admettre, l'idée de se retrouver à nouveau toute seule l'angoissait. Elle préférait encore supporter des colocataires plus bizarres les uns que les autres plutôt que d'être livrée à elle-même.

Depuis le début de la conversation, un changement remarquable s'était opéré chez Angel. Non seulement elle était un poil moins désagréable, mais en se montrant particulièrement observateur, on pouvait également remarquer qu'elle semblait plus détendue. Elle parlait de façon plus spontanée, plus naturelle. Lorsqu'elle ouvrait la bouche, les mots s'en écoulaient avec aisance, comme un flot paisible qu'elle ne tentait plus de contenir ni de maîtriser. Sans même s'en rendre compte, elle avait laissé de côté le paraître pour se concentrer sur l'être. Elle était elle-même, sans artifices – à l'exception notable de ceux qui modifiaient son aspect extérieur, la faisant passer pour une banale lémure. Mais cela faisait si longtemps qu'elle en usait continuellement, qu'Angel en venait presque à oublier cette autre apparence, cette vérité cachée derrière son masque.

— Je vois, prendre des objets juste pour un temps. C'était une drôle d'idée. Mais peut-être que c'était quelque chose à faire. Pour l'endroit où je dors. Ils est bizarre, je suis obligé de tout fixer au sol. Donc je ne sais pas trop si j'arriverai à faire comme toi. Tu vis à l'agence ?

Plus Efia parlait anglais, plus elle semblait à l'aise dans cette langue, même si elle gardait un léger accent. "Prendre des objets juste pour un temps." Angel n'avait jamais vu les choses sous cet angle, mais après tout, c'était bien ce qu'elle faisait. Elle prenait ce dont elle avait envie et s'en débarrassait quand elle n'en avait plus l'utilité. Pourquoi s'encombre d'objets qui ne lui servaient plus à rien ? A moins, bien sûr, qu'ils ne soient chargés de souvenirs. Mais si elle gardait tout, elle osait à peine imaginer dans quel état serait sa chambre aujourd'hui. Le sol disparaîtrait probablement sous des montagnes de bazar...

— Ouais, je suis à l'appart Bozo. La déco est à vomir et certains de mes colocs sont bizarres, mais au moins je n'ai pas de loyer à payer.

Et puis, songea Angel, il y a Alex. Le vampire aux cheveux roux était sans aucun doute la personne qu'elle appréciait le plus parmi tous ses colocataires. Elle l'admirait autant pour sa personnalité flamboyante que pour son charme insolent. Nul doute qu'il était l'une des raisons pour lesquelles elle ne souhait en aucun cas changer d’appartement, malgré le manque de goût déplorable de ceux qui l'avaient conçu. Qui souhaitait vivre entouré de clowns, qu'ils soient peints sur les murs ou bien réels ?

— Moi je suis à Gargarine, il parait que c'est un astronaute. Les vivant ont été dans l'espace, j'aurais bien voulu voir leurs réaction, moi je me disais qu'ils étaient complètement fous. Mais ils l'ont fait... Sinon quel genre de chat ?

Angel se doutait qu'Efia était probablement bien plus âgée qu'elle en avait l'air, mais l'entendre dire qu'elle avait été témoin des débuts de l'homme dans l'espace la fit quand même tiquer. C'était étrange de se dire que son interlocutrice était morte bien avant sa naissance, alors qu'elles semblaient avoir environ le même âge.

— Ça dépend. Déjà, tu préférerais un petit chat, ou un gros chat ? Genre, lion ou tigre ?

Oui, pour Angel, tous les félins rentraient dans la catégorie "chats". Certains étaient juste un peu plus gros que d'autres.