Constructions éphémères

— Je ne sais pas justement. C'est pour ça que je te demande, sachant que je prendrais une fille. Je les préfère... Tu me vois avec un gros félidé ? Un petit n'irai pas à ce que je suis ?

La jeune Africaine souriait en lui posant cette question, sans aucune méfiance envers celle à qui elle s'adressait. Et Angel ne pouvait le nier, c'était agréable de voir quelqu'un se fier à son jugement. Mais elle ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de malaise. Elle n'était pas certaine de mériter la confiance qu'Efia lui accordait, même si elle faisait de son mieux pour l'aider.

— Je te verrais bien avec quelque chose d'un peu plus... exotique qu'un chat. Mais toi, qu'est-ce que tu préférerais ?

Elle faisait de son mieux pour ne pas trop influencer Efia, mais elle ne pouvait pas répondre à ses questions sans donner son avis. Elle se contenta donc de dire ce qu'elle pensait avec sincérité. Et la jeune fille, avec sa peau sombre, ses cheveux verts et ses yeux rouges, lui paraissait mieux assortie à un grand félin. Mais c'était surtout le sens esthétique de l'anglaise qui parlait.

— Mademoiselle Angel doit éclairer ma lanterne.... Enfin, je sais pas trop ce qu'on utilise en anglais pour dire ça correctement...

S'ensuivirent des marmonnements incompréhensibles, du moins pour Angel. Cette dernière se rappela que son interlocutrice n'était toujours pas très à l'aise dans sa langue. Elle aurait pu lui proposer de parler suédois, mais elle doutait que cela soit plus facile pour elle, et de toute façon, elle-même n'aimait pas beaucoup parler cette langue. Elle continua donc en anglais, en s'efforçant d'articuler correctement et de ne pas parler trop vite.

— T'inquiètes pas, j'ai compris. Tu voudrais des précisions, c'est ça ? Bon. Déjà, en général, la plupart des félins aiment qu'on joue avec eux et qu'on leur fasse des câlins. C'est plus facile de s'occuper d'un petit chat, il leur faut moins de nourriture et d'espace. D'un autre côté, se balader avec un tigre, par exemple, ça en jette. Si tu veux avoir l'air impressionnant, il n'y a pas de meilleur moyen. Après, dans un appartement, c'est peut-être pas une très bonne idée, il serait probablement malheureux...

La blonde réfléchissait en parlant, avançant les nouveaux arguments au fur et à mesure qu'ils lui venaient. Elle aurait pu continuer à parler de ce sujet pendant plusieurs minutes, mais elle s'arrêta pour laisser le temps à Efia de réfléchir à ce qu'elle venait de dire. Peut-être qu'elle aurait aussi d'autres questions à lui poser.

Efia ne semblait pas tout à fait à l'aise, et une fois n'est pas coutume, Angel était assez attentive pour le remarquer. En revanche, qu'est-ce qui la tracassait, ça, elle n'en avait aucune idée. Aussi se contenta-t-elle d'attendre posément sa réponse, qui ne tarda pas à venir. Et les deux dernières phrases, bien qu'elles aient été dites le plus sérieusement du monde, apparurent plutôt sous un jour comique pour l'anglaise qui laissa échapper un rire sincère.

— Dans un livre, hein ? Il ne faut pas croire tout ce qu'il y a écrit dans les livres. C'est vrai que beaucoup d'anglais aiment le thé, mais pas tous. Au cas où, je préfère le café.

Une légère pointe de moquerie transparaissait dans le ton de sa voix, mais c'était sans méchanceté. Angel commençait à apprécier Efia, sa naïveté presque enfantine ne la rendant que plus attachante à ses yeux. Elle en oubliait presque que cette dernière était certainement bien plus âgée qu'elle. De toute façon, cela n'avait pas beaucoup d'importance dans ce monde-ci. Et puis, une différence d'âge n'avait jamais empêché deux personnes d'être amies.  Considérait-elle Efia comme une amie ? Non, pas vraiment ; après tout elles venait tout juste de faire sa connaissance. Mais elle avait envie qu'elle puisse le devenir. Elle se sentait singulièrement apaisée en sa compagnie.

— Ouais, les félins sont carnivores. Donc si quelqu'un t'embête, tu pourras le donner à manger à ton gros chat, je suis sûr qu'il sera content.

On aurait presque pu croire qu'elle parlait sérieusement, si un léger sourire n'avait pas flotté sur ses lèvres au moment après qu'elle aie prononcé ces mots. Elle ne souhaitait à personne de se faire dévorer vivant par un fauve affamé, même pas à sa mère. Et c'était probablement la personne à qui elle en voulait le plus au monde.

— Quand tu sauras ce que tu veux, tu n'auras qu'à venir à l'animalerie où je travaille. Attends...

Angel fouilla dans la petite sacoche qu'elle portait en bandoulière, en sortit un stylo, et ayant échoué à dénicher un morceau de papier, s'empara de la main de la jeune fille aux cheveux verts pour y griffonner une adresse dans Tokyo. Elle ajouta également un numéro de téléphone.

— Et ça, c'est si tu veux m'appeler, précisa-t-elle d'un air enjoué.

La conversation durait, le temps passait et depuis quelques minutes, elle sentait ses jambes commencer à s'engourdir. Il faut dire que sa position, à genoux sur le sable, n'était pas des plus confortables. Elle déplia les jambes et les étira avec satisfaction. Le soleil brillait toujours, et un vent léger lui caressait le visage. Finalement, ce n'était pas si mal, la plage.

Le mauvais anglais d'Efia arracha un petit sourire à Angel, mais elle ne fit aucune remarque : ses paroles restaient compréhensibles, c'était le plus important. Elle n'était pas comme ces amoureux de la langue qui grimaçaient à la moindre erreur de syntaxe. Elle-même n'éprouvait aucun scrupules à la malmener, surtout à l'écrit pour aller plus vite.

— Bah, tu peux m'appeler n'importe quand, j'ai pas vraiment d'horaires. Tu ne risques pas de me déranger, quand je veux être tranquille je mets mon portable en silencieux. Par contre, je veux bien que tu me passes ton numéro, comme ça je saurais que c'est toi qui m'appelles.

Il y avait plus de chances qu'elle décroche si elle avait connaissance de l'identité de son interlocuteur. Elle raccrochait parfois aux nez des numéros inconnus, simplement par flemmardise.

— C'est qui, Margaret ? Une amie à toi ?

Angel était curieuse de savoir quel genre de personnes Efia pouvait bien fréquenter. En fait, la jeune fille ne lui avait presque rien dit d'elle, si ce n'est qu'elle venait d'un pays d'Afrique dont l'anglaise avait déjà oublié le nom. Était-ce le Cameroun ? Ou le Congo, peut-être ? Elle n'arrivait pas à s'en souvenir. Elle se doutait également qu'Efia devait être assez âgée, mais c'était tout. Elle ne savait même pas si la jeune fille était une simple lémure, une nécromancienne, un vampire... Non, pas un vampire, elle ne l'imaginait vraiment pas tuer des gens pour boire leur sang. Efia lui paraissait trop douce, trop innocente pour être capable de la moindre violence. Elle se trompait, mais qu'est-ce qui aurait pu lui faire penser le contraire ? Jusqu'ici, l'Africaine s'était montrée plus que conciliante avec elle. Une fois de plus, Angel glissa son regard sur ses cheveux verts, ses yeux rouges en se demandant d'où provenaient ces teintes tout sauf naturelles.

— Dis, tu te teins les cheveux pour qu'ils aient cette couleur, ou bien c'est à cause d'une transformation ?

En voyant l'antiquité qui servait de téléphone à Efia, Angel haussa les sourcils. Elle sortit de la poche de son short son propre téléphone, qui était bien plus récent, et elle recopia le numéro de la jeune fille. Puis, sans lui demander son avis, elle prit une photo d'elle. Elle n'aimait pas avoir des contacts sans photos.

— Et voilà.

Avec air satisfait, Angel enregistra son nouveau contact. Puis elle écouta Efia lui expliquer que Margaret était son employeuse. Elle ne précisa pas en quoi consistait son travail, mais la blonde ne voulait pas la submerger de questions. Avant d'en ajouter, elle lui  laissa le temps de répondre à celle déjà posée à propos de sa couleur de cheveux.

— Transformation. Efia est devenue chimère. Les mâles ont fait beaucoup de mal dans la vie avant de mourir. Hommes méchants.

On sentait qu'elle était convaincue de ce qu'elle affirmait. L'anglaise lâcha un petit "ah" exprimant sa surprise. Elle ne savait pas grand-chose sur les chimères, seulement qu'elle possédait des caractéristiques animales et que la plupart détestait les hommes. Apparemment, c'était le cas d'Efia. Or, même si au moment présent, Angel se sentait femme et s'affirmait comme telle aux yeux de tous, son corps restait celui d'un homme et elle ne pouvait s'empêcher de se sentir un peu visée par l'affirmation "hommes méchants". Comment Efia réagirait-elle si, la prochaine fois qu'elles se voyaient, "Mademoiselle Angel" était plutôt "Monsieur" ? Alors que cette question flottait sans réponse dans l'esprit de l'ancien mannequin, son interlocutrice, elle, ajoutait des précisions à sa réponse.

— J'ai donc une partie animale, ce qui explique un peu, ma... Comment on dit ça... Ah ! Ma réticence  à prendre un animal. Il pourrait avoir peur. En partie Boa.

Angel ouvrit de grands yeux. L'Africaine avait des gènes de serpent ? Et d'un serpent plutôt balèze, même. C'était à la fois impressionnant, et pas vraiment rassurant. Tout à coup, la chimère ne lui paraissait plus si inoffensive. Elle ne se sentait pas en danger à côté d'elle, n'allons pas jusqu-là, mais disons qu'elle n'était pas tout à fait à l'aise.

— Pourquoi cette question ? Mademoiselle Angel savoir les races ? Elle lémure ou autre chose ?

— Heu...

Elle aurait dû s'attendre à ce qu'Efia lui retourne cette question. Elle n'avait aucune envie de mentir à la jeune fille aux cheveux verts. Apprendre qu'elle était une chimère l'avait un peu surprise (pour ne pas dire secouée), mais cela ne changeait rien au fait qu'elle l'aimait bien. Seulement... si elle lui disait qu'elle était un zombie, nul doute qu'Efia trouverait cela affreux, repoussant, ou même risible. Son sourire se changerait certainement en grimace. Ou alors, elle aurait pitié d'elle, mais c'était presque pire. Elle ne pouvait pas lui dire.

— Haha, oui, je suis une Lémure, bien sûr.

Son propre rire sonnait désagréablement aux oreilles de l'anglaise, probablement parce qu'elle avait conscience de la fausseté de ses mots. Elle tenta de dissiper son embarras en changeant de sujet, ou plutôt en revenant au sujet précédent.

— Donc... si j'ai bien compris, tu détestes les hommes ? Tous sans exception ?

Elle aurait bien aimé que la réponse à cette question soit "non", mais malheureusement, elle doutait que ce fut le cas.

Détester la moitié de la race humaine pour des fautes commises par quelques uns, aux yeux d'Angel, c'était inconcevable. Un peu comme si elle haïssait tous les suédois parce qu'elle en voulait à sa mère. Non, vraiment, peu importe la façon dont elle l'envisageait, cela lui paraissait simplement idiot. Se mettre à la place des autres n'était décidément pas son fort. Pourtant, elle souhaitait sincèrement comprendre ce que ressentait Efia.

— J'en déteste beaucoup, ils m'ont pas donné beaucoup de raison pour que je puisse les apprécier. Mais je pense que je ne pourrais jamais renier mes frères. Je les aime pas car ils n'ont rien fait pour que les apprécie, ils ont été généralement mauvais envers moi et autres chimères. Homme est important pour mademoiselle ?

La question prit au dépourvu la blonde. Un homme qui comptait pour elle ? Il y en avait eu un, longtemps auparavant. Assez longtemps pour que les traits de son visage se brouillent dans son esprit, pas assez pour qu'elle puisse y repenser sans que cela la fasse souffrir. Encore moins en parler, même à quelqu'un qu'elle commençait à apprécier comme Efia.

— Plus maintenant.

Ce n'était pas un mensonge, simplement une façon d'esquiver le sujet. Mais il était trop tard pour empêcher les souvenirs amers de remonter à la surface et de créer ce nœud désagréable dans sa gorge. Le bruit des vagues, apaisant quelques minutes plus tôt, lui paraissait soudain oppressant. Soudainement Angel n'avait plus qu'une envie, se rouler en boule dans son lit, son chat dans les bras et de la musique douce dans les oreilles. Seule.

Elle se leva brusquement, projetant un peu de sable autour d'elle dans son empressement.

— Je... il faut que j'y aille. articula-t-elle. Appelles-moi quand tu auras décidé pour ton animal, d'accord ?

Abandonnant la chimère sans plus d'explications, elle commença à s'éloigner. Au moindre obstacle, elle reculait; c'était tellement plus facile que d'essayer de le franchir. Et tant pis si elle blessait des gens au passage.