Constructions éphémères

Angel n'aimait pas beaucoup la plage. Ou plus exactement, elle n'aimait pas beaucoup le sable. La sensation de ces grains minuscules qui se glissaient partout dans vos vêtements et vous collaient à la peau... difficile de faire plus désagréable. En revanche, elle n'avait rien contre le soleil et la mer, au contraire. Bien que pour nager, elle préférait la piscine à l'océan, ce dernier contenant une part trop grande d'imprévu à son goût. A la piscine, l'eau était toujours chaude, et puis on ne risquait pas de tomber sur une méduse ou de marcher sur un oursin. Sans parler des rochers pointus, des algues visqueuses... brrr. Rien que d'y penser, l'anglaise en avait des frissons. Malheureusement, il n'y avait pas de piscine à l'Agence Azazel, seulement cette fausse plage au réalisme discutable. De toute façon, si Angel avait poussé la porte de cette salle en particulier cet après-midi là, ce n'était pas pour nager, mais simplement par désœuvrement.  

Les cheveux nattés et coiffés d'un chapeau de paille, elle portait un t-shirt blanc et ample sur lequel on pouvait lire en lettres colorées les mots 'I'M NOT ANYONE'S GIRL'. Un short en jean bleu clair lui couvrait le haut des cuisses et des lunettes de soleil rondes protégeaient ses yeux du soleil. Des chaussures en toile de type converse étaient supposées compléter sa tenue, mais elle les avait enlevées avant d'entrer, histoire de ne pas finir avec du sable dans les chaussures. Le sable était chaud sous ses pieds nus. Angel se rapprocha du bord de l'eau, se risqua à y tremper un de ses petits orteils pâles. Elle n'était pas trop froide, mais pas assez chaude à son goût.

Elle marcha pendant un petit moment le long de la mer. Le bruit des vagues et la caresse du soleil sur sa peau, bien qu'artificiels, étaient plutôt agréables. Mais étonnamment, il n'y avait pas un seul spectre en vue. Un sentiment de désappointement s'empara de la jeune femme. Quel intérêt y avait-il à se promener dans un endroit désert ? Elle s'apprêtait à quitter la pièce lorsqu'une voix douce vint effleurer ses tympans. Elle prêta l'oreille et n'eut aucun mal à découvrir la provenance du chant. Finalement, elle n'était pas totalement seule sur cette plage. La propriétaire de la jolie voix était une femme, jeune en apparence, jolie même si ses cheveux avaient une drôle de couleur. Une sorte de vert flashy. C'était assez courant de voir ce genre de choses dans le Monde des Morts. Angel n'avait rien contre ça, même si elle avait une préférence les couleurs naturelles.

Elle aurait pu passer son chemin, car la fille aux cheveux verts ne suscitait pas particulièrement d'intérêt chez elle, mais cela signifiait retourner à l'ennui qui l'avait poussée à mettre le nez hors de son appartement. Après un instant d'hésitation, elle finit par s'asseoir dans le sable, à quelques mètres seulement du château de sable que l'autre était occupée à construire. Lorsque celui-ci s'effondra, Angel s'adressa à elle du ton légèrement supérieur de celle qui sait mieux que vous et vous le fait délicatement sentir.

— Tu devrais utiliser du sable plus humide.

En fait, la blonde était loin d'être une spécialiste des châteaux de sable. Elle n'avait pas eu l'occasion d'aller à la plage très souvent quand elle était enfant. Mais c'était un moyen comme un autre d'engager la conversation. Tout plutôt que de s'ennuyer une minute de plus.

La plupart des gens n'aiment pas qu'on leur dise ce qu'ils devraient faire, encore moins avec condescendance. Mais la fille au château de sable ne s'offusqua pas, comme si cela lui paraissait tout à fait normal qu'on s'adresse à elle de cette façon. Angel en fut un peu étonnée, mais elle n'en modifia pas pour autant son attitude. A la question de l'inconnue, elle haussa les sourcils et répondit d'un ton agacé.

— Nan, je passe pas ma vie à faire des châteaux de sable. C'est une question de logique, c'est tout.

En fait, elle n'avait pas vraiment le souvenir d'avoir déjà fait le moindre château de sable. Sa mère ne l'avait jamais emmenée à la plage quand elle était petite. Et de toute façon, tripoter du sable mouilléet en avoir partout sur elle ensuite ne lui disait pas grand-chose , même si le résultat pouvait être joli. C'était déjà assez désagréable comme ça avec le sable sec, comme celui sur lequel elle était assise. Elle n'esquissa donc pas le moindre geste pour aller aider l'autre fille, se contentant de la regarder tandis qu'elle commençait à reconstruire son œuvre en chantonnant de sa voix mélodieuse. Elle commençait à trouver ça lassant lorsque celle aux cheveux verts reprit la parole pour se présenter... De la façon la plus étrange qu'Angel aie jamais entendu. Venait-elle vraiment de s'incliner devant elle en l'appelant "jeune maîtresse" ? Elle resta un instant bouche bée. Cette fille était-elle en train de se moquer d'elle ? Ce n'était pas l'impression que ça donnait, mais elle ne voyait pas d'autre explication. Peut-être valait-il mieux ne pas relever.

— Heu, ravie de te rencontrer, Efia. Moi c'est Angel.

Le choc de s'être fait appeler "maîtresse" l'avait tellement décontenancée qu'elle en oubliait d'être désagréable. Les mots "ravie de te rencontrer" sonnèrent étrangement à ses oreilles. Ce n'était pas tous les jours qu'elle s'entendait dire ça.

— Ça représente un bâtiment qui existe ? demanda-t-elle au bout de quelques instants, désignant du menton la construction en sable qui s'élevait à vue d’œil.

Apparemment, Efia ne maîtrisait pas parfaitement l'anglais. Angel n'y avait pas fait attention jusque-là, mais elle avait également un léger accent. Elle devina que la jeune fille devait être originaire d'un pays d'Afrique, mais quant à savoir lequel... Elle ne les connaissait même pas tous, loin de là. La géographie ne faisait pas partie de ses matières préférées. Elle retira ses lunettes de soleil et les rangea sur son chapeau de paille, puis se lever pour venir observer le château de plus près. Il paraissait effectivement immense à côté de la petite maison de sable qui se dressait un peu plus loin.

— Donc, tu habites dans ce... "Nid" ?

C'était assez intriguant. Comment un édifice de cette ampleur pouvait-il être caché ? Et surtout, contre quoi s'abritaient ceux qui s'y réfugiaient ? Ou plutôt, celles : son interlocutrice avait utilisé le féminin. A moins que ce ne soit une erreur de sa part, puisqu'elle ne parlait pas parfaitement anglais. Angel en était là de sa réflexion lorsque soudain, sans crier gare, Efia hurla quelque d'incompréhensible. L'anglaise sursauta et recula hâtivement. Elle trouvait déjà cette nana plutôt étrange, mais là, elle se demanda carrément si elle n'était pas un peu folle. Aussitôt après, la demoiselle aux cheveux verts se répandait en excuses, l'appelant à nouveau "jeune maîtresse" et aussi "Mademoiselle". C'était à n'y rien comprendre. Angel était partagée entre l'agacement et l'apitoiement. Elle ne savait pas comment réagir, et pire que tout, en s'écartant trop précipitamment, elle était tombée sur les fesses comme une idiote, et elle sentait déjà des grains de sable s'infiltrer sournoisement dans ses vêtements.

Finalement, elle soupira, se redressa et secoua son t-shirt pour se débarrasser d'un maximum de sable.

— C'est pas grave. Mais arrêtes de m'appeler "maîtresse". Je suis juste un simple fantôme, comme toi.

Ses mots étaient teintés de lassitude, mais aussi de résignation et d'amertume. Face au comportement extravagant d'Efia, elle avait perdu son arrogance habituelle et agissait de façon plus naturelle.

Lorsqu'Efia voulut l'aider à enlever le sable de ses vêtements, Angel se crispa aussitôt. Pour la deuxième fois, elle eut un mouvement de recul, rejetant ce qu'elle considérait comme une intrusion dans son espace vital. Elle se doutait bien que les intentions de la jeune fille à son égard n'étaient pas négatives, mais elle ne pouvait tout simplement pas supporter d'être touchée par quelqu'un qu'elle ne connaissait pas bien. Elle croisa les bras sur sa poitrine comme pour se protéger. Elle n'était pas au bout de ses surprises...

— Mais... mademoiselle a parlé comme une maîtresse. Donc vous en êtes une. Ce n'est pas ça ? Je ne voulais pas vous vexez mademoiselle. Je ne voulais pas vous gêner avec ma façon abrupte de parler. Je suis fantôme certes, mais il y a des rangs, même dans ce monde.

Angel prit un air perplexe. Des rangs ? Mais de quelle époque venait-elle ? Un déclic se fit alors dans son cerveau. Efia était probablement née il y a longtemps, à une époque où la notion de rang, tout comme celles de "maître" et de "serviteur", occupait encore une place cruciale dans la société. Ce n'était qu'une hypothèse, mais cela expliquerait la façon qu'elle avait de traiter Angel comme un être supérieur. Elle oubliait parfois que certains spectres étaient bien plus vieux qu'ils ne paraissaient l'être, à commencer par elle-même qui ne faisait certainement pas ses vingt-sept ans. Et puis, même si l'apparence physique ne changeait pas, en théorie, la façon de voir le monde, elle, évoluait. Qu'est-ce que cette fille avait bien pu vivre pour que ce mode de pensée soit si ancré en elle ? La blonde n'était pas certaine d'avoir envie de le savoir.

— Écoute, fais comme tu veux, appelle-moi maîtresse si ça te chante. Mais évite de me toucher, d'accord ?

Elle avait abandonné l'idée de changer le comportement d'Efia. Après tout, ce n'était pas son problème. Et puis, elle n'avait pas encore digéré la tentative de la cette dernière pour la débarrasser du sable couvrant ses vêtements, alors si elle pouvait profiter du fait que cette dernière la prenait pour une maîtresse  afin de faire en sorte que ça ne se reproduise pas... Ce n'était pas très correct moralement parlant, mais du moment qu'elle avait la paix, Angel n'en avait cure.

Les bras toujours croisés, elle regarda la fille à la peau sombre s'asseoir devant son château. Apparemment, il était terminé. Ce n'était pas du grand art, mais on voyait qu'elle y avait mis du sien. Quelle drôle de fille. Probablement âgée de plusieurs siècles, et pourtant, elle jouait dans le sable comme une gamine. L'anglaise ne savait pas quoi penser d'elle. Sa gentillesse presque naïve l'agaçait, et en même temps, elle la trouvait presque attendrissante. Elle avait complètement oublié son ennui de tout à l'heure. Et lorsqu'Efia lui proposa de s'en aller, elle répondit précipitamment.

— Non !

Angel avait parlé sans réfléchir, et aussitôt, elle le regretta. Qu'est-ce qui lui prenait de dire ça ? Pas question de se montrer vulnérable. Elle se fichait bien de savoir si cette fille allait rester ou pas. Elle n'avait besoin de l'attention de personne.

— Enfin, tu peux t'en aller si tu en as envie. Ça m'est égal.

Elle avait repris son habituel ton supérieur.

N'importe quoi. C'était n'importe quoi. Cela n'avait aucun sens. Elle était là, à faire des châteaux de sable - enfin, elle regardait plus qu'elle ne participait, mais tout de même - avec une inconnue aux cheveux verts qui l'appelait "maîtresse". Cette situation était presque digne d'Alice au Pays des Merveilles. En tout cas, Angel se sentait tout aussi perdue et désorientée que l'héroïne du roman. Même si c'était un drôle de lapin blanc qu'elle avait en face d'elle.

— Mademoiselle Angel recommence à parler comme une maîtresse. Désire t-elle que Efia reste ? Maîtresse désire parler de la pluie et du beau temps avec moi ? Mademoiselle, j'en serai ravi de pouvoir parler avec une personne comme vous. Je suis sûre que vous avez un tas d'histoires à me raconter. Je ne peux pas trop en dire à mon propos. J'en suis navrée, mademoiselle. Avez une passion quelconque ? Peut-être ça pourrait nous rapprocher. Je ne parlerait pas facilement comme à une égale. Mais on peut faire en sorte que ça fonctionne. Êtes-vous d'accord avec cette idée. Je ne fais cette proposition pour faire plaisir à mademoiselle Angel.

Efia termina sa tirade en s'inclinant, à la mode japonaise. Angel ne répondit pas immédiatement. Fixant la jeune fille d'un air pensif. Elle disait vouloir lui faire plaisir. Que répondre à ça ? En temps normal, la blonde aurait apprécié cette marque d'intérêt, et selon la personne dont elle venait, elle aurait choisi entre l'accepter gracieusement ou l'envoyer sur les roses. Là, elle ne pouvait faire ni l'un ni l'autre. C'était tout simplement trop. Oui, elle aimait se sentir importante, mais il y avait des limites à tout. Elle avait atteint la sienne.

— Tu n'es pas obligée d'essayer de me faire plaisir. Tu ne me connais même pas, et je n'ai pas été très gentille avec toi.

C'était bien peu de le dire. Angel s'était montrée arrogante, voire carrément méprisante, alors qu'Efia au contraire n'était qu'amabilité et politesse. Bref, Angel avait été Angel, jusqu'à ce que la candeur désarmante de l'africaine finisse par avoir raison de sa mauvaise humeur. Elle n'alla pas jusqu'à s'excuser - il ne fallait pas rêver non plus - mais le simple fait qu'elle admette avoir été désagréable était déjà un bel exploit. Après cela, l'anglaise se sentit un peu fatiguée. Si elle restait debout plus longtemps, elle allait attraper mal aux jambes. Tant pis pour le sable dans ses vêtements, elle prendrait une douche en rentrant. Elle glissa jusqu'au sol et ramena ses genoux contre sa poitrine pour y appuyer la tête. Elle se sentait bien dans cette position.

— Je reste parce que j'ai envie, je préfère la plage au désert, c'est tellement pesant que je ne vous conseille pas d'y faire un tour mademoiselle. Puis ça abîmerait votre peau superbe.

A ces mots, Angel fit quelque chose qu'elle ne faisait pas souvent. Elle sourit. D'un petit sourire en coin, mais tout de même. Elle ne savait pas ce qui se passait dans sa tête aujourd'hui. En tout cas, elle commençait à se dire que finalement, avec ses manières d'un autre siècle et son anglais hésitant, elle était plutôt amusante, cette petite. Petite qui devait bien mesurer un bon mètre quatre-vingt.

— Merci pour le conseil, Efia. Je n'avais pas l'intention de partir en voyage dans le désert, mais là, j'en suis complètement dissuadée.

Une pointe d'ironie ressortait dans le ton de sa voix, mais sans méchanceté. En réalité, sa peau "superbe" ne l'était que grâce aux potions qu'elle ingurgitait régulièrement. Sans ces dernières, Angel avait l'apparence d'un monstre inhumain. Elle frissonna. Chassant de son esprit les visions d'horreur qui tentaient de s'y glisser. Elles étaient déjà assez présentes dans ses cauchemars sans qu'elles viennent hanter ses journée également.

— De quel pays viens-tu, Efia ? demanda-t-elle pour occuper ses pensées ailleurs.