Brico-poto • Kumar & Louis

L’un dans l’autre, les souvenirs de son arrivée dans le monde des morts sont plutôt flous et ce n’est pas pour lui déplaire. L’angoisse rémanente qui lui noue douloureusement les entrailles quand il repense à cette brève période suffit à le convaincre qu’il n’a aucun besoin d’une mémoire plus précise. Cela dit, s’il y a bien une chose dont Kumar se rappelle parfaitement, c’est de ce qu’il a éprouvé la première fois qu’il a passé la porte de l’appartement qu’on lui avait assigné presque un siècle plus tôt. Une bruine fraîche tombait ce jour-là sur Tokyo et il ne pouvait pas s’empêcher de trembler, glacé jusqu’aux os sur le seuil de cette invraisemblable maison de géant. Il était tétanisé sur le seuil mais ses yeux bougeaient pour lui, bondissait avec de plus en plus d’affolement le long des meubles démesurés et des murs sans fins, dépourvus de la moindre logique. La panique et une intense envie de vomir l’ont saisi alors que le vertige le plus violent de sa vie distordaient toutes les lignes de fuites, dilatant et écrasant tout à la fois cet espace hostile qu’on le sommait d’habiter. Aujourd’hui encore quand il y repense, il se souvient la ferveur térébrante avec laquelle il a souhaité s’enfuir. C’est ce qu’il a fait, au bout de trois semaines. Bien lui en a pris, en vérité. C’est ce qui lui a permis de passer la même porte beaucoup plus sereinement presque dix ans plus tard, un beau jour de printemps de l’année 1842. Il n’est jamais reparti depuis.

Il fait plus chaud aujourd’hui. Le printemps touche à sa fin et l’été arrive, tout en lourdeur et en humidité comme à son habitude. Kumar ne s’en plaint pas, ou du moins pas trop. Il a grandi dans ce genre de climat et a encaissé des chaleurs bien plus étouffantes. Mais même s’il ne l’avouera jamais à voix haute, il préfère le froid aujourd’hui et son corps se languit déjà des pulls et des écharpes. Encore une bizarrerie hérité de ses campagnes de chasse, dans le Svalbard ou au sud du Cap Horn. Un soupir lui échappe alors qu’il rentre plus tôt de sa journée en s’essuyant la nuque. Il ferme toujours plus tôt le samedi pour se donner le temps d’aller chiner et regarnir ses stocks, mais pas aujourd’hui. Ou alors, pas avant une pause fraîcheur avec un bon lassi ou un café glacé, et peut-être une petite glace. On peut dire qu’il l’a méritée. Tout à ses sensuelles pensées, Kumar prend tout juste le temps de retirer ses chaussures avant de parcourir la distance absurdement grande jusqu’à la cuisine. Il ne remarque même pas le bruit qui y résonne avant d’en pousser la porte. Il bat donc des paupières de surprise en reconnaissant Louis, en extension hasardeuse sur l’étagère du plan de travail, viseuse à la main et lunettes de protection sur le nez. Ah ! Il y avait longtemps.

« Oh. Bonjour. »

Penchant la tête, Kumar considère un instant l’ouvrage qui occupe son colocataire. Une nouvelle balustrade sur une plateforme qui en était encore dépourvue. Une bonne initiative, comme souvent avec Louis quand il lui prend l’envie de rendre l’appartement plus praticable. Avant son arrivée, Kumar s’était tellement habitué à la démesure du logement qu’il n’y faisait plus guère attention. À bien des égards, il avait l’impression d’être de retour dans les vieux gréements où il a passé tant de temps à déferler et ramener toutes sortes de voilure. Ça flattait sa nostalgie et il n’avait même jamais pensé à aménager davantage les lieux au-delà du strict nécessaire. Ce genre d’état d’esprit ne vaut, évidemment, que lorsque l’on est complètement valide. C’est pourquoi il donne un coup de main à Louis dans son bricolage quand il le peut, et aussi parce qu’il l’aime bien. Même si aujourd’hui, il s’autorise une seconde de deuil de sa boisson fraîche, il finit par hocher la tête.

« Donne-moi juste un instant. »

Laissant ses menues affaires au pied du plan de travail, Kumar entreprend l’ascension qui le mène jusqu’à Louis. L’idée de partager ses outils le met mal à l’aise mais il ne peut pas décemment laisser poireauter son colocataire le temps d’aller chercher les siens. Pour cette fois, il se fera violence. Et puis, ils sont en aimables termes depuis suffisamment d’années pour ne pas être trop gêné. Une fois le pied posé sur la plateforme, Kumar jette un coup d’œil sur les plans tracés au cordeau, de la main sûre et efficace de Louis. Il hoche la tête à nouveau, approbateur. Il n’est pas plus menuisier que lui mais quand on gagne sa vie en retapant des vieilleries, on finit par acquérir une ou deux billes et il sait apprécier le travail soigné quand il l’a sous les yeux.

« Bon travail. C’est cette partie-là, c’est ça ? »

Il se tord le cou pour apercevoir la vis qui lui donne du fil à retordre.