C'est qu'un jeu [Mino & Esperanza]

Elle attend. Se languit de sa solitude, y trouve une poésie macabre. Non, plutôt, elle s'ennuie un café à la main, ça c'est plus concret et réel. Esperanza attend sa dernière protégée, sa petite souris dans la roue.

Appelez ça de la cruauté, mais sa lubie du moment, c'est de jouer avec les sentiments d'une toute jeune lémure. Outrageusement manipulable et franchement incapable de cacher son attirance pour la mystique de l'artiste. Il n'en faut évidemment pas plus pour lui faire fomenter quelques farces. Lui faire miroiter la réciprocité, tirer pour ne jamais donner.

Elle arrive enfin, entre dans les loges du grand théâtre vide pour rejoindre l'ancienne. Une araignée dans la toile.

"Ah, Mino!"

La vipère se glisse rapidement jusqu'à sa proie, l'enlace chaleureusement pour lui faire la bise. Toujours commencer en grandes trombes, pour raviver la flamme.

"Alors, ça va trésor? Tu veux un café avant de commencer?"

Ce devait être dans un élan monumental de clairvoyance que la lémure avait fait installer une machine à café dans chaque pièce du personnel. Ce qui reste sensiblement rare dans les théâtres, mais absolument nécessaire à son fonctionnement personnel.

Elle rougit en un instant, c'en est presque attendrissant. Enfin, ce le serait pour des gens sains et bienveillants, mais Esperanza n'est pas de ceux-là. Elle s'amuse de la voir enamourée, veut pousser un peu les limites de sa dévotion.

"Maintenant que tu es là, ça va merveilleusement bien."

N'importe qui d'un peu fin pourrait sentir le piège derrière des mots trop mielleux, l'espagnole n'aurait pas osé quoi que ce soit d'aussi osé avec quelqu'un de plus sage. Mino est son bac à sable, son terrain pour expérimenter tout ce qui ne prendrait nulle part ailleurs. Un honneur, vraiment.

Elle part lui préparer une tasse de café, la sucre d'avance. Difficile de concevoir qu'elle puisse le prendre noir corsé. Ça ne colle jsute pas à son caractère. Elle revient, lui pose entre les mains en prenant le temps de les caresser gentiment, répond enfin:

"J'avais pensé qu'aujourd'hui, on pourrait travailler la projection de la voix. C'est essentiel à toute activité de scène!"

Elle recule, se retire pour retourner s'asseoir dans sa sorte de trône en lin rouge. Un accessoire de scène qu'elle avait fait amener, et qui avait au final vu très peu du public. D'un geste, elle invite Mino à prendre place aussi.

"Mais rien ne presse... Tu as passé une bonne journée, j'espère?"

Il lui fallait au moins finir sa tasse, après tout. On ne repète pas les mains prises. Tout le temps qu'elle prendra à siroter sa boisson, l'ancienne compte fixer la petite droit dans les yeux, sans interruption, sans expression faciale distincte. Pour jouer.

Évidemment, qu'elle était partante. La petite lémure semblait toujours incapable de refuser ou redire quoi que ce soit qui venait d'Esperanza. Une preuve de sa faiblesse face au charme mystique de l'insaisissable, mais qui jouait dans ses interêts pour obtenir l'appréciation de l'ancienne. Elle préfère naturellement quiconque est de son avis.

Mino expose sa dévotion, sa naïveté fait sourire de cruauté Esperanza. Mais elle tord ses lèvres pour faire paraître un rictus flatté, lève légèrement les sourcils.

"Vraiment? J'ai de la chance d'avoir une élève aussi assidue."

Une demi-vérité, ou un demi-mensonges selon qui l'entend. Elle a eu des apprentis, de nombreux apprentis à travers les siècles. Des plus talentueux, des plus modestes, chacun avec un degré de bonne volonté variable. Mino n'était d'aucune manière la meilleure, mais au moins faisait preuve d'enthousiasme. L'espagnole commenterait cyniquement que l'enthousiasme ne sert qu'à rendre le désespoir plus grand quand les rêves se brisent. Mais ne l'écoutez pas, ne l'écoutez jamais, ça vaudra mieux.

Elle sent l'admiration de Mino s'éveiller, alors qu'elle questionne ses représentations. La faire parler d'elle-même, voilà qui prend toujours sur la diva, la flatte un peu. Comme quoi, Mino aussi sait manipuler inconsciemment.

"Évidemment! Une tragédie romantique italienne, peu connue. Mais le texte est formidable."

Elle se lève, s'approche du siège de Mino, s'asseoit sur l'accoudoir. Dangereusement, elle lui saisit le menton et la regarde droit dans les yeux, de haut, et susurre:

"Et s'il te prennent, alors je commettrai les milles crimes dont ils t'accusent pour qu'ils me prennent avec toi. Et s'ils te tuent, je te suivrai jusque l'au delà, car l'on dit que c'est un royaume, et là-bas l'amour est roi."

Une fine caresse sur la joue, elle sait parfaitement ce qu'elle fait. Puis elle serpente jusqu'à sa propre place, se délecte de la réaction de la pauvre proie.

"Ça rendra grandiose, sur scène, avec mon costume et l'éclairage."

Elle dévore Mino du regard. Lit chacun de ses traits alors qu'elle s'empourpre, s'émoustille et bredouille pour trouver des mots maladroits. La proposition est parfaitement ridicule, absolument drôle, mais Esperanza se retient d'exploser de rire devant elle. Ç'éaurait été un peu trop cruel, déjà, et aurait en plus ruiné toute possibilité de continuer dans la même voie.

"De l'aide?"

Quoi, la gamine d'à peine vingt ans espérait vraiment pouvoir aider une virtuose multiséculaire? Et comment? La question brûlait les lèvres de l'artiste, elle aurait adoré voir la petite tenter de détailler comment logistiquement elle pourrait seulement être d'une quelconque utilité.

"Mh. Je sais pas..."

Oh, elle sait. La chipie, elle sait toujours ce qu'elle fait. Elle plante son regard dans celui de Mino, demande après une pause:

"C'est une pièce romantique, qu'est-ce que tu peux savoir de l'amour, toi? Tu es trop jeune pour aimer, alors en plus le jouer..."

Elle titille volontairement, attend impatiamment de la voir s'indigner, ou éclater de colère. C'est la réaction qu'elle attend, reste ouverte aux surprises néanmoins.

Oh, la petite se rebelle avec une animosité rare. Sans grande surprise, il est vrai, mais c'est absolument divertissant néanmoins. Pire, elle se targue d'avoir beaucoup d'expérience.

Non, là, vraiment, Esperanza éclate de rire. Ça la dépasse, elle ne peut plus le réprimer. Et quand elle rit, c'est jusqu'aux larmes, elle-même est un peu incertaine de si elles sont sincères ou si elle se force un tantinet, c'est flou. Trop de réflexes musculaires sur son visage insincère.

"Oh, j'en doute pas trésor, du haut de tes vingt ans t'as du voir du pays."

Allez, c'est condescendant, mais avouer qu'il y a une part de vérité. Se targuer de connaître les mécanismes du désir face à une dame vieille de plusieurs siècles, vraiment? Il fallait lui reconnaître une chose au moins, Mino ne manquait pas de toupet. Mais ce n'est pas la fin des facéties, elle parvient à reprendre son souffle et son sérieux, lui souffle avec espièglerie:

"Allez, si tu parviens à feindre l'interêt pour moi avec assez de crédibilité, je retire ce que j'ai dit. Hop, t'as cinq minutes, tu peux faire ce que tu veux je bouge pas."

Elle ricane d'avance. Ça promet d'être comique