Réaccorder nos violons - [Vela & Esperanza]

Croyez bien que ça lui a fendu le coeur, endommager un instrument est déjà une peine quand c'est involontaire, encore plus quand c'est réflechi. Hélas, la raison a des raisons que le coeur ignore, le violon d'Esperanza a subi un odieux sabotage pour servir un but plus noble. L'artiste n'a quand même pas osé le fracasser contre un meuble dans un excès de violence, la destruction du bois est méthodique et calculée. Au fond, le violon a l'air tout simplement endommagé par négligence. Seulement, connaître un minimum l'espagnole, c'est aussi savoir qu'elle prend un soin immense de ses outils, personne ne pourrait croire une seconde qu'elle aie laissé son objet s'user de la sorte. Surtout pas Vela.

Mais peu importait au fond la qualité de la machination, elle n'était qu'une excuse. Comme une politesse, en fait, un pied dans la porte pour que l'insupportable curieuse puisse fureter dans l'antre de la luthière. Au delà de la fascination morbide que la personne elle-même lui inspire, lui est venue un besoin irrépressible de tout savoir d'elle. De sa vie, de son environnement, de ses secrets. Esperanza était rentrée pour la millième fois dans un jeu malsain, à voiler de politesses ou familiarités des intentions intrusives.

La clochette annonce son arrivée, et puisque même ça ne suffit pas, la comédienne s'amuse à reproduire les douze coups du théâtre en la titillant du bout du doigt. Après tout, elle tient à faire forte impression. Sans vraiment attendre d'invitation, elle se rapproche innocemment du comptoir pour poser son étui. Elle aurait bien tenter d'aller la chercher en arrière boutique, mais avait perdu trop de temps à torturer la pauvre cloche à l'entrée.

"Oh, Vela, bonjour bonjour."

C'est presque si elle mime la surprise de la voir, malgré le contexte. Ça n'est qu'un jeu, les conventions sociales, les politesses d'usage. Un vaste jeu avec de grandes marges de maneuvre.

"C'est moi, ou tu es plus ravissante à chaque fois que je te vois?"

Le compliment est brutal, amené sans préparation ni justification. Il n'est pas nécessairement malhonnête, seulement grossier. Elle le soutient quand même d'un fin sourire, peut-être qu'il sonnera un tantinet plus sincère ainsi. L'italienne en fera ce qu'elle veut, après tout, ça ne coûte rien de prononcer quelques mots gentils.

Comme c'est convenu, l'italienne lui renvoie ses propres belles paroles, quoique de manière bien plus réservée. Mais puisque Esperanza n'est jamais modeste, ça lui caresse l'égo et flatte son besoin dévorant d'attention, peu importait la sincérité ou non des mots.

"Moh, tu es douce."

Et sèche à la fois, la luthière coupe court à la séance de congratulations pour en revenir à des questions plus terre-à-terre. Notamment, la raison de la visite impromptue de l'artiste. Pour une fois qu'elle avait prévu une excuse, elle n'allait pas se priver de s'en servir.

"Mais oui hélas, même les instruments ne me résistent pas. Je me suis peut-être prise de passion en répétant, oubliée un instant, et voilà le résultat."

Elle pointe du menton son outil profané, reste très vague sur les détails. Notamment parce qu'il n'y a aucune explication rationnelle et cohérente qui puisse justifier les multiples dégâts. Mais c'est si peu important, pour elle, si futile de paraître honnête. Y trouve-t-on seulement quelque chose à gagner, les menteurs ne gagnent-ils pas à chaque coup?

Et justement, elle jette déjà ostensiblement un regard curieux vers la porte menant à l'arrière. Une porte cachant milles secrets, tout un monde fantastique de possibilités, des petites pépites d'intimité que la lémure voulait tenir entre ses doigts fins.

"Mais je ne voudrais pas te déranger, tu m'as l'air occupée, je me trompe?"

Certainement pas. Quand il s'agit de savoir si elle gêne ou non, Esperanza Thallia ne se trompe jamais. Elle fait toujours exprès.

La luthière n'a pas l'air de relever l'incohérence de l'usure, l'impossibilité du fait de que ça soit naturel. Esperanza tique, se demande si elle est vraiment aveugle à la manigance, ou se complait poliment à ne rien objecter. Elle sourit faussement quand sa comparse promet de tout réparer, ça a l'air trop simple pour être vrai.

Cependant, elle sent que Vela reste évasive sur les trésors que cache son arrière-boutique. Enfin, elle qualifie ça de "petit projet", mais l'espagnole mieux que n'importe qui sait tout ce que l'appelation innocente peut dissimuler. Pire encore, n'avoir aucun détail attise encore plus sa curiosité. Elle attend que l'italienne finisse, tentant presque de la chasser, tout gentiment. Oh, la pauvre, un parasite pareil n'est pas facilement arraché.

Sentant que c'est un peu tôt pour se permettre l'intrusion, la comédienne revient vers le comptoir, s'y accoude quitte à devoir fléchir les jambes et baisser en hauteur. C'est un peu ridicule, mais elle se prend la tête entre les mains, mime une figure boudeuse.

"Non, j'ai rien d'urgent à faire. Et puis, ta compagnie m'est tout à fait agréable, tu sais?"

Une manière polie de dire "je reste, ne t'en déplaise". M'enfin, c'est doux, c'est couvert de miel. Ses yeux s'animent à nouveau d'une petite braise maline, elle reprend d'une voix plus aigüe:

"Mais tu as titillé ma curiosité. Ce "projet" tien, c'est secret-secret, ou...?"

L'artiste tente de croiser le regard de la technicienne, d'y planter deux iris infléchissables. Elle veut savoir, et ne le cache même plus. Elle doit savoir.

Vela semble s'enchanter que l'artiste daigne lui tenir compagnie, mais cette dernière sent que peu de sincérité se cache derrière les mots. Aucun problème, la vipère sait s'infiltrer mieux que personne là où sa présence dérange, c'est même un plaisir coupable et assumé. Elle reste, restera jusqu'à ce que son coeur lui demande l'inverse, restera hanter autant qu'il lui plaira. C'était déjà une erreur de la laisser entrer.

Elle commente l'obsession dévorante de la lémure, la nomme curiosité. Un rictus fend son visage. Elle sait qu'elle sait, elle sait qu'elle sait qu'elle sait. Le jeu est presque convenu, ça l'amuse. L'italienne semble la satisfaire un peu, lui donner un soupçon de vérité...

Mais Esperanza entend, hume l'air comme un loup sa proie. Les détails ne lui échappent pas, rien ne lui échappe jamais.

"Tu sais, trésor, je peux t'apprendre quelque chose..."

Elle se penche un peu par dessus le comptoir, adopte la posture de la confidence. Après tout, elle compte lui partager un petit secret, un fragment de technique.

"Quand on répète que quelque chose est inintéressant, c'est que c'est vraiment croustillant."

Elle se recule à nouveau, la fixe les yeux dans les yeux, un brin de malice sur le visage. Elle n'a pas de miroir, mais sait fermement qu'il n'y a plus rien d'humain ou de raisonnable dans ses iris. Seulement une braise malsaine, une flamme macabre de monomanie. Il n'y aura vraiment que la force brute pour la faire sortir, plus rien ne saura étancher sa soif de connaissances. Et pire, rien ne servait de mentir, elle tenait très fermement à voir et vérifier.

"Allez, perla mia, tu sais que tu peux tout me dire, hm?"

Tu peux, mais est-ce que tu devrais?

Sa barrière cède, elle craque, l'espagnole se fige d'extase. Une victoire comme une autre, comme des milliers auparavant, obtenue par l'insistance et la volonté inébranlable de voir chaque caprice assouvi. Le baisemain la surprend, elle se fait bon public. En un sens, ç'aurait pu piquer sa méfiance, mais dans l'euphorie du triomphe, elle se laisse mener.

La pièce s'ouvre à elle, Esperanza la dévore du regard. Elle court ses yeux malades sur toutes les courbes, tous les recoins, cherchent ce qui dénote et sonne faux. Mais, à peine le temps de survoler la surface, une pensée lui traverse l'esprit, imposée et alien, elle l'écoute néanmoins. C'est si, si banal.

"Mh. J'avoue être déçue, ton antre manque d'extravagance, trésor."

Elle se balade un instant, regarde l'inintéressant en quête d'un diamant dans la botte de foin. Mais rien, foin et paille, outils et concret. Aucun embarras à déterrer, aucun dossier compromettant aux milles secrets. Il n'y a décidément rien qui ne soit digne de son attention. Un souffle de son inconscient torturé lui fait sentir un instant que quelque chose cloche, mais elle est si habituée à ce genre de désillusion qu'elle n'y fait pas attention.

"Et puis c'est si impersonnel! L'on apprend rien de toi, ici. Il manque ton empreinte."

Changement de tactique. L'exploration de sa retraite est un échec, mais l'esprit de l'italienne regorge toujours de petites bribes croustillantes d'informations.