Rebonsoir - [Antonio & Huia]

Je le cerne déjà mieux, le bonhomme. Ça m'a tout l'air d'être un menteur invétéré, une sorte de fouine sociale qui peut se tirer de toutes les pires situations par quelques mots choisis. Sauf que ça prendra pas sur moi, j'ai étudié le verbe autant que le geste, je te vois. De trop près, quand même, je suis obligée de détourner le regard quelques secondes après avoir croisé le sien.

Il nie, presque recule, s'efface devant ce que je lui impose. Ça flatte ma volonté de puissance, je me sens grande un instant. C'est comme si je le tenais en cage, qu'il dansait pour appeler ma clémence. Enfin, j'aurais cru, jusqu'à ce qu'il me sorte la pire blague qu'il puisse composer.

Et mon propre corps m'échappe.

Tout se passe trop vite pour ma raison, c'est les tripes qui me meuvent. Je vois rouge et mon coeur saute un battement, j'inspire à la vitesse de l'éclair une bouffée d'air. Je sens mon sang courir et revenir dans mes veines, hurlant de rage et m'appelant à agir, à punir l'intolérable. Je fais, je me plie aux bas-instincts.

Ma jambe s'étend, imprudente, ma main vient faucher sa joue avec une vélocité soudaine. Le geste est franchement bâclé, je me fais même sensiblement mal aux doigts, mais ces considérations-là me serviront quand je repenserai à la scène. Dans l'instant, je suis aveugle. J'écume de la boue ardente, je gronde.

"Ça t'amuse?"

Mais quand la tension retombe, le magma fuit mon corps pour ramener les eaux calmes de montagne, je me sens mal. Terriblement mal. Comprenez vraiment: c'est une chute horrible. Une désillusion. Qu'est-ce que je fais, maintenant? Je l'ai frappé, j'avais déjà senti que j'avais rien à en tirer, maintenant quoi? Et puis s'il me répond dans les même termes?

La vapeur s'inverse, je suis vulnérable à nouveau, je confronte la réalité à mes fantaisies. C'est pas ce que j'avais voulu, pour notre rencontrer, c'est même l'exact opposé. Je sens les muscles de mon visage fléchir, j'essaie de retenir des larmes. Des larmes, mes yeux rougissent, c'est pas possible.

"Je mérite mieux que des blagues, putain."

C'est prétentieux, hein? Allez, vous pouvez tout me dire, vous pourrez pas me mettre plus bas. Ça a eu un effet cathartique, de lui en coller une. Passée la frustration, j'ai découvert que je ne suis plus rien pour lui. Que j'ai pas d'existence dans son monde. Il s'en fout, s'en foutra pour les prochains siècles. C'est pas juste, moi j'ai besoin de lui.

J'aime pas ça, paraître vulnérable. C'est insupportable, j'emploie toutes mes forces à me contenir. Et pas en vain, bravo championne, je reste stoïque et droite, malgré l'ouragan dans ma tête. Je doute même pas qu'il en profiterait. C'est dans ses airs et sa posture, sa fragrance de faux.

Je le vois réagir à l'offense, s'apprêter à me rendre ma violence. C'est soudain mais attendu, mon corps se hérisse par réflexe pour prévenir l'impact, mais la volonté n'y est même pas. Qu'est-ce que je vais faire? Il est grand, solidement bâti, je suis frêle.

Mais il retrouve un semblant de raison, peste dans une langue étrange. J'imagine sans trop de peine qu'il me jette pas des fleurs, mais c'est mérité, je m'en fiche. Et il s'indigne, pose une question sensée. Ça me rassure, m'apaise un tantinet. Je reprend le contrôle de ma respiration, retrouve mon verbe. Enfin, presque.

"Je sais pas, moi. Je voulais qu'on discute, qu'on se dise qui on est l'un pour l'autre, je voulais demander pourquoi moi, je..." Je me sens dérailler à nouveau, les torrents salins menacent de courir sur mon visage à nouveau. Une inspiration profonde, les yeux au ciel comme pour y trouver une inspiration cosmique. Mais y'a rien, là-haut. Des étoiles déjà crevées qui ont pas fini de briller à nos yeux. "Je sais pas, je voulais juste parler, moi. C'est tout."

Franchement, c'est pas dur de parler aux gens. Je dois vraiment être débile pour foirer comme ça. Faudrait que je pense à me poser la question de pourquoi on comprend toujours, systématiquement mal mes intentions.

Il a l'air d'enfin m'entendre, d'accorder un minimum de sérieux à ma requête. Je m'y attendais pas vraiment, mais ça me fait grand bien. Je renifle un dernier coup et je sèche mes larmes d'un coup de manche, en essayant de retrouver un semblant de posture. Bon, c'est sûr qu'après m'être donnée en spectacle comme ça, je risque pas de pouvoir appuyer ma présence sans paraître ridicule. Mais tant pis, je veux pas entrer en conflit avec lui.

"Ouais. Ouais bonne idée, il me faut un truc chaud."

Des lunettes, aussi, pour cacher mes yeux rouges. On peut pas tout avoir, il paraît. Je rabats ma capuche, c'est mieux que rien pour couvrir ma honte, et commence à marcher à pas inégaux vers la lumière. 'Fin, le café. Ça va qu'il est assez vide, ça me rassure un peu. Moins y'a de gens autour de moi, mieux je me porte. Puis je pourrais le mordre sans témoin s'il dépasse les bornes à nouveau.

"Je... moi c'est Huia. Huia Sinclair." Petit silence. Non, faudrait que je le comble, quand même. C'est gênant. TOUT est gênant, c'est intenable. "Et toi?"

S'il répond "ton père" je lui pète les genoux.

Antonio la Rosa. Enfin un nom. Il en aura fallu du temps pour que je l'obtienne, celui-là. Ouais, six ans en fait. Et au final je l'ai croisé par hasard, c'est même pas mes recherches (très épisodiques) qui portent leurs fruits. Le destin est juste cruel avec moi y'a pas d'explication plus évidente.

"Je sais pas, du thé, n'importe lequel."

L'aubaine, il propose de commander. Ça me laisse quelques instants pour penser à la suite. Je me fait et refait dans la tête des conversations qu'on pourrait avoir, je réécris mes phrases en anticipant ses réactions, aveugle à mon environnement. J'en sais trop peu sur lui pour vraiment deviner comment il réfléchit, ça m'aide pas.

C'est évident que j'ai rien pour le contraindre à être là. Il peut juste disparaître dans la nature, m'oublier, mordre d'autres gens et tourner la page. Ça me terrifie. J'ai au moins une volée de question que je peux lui poser aujourd'hui, d'autres me viendront plus tard, peut-être. Il revient, j'inspire. C'est facile pour personne, hein.

"Du coup... Merci." Et c'est un échec. Je prends la tasse entre les mains, j'essaie à moitié de me cacher derrière. Ce sera pour une autre fois, le courage et tous les trucs du genre.

Il va vraiment me prendre pour une tarée, en fait. À l'accoster comme ça, tout faire pour l'empêcher de fuir puis finir par juste lui fixer les épaules en silence. Ce serait pas le premier, mais bon, là c'est important quand même.

Mais non. Je me tais. Pas parce que j'ai envie, parce que je le fais. C'est tout et j'aime pas bien ça, mais je peux pas m'en plaindre à voix haute non plus, hein.