“Hikikomori : personne qui évite toute participation sociale en raison de différents facteurs et causes et qui reste cloîtrée en permanence chez elle”.
Oui, s’il fallait résumer Junko en un mot, ce serait bien celui-ci.
Elle avait tout pour être heureuse : des parents fortunés et encourageants, une grande sœur attentionnée, une beauté envoûtante et un esprit brillant. Malheureusement, ces avantages (bien que forts confortables) n’avaient pas suffi à lui offrir la belle vie que bon nombre lui aurait souhaité.
Depuis toujours, la brune était bizarre. Certes, ce frein pouvait sembler anecdotique, mais il était en réalité la source de la plupart de ses tracas.
Dès l’enfance, dans une petite école à Minato, son comportement lui avait causé des ennuis. Elle travaillait bien, semblait attentive, toujours polie et respectueuse… Mais elle ne parlait pas. Constamment en retrait, comme spectatrice des autres enfants qui jouaient et sympathisaient sans aucun problème. Et, quelques fois, elle souhaitait réellement les rejoindre, mais sans trop savoir pourquoi, la gamine en était simplement incapable. À chaque fois qu’on faisait l’effort de l’approcher, ses lèvres se cousaient, ses pieds se retrouvaient cloués au sol, et ses yeux vitreux restaient calmement plantés dans ceux de son interlocuteur.
Alors, naturellement, les autres commencèrent à lâcher l’affaire. Par suite logique, Junko aussi.
Pourtant, elle rêvait de se sociabiliser, littéralement : le soir, avant de se coucher, il était commun qu’elle s’adonne à des rêveries compulsives dans lesquelles ses amis imaginaires l’accueillaient toujours à bras ouverts. Dans le monde des songes, il lui était tout naturel de discuter, rire, et se laisser aller pour vivre des aventures comme les autres joyeux bambins qu’elle avait inlassablement observé et analysé tout au long de la journée.
Jusqu’à ce que son réveil sonne, et que la réalité la rattrape. Si elle avait le malheur d’avoir le courage d’engager le dialogue avec n’importe lequel de ses camarades, même en reprenant mot pour mot sa discussion fictive de la veille, le résultat était toujours catastrophique, et ne contribuait d’autant plus qu’à son renfermement social.
Ce triste schéma continua de se répéter au fil des années. Même dans l’adolescence, alors que la puberté la transformait peu à peu en charmante jeune femme, son apparence était loin de suffire à réaliser son objectif, puisque tous les mots qui daignaient échapper ses lèvres semblaient refroidir immédiatement son audience.
En effet, ses centres d’intérêt était un peu plus particuliers que la plupart des demoiselles de son âge. Très tôt, Junko s’était tournée vers son ordinateur comme compagnon de substitut, et le temps passé à fixer son écran lui semblait bien plus confortable que celui passé à interagir avec son entourage. Et puis, sur internet, elle avait commencé à s’en faire, des amis. Qui, malgré les milliers de kilomètres qui les séparaient, partageaient ses centres d'intérêts et ne la traitaient pas comme un alien. Des amis qui ne connaissaient ni son nom, ni son visage, mais des amis quand même.
Tout de même, ses parents étaient inquiets. Sa sœur aussi. Après tout, la cadette savait se montrer très agréable et de bonne compagnie… Quand elle se montrait, justement. Et malgré leurs préoccupations, l’idée de consulter un psychologue ne leur avait jamais traversé l’esprit : c’était un sujet assez tabou, et ils n’auraient jamais défini leur fille comme quelqu’un ayant “besoin d’aide” pour “régler un problème”. Non, la brune était juste… Bizarre. Bizarre, mais pas cassée.
Son intérêt pour les ordinateurs et ses bons résultats l’avaient amené à suivre des études de programmation. Pas que ce sujet précis la passionnait plus qu’autre chose, mais elle savait qu’une carrière dans l’informatique lui permettrait de vivre confortablement, dans son propre appartement, là où personne n'essayerait de la forcer à sortir de sa tanière.
Ce plan, c’était son seul objectif. Elle avait survécu aux regards insistants des autres membres de sa classe, visiblement intrigués de voir une jolie brune dans leurs rangs, aux travaux de groupe qu’elle haïssait plus que tout, aux rushs des projets importants qu’elle avait tendance à délaisser aux profits de ses jeux vidéos un peu trop longtemps… Et elle avait réussi. Un diplôme, un bon emploi de programmation de logiciels en télétravail, un petit logement qui lui suffisait amplement : âgée de seulement 21 ans, Junko l’avait fait. Elle avait réussi sa vie.
… Enfin, ça, c’est ce qu’elle se disait. Tout naturellement, ce nouveau quotidien avait fini d’achever tout espoir de vie sociale, se contentant de ne voir sa famille que pendant les fêtes et de leur offrir quelques jolis cadeaux de temps à autre en tant qu’unique signe de vie. Après tout, une fois avoir équipé son appartement du minimum syndical et d’avoir obtenu le setup informatique de ses rêves, la plupart de ses dépenses se résumaient à des commandes de nourriture et au dernier jeu indépendant du moment.
Junko n’avait jamais été face à face avec l’un de ses amis, ou entretenu de relations romantiques. Comme à l’époque des bancs d’écoles, les quelques hommes qui tentaient un flirt tournaient souvent les talons qu’elle soit d’humeur à leur répondre ou non, et dans un esprit similaire, les femmes voulant faire de même était un concept qu'elle n’était tout simplement pas équipée à comprendre, causant la frustration de plusieurs d’entre elles alors que la brune loupait toutes les perches qui lui étaient tendues malgré son apparent dédain quant au genre de ses potentiel.les prétendant.es.
Oui, elle n’était pas fermée à l’idée d’une amourette, mais assumait tout naturellement que personne ne lui montrait d’intérêt à cet égard. Alors elle avait accepté ce destin, comme elle avait pris l’habitude de le faire : elle vivrait seule, et mourrait seule, sans rien avoir accompli pour être mémorable. Malgré ses fantaisies enfantines dans lesquelles il lui arrivait de retomber, celles où elle menait une vie “normale”, la jeune femme restait de marbre face à ce sombre tableau d’une humanité gâchée par son enfermement.
Malheureusement, si c’était seulement possible, son sort allait s’avérer encore plus décevant que prévu.
C’était un bête accident. Junko avait bien remarqué que son câble d’alimentation était sur le point de rendre l’âme, ayant été violemment arraché quelques jours auparavant alors qu’elle se l’était pris dans les pattes. Par chance, un magasin d’informatique se trouvait à quelques pas de chez elle : dix minutes d’aller-retour, et c’était réglé.
Le problème résidait dans le fait que la jeune femme n’avait littéralement pas posé un pied en dehors de son appartement depuis près de six mois, s’étant véritablement perdue dans ses habitudes d’ermite. L’idée de sortir et d’être confronté aux regards des autres était passée de désagréable à tout simplement terrifiante.
Ce jour de septembre, la demoiselle s’était résolue à affronter son appréhension. Bien que son hygiène dentaire était satisfaisante, principalement poussée par sa peur des dentistes, on ne pouvait pas en dire autant dans les autres catégories. Alors elle avait passé plus d’une heure sous la douche à se récurer, s’épiler minutieusement, démêler sa tignasse qui s’apparentait désormais plus à un nid d’oiseau qu’autre chose. Elle s’était maquillée, et habillée proprement, comme elle le faisait à l’époque.
Ça lui avait fait un choc, de se voir apprêtée ainsi. Elle qui avait appris à ignorer le miroir de la salle de bain, le seul présent dans l’appartement, était désormais face à une belle femme qui ne lui semblait pas réelle.
Alors elle était restée là, à fixer son reflet sans trop s’y reconnaître. Jusqu’ici, elle n’avait vécu son petit relooking du jour que comme une suite de gestes qui lui semblaient machinaux, bien que lointains. Mais la réalisation soudaine qu’il pouvait être aussi simple d’être présentable, si ce n’est plus, elle le vivait comme l’image douloureuse de ce qu’elle aurait pu être : un individu intégré à la société, dont le quotidien pourrait être imaginé sympathique du point de vue d’un parfait inconnu. Elle voyait sa sœur de quatre ans son aînée, récemment fiancée à un homme aimant, au sourire communicatif et à la vie parfaite. Ou le portrait craché de sa mère à son âge, qui avait trimé sans relâche pour construire le joli futur dans lequel elle s’épanouissait aujourd’hui, profitant de sa retraite bien méritée avec son amour de toujours en découvrant le monde comme des adolescents intrépides.
Et puis elle se voyait elle. Seule. Blasée. Sans aucune aspiration, ou espoir d’épanouissement.
Pour faire court, ça l’avait fait vraiment flipper.
D’un pas frénétique, elle s’était ruée vers son câble meurtri, comme si des capacités d'électricien hors du commun pouvaient se manifester par miracle dans son instant de panique. Que tout rentrerait dans l’ordre, et qu’elle pourrait annuler sa courte escapade au magasin et reprendre son quotidien sans subir de nouvelles crises existentielles.
Dans son élan, Junko avait oublié un minuscule détail : jouer avec un câble dénudé avec des mains trempées, ça faisait rarement bon ménage.
Quand elle avait ouvert les yeux, tous ses membres lui semblaient rigides, et une étrange odeur de cochon grillé était encore imprégnée dans ses narines. Le souvenir des instants qui suivirent était… Flou. Il faisait sombre, et puis un grand monsieur l’avait poussé dans une pièce inconnue, mais familière : un bureau gigantesque, dans lequel un autre tout aussi grand monsieur se tenait pour accueillir. Il lui avait adressé la parole, mais le corps et l’esprit de la demoiselle n'étaient clairement pas aptes à comprendre ne serait-ce que le moindre mot.
Sur un simple écran, elle avait été confrontée à une scène qu’elle n’arrivait pas à situer : elle, dans sa chambre, figée avec un câble dans les mains. Et puis, juste comme ça, on lui avait fait tourner les talons, seulement armée d’un bout de papier et d’un air de merlan frit.
Elle pensait être restée figée là, dans un tourbillon de vie qu’elle ne reconnaissait pas, pendant quelques secondes. En réalité, c’était près d’une trentaine de minutes qu’elle avait passé à fixer le vide, baissant occasionnellement les yeux vers le manuscrit qu’on lui avait laissé sans trop qu’elle ne sache pourquoi.
Rejoindre son nouveau logement lui avait pris un certain temps. Pour ce qui était de s’y habituer… Et bien, elle travaillait encore sur ce point.
Cela faisait bientôt un mois que Junko était passée de l’autre côté. Son esprit était toujours embrumé, et sa nouvelle crainte de la technologie l’empêchait de trouver un semblant de normalité dans cet étrange univers. Sans son ordinateur, elle n’était rien : autant dire que cette supposée “nouvelle chance” partait sur un mauvais pied.
Très vite, la brune s’était rendue à l’évidence qu’elle avait toujours besoin de se nourrir, et qu’elle ne pouvait de ce fait pas simplement rester dans son lit à fixer le plafond en essayant de trouver un sens à tout ce qu’il lui arrivait. L’équipe de l’Agence avait beau rouler des yeux à chaque fois qu’ils la voyaient passer la porte, elle revenait coûte que coûte, jour après jour, pour poser toutes les questions qui lui passaient par la tête. Au fond, sortir régulièrement pour discuter avec d’autres personnes, c’était déjà un miracle en soi, bien qu’elle était encore trop sonnée pour s’en rendre compte.
Petit à petit, ses interrogations incessantes avaient trouvé leurs réponses. Ses souvenirs avaient fini par revenir, ceux du jour de sa mort avec. Et le fait de ne littéralement rien faire avait fini par l’ennuyer.
Des colocataires ? Apparemment, elle en avait. Combien y en avait-il ? Quels étaient leurs noms ? À quoi ressemblaient-ils ? Junko n’en avait aucune idée. Son casque isolant posé autour de son cou au moment de son décès faisait l’affaire pour ignorer tout ce qu’il se tramait en dehors des murs de sa chambre, tandis que ses préoccupations l’empêchaient de simplement penser à un moyen de déménager. Le désir d’isolement dont elle faisait preuve de son vivant était bien loin d’être sa priorité, celle-ci étant plutôt d’intégrer l’idée qu’elle avait péri avant d'atterrir dans une nouvelle dimension dont elle n’avait jamais imaginé l’existence.
Le problème, c’est qu’elle commençait à sécher. Encore toute nouvelle ici, les informations qu’elle avait collectées sur l'au-delà étaient suffisantes pour enfin se lancer, mais… Se lancer dans quoi, au juste ? Comment trouver des objectifs à accomplir pour les prochains siècles quand nous n’avons jamais réussi à en avoir un pour le lendemain ?
Alors, seule dans sa modeste chambre qui ne lui était toujours que très peu familière, Junko avait esquissé son premier sourire depuis bien longtemps en venant à la conclusion que c’était peut-être ça, sa quête : enfin en trouver une.