Dans l'antre de Vulcain [Yasuke & Viktor]

Puisque personne n'est parfait sauf lui-même, Viktor voit le lémure repousser sa question, invoquant des raisons ridicules. Le zombie ne préfère pas insister, par peur de perdre un ami plus qu'un client, mais n'en pense pas moins. À ses yeux, le samouraï a simplement peur de ternir son image, ou son apparence. Un problème que les zombies n'ont plus après quelques siècles de décomposition.

"Ton travail, oui..."

Naturellement, au fil des âges, le titan avait servi occasionnellement d'escorte ou de garde du corps pour des gens prestigieux qu'il avait jugés digne de sa compagnie, il l'avait même apprécié. Quelque chose dans le fait d'apparaître comme un chevalier servant, drapé de noblesse et de vertu, lui plaisait grandement. Il ne le reniait pas, ne mentait jamais sur ce qu'il avait été ou fait, mais avec son aigreur nouvelle, tout lui paraissait ridicule. Il commentait, las, usé:

"Dévouer son temps et son énergie à protéger les faibles, à s'inquiéter du sort des insectes. Quelle horrible mission que tu te donnes."

Si le colosse paraissait toujours aussi imposant en chair, forcé de constater qu'il lui manquait quelque chose. Une étincelle de vanité dans la voix, son air pompeux et supérieur semblait désinteressé. À la limite de l'hypocrisie, il ajoutait:

"Tu devrais réemployer ce temps à servir tes propres interêts, à te grandir physiquement et en esprit."

Il regardait le métal rougir, se mettre à briller sous l'assaut des flammes léchantes. Il prodiguait conseils, certes, comme toujours, mais ne montrait plus l'exemple. Viktor ne voulait plus grandir, conquérir, marcher sur des horizons nouveaux. Seulement se rappeler.

Ce qu'il y a de détestable avec les âmes sages et âgées, c'est qu'elles ont souvent réponse aux remontrances du vieux zombie. Pire encore, Yasuke touche un point sensible avec une précision insupportable. Viktor était simplement coincé dans sa contradiction évidente, acculé contre un mur, mais c'était mal le connaître que de penser qu'il le reconnaîtrait. Il parvenait à racler un fond de mauvaise foi pour répondre, en grognant:

"Hmph. Comparer l'incomparable..."

Il ne prenait même pas la peine de formuler une phrase pour exprimer son désaccord, se contentait seulement de signifier qu'il refusait de lui reconnaître sa victoire.

Malgré sa morosité récente, la sorte d'optimisme et d'espoir qui fuyait entre les mots de Yasuke parvenait à réveiller quelque chose en Viktor. Une sorte de rappel de ce qu'il avait été, entendre le samouraï formuler sa quête de perfection lui rappelait ses propres aventures. Il devenait presque sans la savoir un miroir, une réflection d'un Viktor d'il y a quelques siècles. Encore glorieux, encore chevalier gallant, avant d'être usé.

Le forgeron se lève lourdement, retire les lames du feu pour les faire danser un instant dans les airs.

"Tant que tu penses suivre ta voie, c'est bien ce qui compte, j'imagine."

Rarement il reconnaissait s'être trompé, le lémure ne se rendrait peut-être pas forcément compte de ce qu'il venait d'accomplir. Lui revenaient ses souvenirs les plus anciens d'errances en pleine nature, de vagabondage nomade, de nuits passées au rythme des chants de la nature. Une époque qu'il ne tenait qu'à lui de revivre.

"Que les humains perdent leur temps et s'inquiètent de l'impossible tant qu'il leur plaît, je m'occupe de la perfection, tous les jours."

D'aucuns diraient que le parfait est précisément impossible, mais Viktor les toiserait sans ménagement. Associant le geste à la parole, il commençait à aplatir les lames du samouraï pour leur redonner leur forme originelle, cacher l'usure que leur utilisation leur fait peser sur la carcasse. Les échos du métal frappant le métal se perdaient dans la nature, ou se perdaient dans les murs de pierre lugubres de la forge. Une symphonie discordante à la gloire de l'artisanat, une musique que le zombie seule semblait entendre.

Il prenait certes son temps, plusieurs dizaines de minutes, mais ne fatiguait pas. Sans prendre de pause pour boire ou laisser ses muscles putréfiés se ressourcer, il revenait faire face rapidement au lémure, tenant chaque épée dans une main gantée pour n'y laisser aucune trace, lui tendant le manche en prenant la lame.

"Voilà déjà pour ces deux-là. Il faudra revenir dans six mois pour les prochaines."

Il ne demandait même pas à être compensé pour de futiles remises en état. Par contre, Yasuke ferait mieux de commencer à monter une cagnotte dans son coin, car la facture risquait d'être salée la prochaine fois.

Il aurait pu s'y attendre, mais ragaillardi par l'état nouveau de ses chéries, le samouraï se sent prêt à affronter le titan. Si d'ordinaire Viktor ne reculait devant aucune occasion de prouver sa valeur, déjà pour se vanter, surtout pour ne pas faire croire qu'il fuyait, aujourd'hui il refusait.

"Pas cette fois. J'ai du travail, et toi-même tu viens de m'en donner, ma place est à la forge. Le feu m'appelle, le métal m'attend."

Comme quoi, le deuil savait bousculer les habitudes. Dans un coin de la pièce, se tenait toujours une armure dorée, portant deux branches plumées dans le dos. Un amas de métal soigné et poli quotidiennement, qui attendait encore et toujours sans vrai espoir le retour de sa propriétaire.

Une perte de temps à entretenir, selon toute logique rationnelle, mais le forgeron continuerait à y passer des heures jusqu'à sa propre fin. Peut-être qu'elle pouvait lui revenir.

"Tu auras au moins le temps de te préparer."

Sans vraie violence, mais fermement néanmoins, il repoussait son ami vers la porte. L'extérieur. Le loin. Pour se languir de sa solitude, profiter de sa propre compagnie. Jusqu'à ce que lui revienne le goût de la vie, le goût d'exister à nouveau.