Son vrai visage [ft. Céleste Raine]

Les mots de Céleste sont comme un coup de massue sur son petit coeur. Elle réalise qu'elle n'est finalement pas différente de tous les autres, malgré ses efforts pour se démarquer. La réponse qu'elle reçoit est toujours la même, accompagnée souvent d'un air gêné, sans qu'on lui explique clairement la situation. Ou peut-être est-ce elle qui ne veut pas vraiment comprendre. Elle reste dans l'incompréhension pour ne pas accepter cette réalité bien trop sombre. Les traits qu'elle dessine sur sa feuille s'arrêtent net et la pointe de sa pastelle s'écrase de plus en plus sur le papier, mais elle ne dit rien. À quoi cela servirait-il de se débattre ? Sa mère finirait par venir la chercher, alors elle doit juste attendre. Attendre et endurer.

De son bras libre, l'enfant serre sa peluche contre son ventre lorsque son interlocutrice aborde le sujet de sa mère. Ses yeux se remplissent de larmes qu'elle retient tout juste. Elle a envie de crier, de hurler, de laisser toutes ses émotions négatives s'exprimer sans mur et sans crainte. Mais elle contient ce flot dévastateur en elle. Son corps est tendu alors que la colère embrouille son esprit. Elle ne cède pas, du moins pas directement. Elle finit par lâcher son crayon pour prendre son doudou à deux mains, déposant par mégarde de la pastel rouge sur son corps de tissus. La petite fille redresse Palouf par-dessus son épaule et le tourne dans la direction de Céleste. Elle serre les dents en lui répondant :

"Tu ne sais rien ! Maman s'est toujours bien occupée de nous ! Maman est tout ce que nous avons ! Tu es juste jalouse et méchante !"

Son cœur d'enfant bat à tout rompre, comme s'il voulait s'échapper de sa poitrine. Un flash s'impose à son esprit : le visage de sa mère déformé par une expression terrifiante. Son corps sanglotant contre le sien. Cette douleur dans tout son corps. Eugénie se recroqueville sur elle-même, serrant sa peluche contre son visage.

Le sang de la vampire commence à bouillir dans ses veines. Qui est cette inconnue qui se permet de critiquer sa mère ? Elle ne sait pas à quel point sa mère souffre dans sa vie. Elle ne sait pas à quel point elle se bat et à quel point elles ont besoin l'une de l'autre. Elle se sent insultée, révoltée par les sous-entendus de cette femme. Cette femme qui sort de nulle part et prétend tout savoir. Qui prétend mieux connaître sa mère qu'elle.

Eugénie n'est pas une enfant à problème, elle est une petite fille sage et discrète, peut-être un peu trop effacée, qui ne se plaint pas et qui fait preuve de beaucoup d'autonomie. Même lorsqu'on l'embête, elle se contente souvent de simplement ignorer. Elle garde ce qu'elle ressent pour elle, croyant déraisonnablement que si elle reste sage, sa maman viendra la chercher.

Mais cette petite fille n'est plus là. Une faim viscérale commence à monter en elle, alimentée par la haine qui assombrit son regard. Comme si toutes les émotions négatives qu'elle accumule depuis des années remontaient brusquement à la surface. Elle se sent en danger, cette adulte essaye de briser le bonheur factice et toxique auquel elle s'est toujours raccrochée. Peut-être que le fait de ne pas se nourrir normalement joue aussi sur cette colère irrationnelle.

Sans répondre à Céleste, Eugénie se relève, son doudou retombant mollement sur le sol. La pastel rouge qu'elle tient dans sa main s'effrite légèrement alors qu'elle se retourne vers cette sorcière qui ose salir l'amour que sa mère lui porte. Elle s'approche lentement d'elle et arrivée à sa hauteur, elle s'accroupit, le regard rivé sur la peluche de lapin blanc. Et alors, comme si elle tenait un couteau dans la main, elle écrase sa pastel rouge sur la fourrure immaculée de l'animal inanimé. Une fois. Deux fois. Trois fois.

La troisième fois, elle ne relève pas la main. Elle reste figée, semblant reprendre son souffle, avant de finalement relever son visage vers Céleste. Son regard brille d'une drôle de lueur et sa bouche entrouverte dévoile ses petites canines. Elle s'adresse alors directement à la femme en la fixant droit dans les yeux :

"Ne parle plus jamais de ma maman."

Sa voix est plus calme qu'on aurait pu le penser.

Les doigts d'Eugénie sont rougis par le crayon qu'elle serre fermement, tandis qu'elle fixe Céleste du regard. Mais celle-ci ne montre aucun signe d'agacement, ce qui rend l'enfant encore plus frustrée. Elle aurait aimé la voir s'énerver, la voir l'engueuler et partir. Elle aurait aimé que ses actions mettent fin à cette situation désagréable. Elle voulait que sa colère et sa peine brisent quelque chose. Mais la réaction négative qu'elle espérait de la part de la boolicière ne vient pas, comme si Eugénie avait jeté un caillou dans l'eau et que tout était retombé dans le calme. Cette situation transforme sa colère en frustration.

Céleste lui rejette ses erreurs et son comportement au visage, mais cela ne change rien à la situation. Puis, elle reprend la conversation comme si rien ne s'était passé, posant des questions que l'enfant juge stupides et désobligeantes sur sa mère. Eugénie se sent désemparée, sa crise de colère et ses émotions retombent sans conséquences. Elle ne sait pas comment gérer cela, car elle n'a que très peu fait face à ses sentiments au cours de sa vie. Une fois de plus, on lui montre que ses émotions n'ont que peu d'importance. Elle se heurte à un mur et retombe dans le mutisme. La petite fille ravale un sanglot, tourne le dos à Céleste et retourne vers la table basse pour ramasser son doudou. Elle l'examine comme pour vérifier qu'il n'est pas blessé et s'excuse auprès de lui à voix basse.

Elle sait que Palouf est de son côté et qu'il ne lui en voudra pas, mais elle ne peut s'empêcher de culpabiliser de l'avoir laissé tomber ainsi. L'enfant serre doucement sa peluche contre son torse et cache son visage dans sa tête quelques instants. Finalement, sans se retourner vers Céleste, elle laisse dépasser Palouf par-dessus son épaule. Lorsqu'elle s'exprime en essayant de prendre une voix rauque, on peut clairement entendre qu'elle a pleuré :

"Maman ne nous ferait jamais de mal. C'est la meilleure maman du monde. Elle a besoin de nous, alors rends-nous maman."

Le silence s'installe, le regard d'Eugénie est rempli d'émotions, de tristesse, de colère, de frustration. La situation lui échappe, elle est impuissante face à cette absence qui la ronge. Elle souhaite juste retrouver sa mère et que tout redevienne comme avant. Elle ne laissera pas une inconnue briser le bonheur fictif qu'elle s'est construit et derrière lequel elle se réfugie, rejetant cette réalité destructrice.

Céleste annonce pouvoir l'aider. Elle semble la comprendre. Et pourtant, elle l'assomme de reproches et d'accusations qui sont toutes plus douloureuses les unes que les autres. Si elles pouvaient devenir amies, cette chance se brise totalement à ce moment. Eugénie la déteste, mais elle est encore jeune. Elle ne sait pas répondre. Elle ne sait pas gérer la colère et la frustration qui se répandent de plus en plus, prenant totalement possession d'elle. Alors, comme n'importe quel enfant, elle fond en larmes. De vraies grosses larmes d'enfant bouleversé. D'enfant qui ne comprend pas ce qu'elle ressent ni pourquoi elle le ressent. Elle veut juste que tout cela s'arrête, maintenant.

Ses genoux heurtent le sol et son corps se recroqueville sur sa peluche. La tête dans les épaules pour ne plus entendre les sifflements perfides de Céleste. Pourquoi fait-elle ça ? Pourquoi sous-entend-elle que sa maman ne l'aime pas ? Ses pleurs bruyants emplissent la salle, comme une alarme pour signaler sa détresse. Pour que l'on vienne l'aider. Mais personne ne vient. On l'abandonne avec ce monstre sans cœur. Ce monstre qui piétine ce qu'elle ressent.

Et ce monstre lui propose son aide, mais comment faire confiance à un monstre ? Eugénie secoue vivement la tête, elle sait que les monstres peuvent être rusés. Leur proposer des bonbons ou des jouets pour les attirer dans un piège. C'est ce que fait Céleste, elle tente de l'attirer dans son piège contre la promesse d'une quelconque récompense. Sa maman lui a bien dit de ne pas faire confiance aux grandes personnes, surtout quand elles attendent quelque chose d'elle. Alors, Eugénie n'a plus confiance en Céleste. C'est fini. Elle se referme comme une huître même si ses pleurs finissent par doucement se calmer.

Elle veut partir, elle veut demander à rentrer au refuge et reprendre le cours normal de sa mort. Mais Céleste lui a déjà montré qu'elle ne serait pas écoutée. C'est ce qui décide Eugénie à prendre les choses en main. Encore tremblante du flot puissant d'émotion qui vient de se déverser, elle se relève. Ses mains, sa robe blanche et son doudou sont couverts de pastel rouge. Elle prend une grande bouffée d'air, redressant ses épaules et sans un regard sur Céleste, elle se dirige vers la porte en laissant son dessin derrière elle. Si elle ne lui donne pas ce qu'elle veut, alors elle le prendra elle-même. Après tout, elle sait très bien s'occuper d'elle toute seule, elle en a l'habitude.

Eugénie pose sa main sur la poignée et exerce une pression. Elle appuie une fois, puis deux, puis trois fois, mais la porte reste obstinément fermée. Une bouffée d'angoisse la submerge. Elle se retrouve piégée dans cette pièce avec cette inconnue. Eugénie s'accroche désespérément à la poignée alors que Céleste lui montre les clés. Est-ce que cette femme la prend pour un jouet, un objet dont elle peut disposer à sa guise ? L'enfant se met alors à frapper la porte, mais l'angoisse étouffe sa voix, faisant ressurgir des souvenirs douloureux qu'elle avait enfouis au fond d'elle-même.

Elle ne sait plus quoi faire. Elle a essayé de parler, de crier, de s'énerver, de pleurer, de partir, mais elle est totalement piégée dans cette situation tellement effrayante. Les mots de son interlocutrice ne semble plus vraiment l'atteindre. La fillette reste figée devant la porte, pleurant sur cette injustice. Pourquoi toujours écouter les grandes personnes alors qu'elles ne l'écoutent pas ? Pourtant, elle n'a rien fait de mal... L'image du lapin en peluche tâché de rouge s'impose à son esprit et son regard s'éclaire. C'est ça, c'est forcément ça. Alors, Eugénie se retourne vers Céleste, le visage couvert de larmes alors qu'elle sanglote :

"Je.. Je... je suis d-d-désolée de... D'avoir fait du mal à... à.. à Monsieur lapin..."

Comme soulagée d'un effort insurmontable après cette phrase, ses muscles se relâchent et elle fond de nouveau en larmes. Elle n'avait pas été une gentille fille, sa maman ne viendrait sûrement pas la chercher dans ces conditions. Peut-être qu'en s'excusant sincèrement, elle serait pardonnée et elle pourrait rentrer à la maison.