Mes yeux ont nonchalamment quitté le dossier pour se poser sur un petit rouquin m’adressant la parole. Enfin, petit. Disons un peu plus que moi quoi.

Je reste toujours aussi surpris de voir autant d’européens dans ce Tokyo des morts. Là où dans celui des vivants nous sommes une masse homogène agglutinée, presque anonyme aux cheveux et yeux noirs.

Ma posture se fait plus droite et je referme le dossier lorsqu’il énonce la raison de sa venue. Il me faut un léger temps d’adaptation puisqu’il le fait en anglais. Je garde quelques secondes de silence, jetant un oeil à ma montre puis écrasant ma clope. Quatre minutes d’avance, ça me va.

Je réponds cependant en japonais. Le fait est qu’Akio et moi parlons cette langue et que les dossiers à traiter son en japonais aussi. Si ce candidat ne peut pas utiliser cette langue ou difficilement, il est clair qu’il sera en grande difficulté d’entrée de jeu et ne nous causera que davantage de retard. Je ne suis pas magnanime là-dessus, tout travail de secrétaire dont je peux me décharger est un temps que je mettrai à profit dans le développement d’un projet sensé aider les vampires.

Ma main droite s'est tendue vers lui après avoir bloqué ma cigarette entre mes lèvres. Attendant simplement une poignée de main en guise de salutation habituelle.

C’est moi que vous cherchez, vous êtes Adrien Renart je suppose. Enchanté, je suis Urie Kaneki, second d’Akio.

Formuler oralement « second du roi des vampires » sonne pompeux à mes yeux. Parler d’Akio comme un monarque n’est pas vraiment mieux et me donne surtout l’impression d’être le bouffon du roi. Alors je ne l’énonce tout simplement pas. J’ai une certaine aversion pour la hiérarchie qui me donne pourtant ce désir accru de gravir les échelons pour me retrouver installé sur le trône après avoir foutu un grand coup de pied dans ce bordel de laisser-aller… Un peu comme toi, vue ce que j’ai pu lire de ton dossier d’ailleurs.

Je jette ma clope dans le cendrier près de la porte et je fais signe au garçon pour qu’il me suive afin que nous puissions commencer l’entretien dans notre bureau à Akio et moi.

De ce que j’ai pu lire vous êtes domicilié à l’agence? C’est plutôt pratique pour vous, nos bureaux sont au rez-de-chaussée de cette dernière. Nous allons les rejoindre pour entamer notre entretien.

J’ouvre la porte, la passe et la maintient pour le rouquin. Difficile de croire que ce gamin ait pu participer à des mouvements violents de révolte contre l’actuel système. Je me demande bien ce qu’il vient foutre dans ces bureaux pour travailler comme gratte-papier à la solde du roi. Un retournement soudain? Une prise de conscience?.. Le dossier que j’ai entre les doigts m’en a appris bien assez pour que je puisse le cuisiner ou du moins comprendre son point de vue sur les choses.

Il ne faut que peu de temps pour rejoindre le bureau dont je déverrouille la serrure. Poussant la porte je lui fais signe d’entrer avant moi. Mon bureau n’est pas celui au centre de la pièce, c’est celui d’Akio qui y est. Devant ce dernier se trouvent deux sièges et c’est naturellement que les personnes vont s’y installer. Je vais profiter de l’absence de mon supérieur pour me la jouer grand patron sur son fauteuil… la belle affaire.

Installez-vous, je vous en prie.

Dis-je après avoir refermé la porte.

Il n’a pas lâché un seul mot de tout du long. Je mets ça sur le compte du stress ou de l’observation minutieuse. Peut-être prend-t-il le temps de me jauger moi et différents éléments pour voir comment il va se comporter. Il faut laisser un temps à l’autre de s’exprimer pour s’imprégner de sa façon d’être, de faire. J’avais tendance à cerner mes supérieurs de cette manière pour mieux répondre à leurs attentes et voir où l’entretien pouvait me mener. Et puis, prendre son temps, ne pas se précipiter sur les mots, les phrases afin de meubler le silence est une qualité en soit. Parfaitement maniée, elle devient une arme affûtée pour faire céder l’autre en face de nous.

Tu parles. Si j’avais seulement la moindre idée de ce qu’il est en train de se passer dans la tête du rouquin et que ce dernier ne décrypte qu’un mot sur deux.

J’ai fait confiance à Akio sur ce coup. Il m’a juste indiqué une liste de candidats que je devais auditionner et basta. Celui-ci est le dernier. Les précédents ne répondent pas aux attentes, certains sont des adorateurs, d’autres veulent de la couler douce, j’en passe et des meilleurs. Bref, je suis pas aidé sur ce coup. Encore heureux qu’il ait pas embauché un guignol à ma place sinon je pense que ce service aurait été lieu d’apocalypse officiel.

Enfin.

Je crois que ce qui a commencé à me mettre la puce à l’oreille c’est la façon si singulière qu’il a d’être alerte. Bien trop à mon goût. Bon, pour ce poste on lui demande juste d’être opérationnel avec des papiers, pas de défendre la veuve et l’orphelin mais tout de même. Ça n’est qu’une porte que je viens de fermer tu sais? Au pire il y a une fenêtre si tu veux vraiment prendre la poudre d’escampette, des fois qu’une feuille menace de te couper le doigt ou je ne sais quoi.

Je m’installe dans le siège d’Akio, tant qu’à se la jouer grand patron recruteur. J’ai vidé mes poches, clopes, zippo, clefs, stylo plume. J’ouvre le tiroir à ma droite, je le referme et fais de même avec celui de gauche après y avoir trouvé une feuille que je positionne devant moi. Mon regard n’est même pas sur Adrien que j’entame alors cet entretien.

Très bien Monsieur Renart. J’aimerais tout d’abord connaître les motivations qui vous ont poussé à postuler à ce poste de secrétaire?

Mes billes sombres se relèvent et viennent scruter attentivement mon vis-à-vis.

Hormis le fait que vous soyez vampire, qu’est-ce qui vous fait penser que vous êtes la personne adéquate?

Questions basiques ne sortant pas des sentiers battus. Pour ce qui est du tout terrain il viendra après, j’ai tout un dossier là-dessus d’ailleurs.

Je laisse un silence, me saisissant de mon stylo plume et attendant la réponse de l’intéressé.

Peut-être qu’à cet instant les cours de danse doivent te sembler utiles, puisque tu ne sembles pas savoir sur quel pied danser avec moi. Mais clairement, des cours de japonais n’auraient pas été de trop pour venir à cet entretien.

Ce qui suit me fait hausser un sourcil. La voix du rouquin me faisant face et ces tonalités étrangères, à nouveau. Mon stylo entre mes doigts, la plume ne touche cependant pas le papier puisque je dois prendre un instant afin de me concentrer et comprendre ce que me dit le jeune Adrien.

Mes connaissances dans la langue de Shakespeare sont plutôt bonnes heureusement. Quoi que. Un bref instant je me suis demandé si je comprenais bien qu’il m’annonce ne pas parler un mot de japonais.

Attends, attends. Pas un seul putain de mot japonais? Mais ça me fait une belle jambe que tu sois en train d’apprendre si t’es pas foutu de me faire la conversation au moins pour un entretien d’embauche. Y’en a vraiment qui ont peur de rien dans la vie… enfin la mort.

Posant mon stylo, je finis d’écouter le vampire me faisant face. Et lorsqu’il termine je m’enfonce dans mon fauteuil en me retenant de soupirer longuement. Regardant fixement en sa direction, je laisse un silence, de ceux qui peuvent mettre mal à l’aise. A vrai dire, je suis en train de tourner sept fois ma langue dans ma bouche afin de ne pas le traiter de débile.

Je relève mes mains, faisant se toucher mes doigts, les accordant par paire et créant, inconsciemment, une sorte de filtre. En plus d’une traduction assez correcte dont l’accent n’est pas si horrible que cela pour ma part.

Malgré que tu ne connaisses pas la langue, tu as quand même souhaité passer cet entretien. C’est soit la forme très prononcée d’une bêtise sans précédent ou d’un courage notable… Je vais pencher pour la seconde option afin que l’on puisse continuer.

Le fait est que j’ai besoin d’un secrétaire. Je ne tiens plus le cul vissé sur ce fauteuil à compléter, ranger et trier des dossiers. Il y a énormément à faire et je n’ai pas le temps de rester ici à stagner.

Alors je creuse, je cherche le positif dans ce que m’a annoncé ce potentiel secrétaire. Il a intérêt à être plus que bon ton café…

Je veux bien te faire passer l’entretien en anglais, mais garde en tête que s’il s’avère concluant, tu vas devoir faire un effort considérable pour apprendre le Japonais dans les plus brefs délais.

Je finis par croiser les bras sur le bureau et rapproche mon buste de ce dernier.

J’ai besoin de quelqu’un sur qui compter. Pas d’une personne que je vais devoir materner. Bien sûr, au début je serais là pour passer le relai mais après, tu devras être en parfaite autonomie.

Inclinant le visage, je finis par poser ma dernière question.

Est-ce que tu te sens capable d’assumer tout cela? L’apprentissage d’une nouvelle langue, ainsi que d’assimiler notre façon de travailler? Tes journées ne seront pas de tout repos… Si ça te fait pas peur alors parle-moi un peu de toi. Autre chose que ton thé et tes croissants…

Je charge peut-être un peu la mule, mais le but c’est de laisser s’enfuir les plus peureux et garder ceux qui ont vraiment la niaque.

Quelque part je me dis aussi qu’il doit bien exister quelque chose pour parler diverses langues, une potion à la con ou un artéfact. Bref, y’aura toujours moyen de tricher si jamais ce candidat est intéressant.

T’avais une prestance digne d’une fougère déracinée. Et on dit que la première impression est souvent la bonne… Alors m’en veux pas d’avoir le « culot » de te demander si tu tiens la route.

Un faux-cul, superbe… C’la dit des sourires de façade, tu vas en avoir besoin ici. Akio a tellement tiré sur la corde que tous les autres services sont sur les dents nous concernant. On est à la bourre, et tu vas en avoir des excuses à balancer, rétorquer ou inventer.

Et j’te signale rouquin que si jamais tu veux prendre la porte pour t’barrer, n’hésites surtout pas. Gérer un gamin qui s’énerve à la moindre remarque c’est pas ma tasse de thé.

Sans ciller sur la manière qu’il a de me sourire comme si j’étais débile, je le laisse m’expliquer le pourquoi du comment.

Ce rouquin tire enfin son épingle du jeu en me montrant qu’il n’est pas une chiffe molle et ne se dégonfle pas. Tant mieux, les couineurs incapables de se foutre un coup de pied au cul, moi, ça me débecte.  

Je suis intéressé.

Mais tabler sur sa taille comme argument pour enfoncer le clou, nan, permets-moi de douter. Bref.

Il a terminé et me fait un rappel de l’existence de son CV. Ça tombe assez bien, j’aimerais revenir dessus.

Ça tombe bien car j’aimerais parler de votre expérience.

Je tapote de mon index ledit CV se trouvant sur mon bureau.

En effet, votre CV était plutôt complet. Mais comme ce bureau ne peut pas se permettre d’embaucher n’importe qui… J’ai été surpris que vous ne parliez pas de toutes vos anciennes expériences.

Nous sommes dans le monde des morts, une sorte de seconde chance, n’est-ce pas? C’est le principe même à mes yeux… Ou une putain de malédiction.

J’aimerais que vous me détaillez un peu plus vos précédentes activités, notamment celles frôlant largement avec l’illégalité M.Renart.

Je croise de nouveau mes mains sur le bureau. Je ne suis pas dans le jugement, le ton de ma voix est ce qu’il y a de plus calme, posé.

Mon jugement dans le monde des morts est bien différent désormais. Chacun affronte les choses comme il le peut, l’environnement ne joue souvent pas en notre faveur. Le plus important reste notre survie. C’est important. Car au final, le plus fort, le plus intelligent, la personne capable de s’adapter et d’évoluer : c’est celui-ci qui reste.

Et j’aimerais savoir quelles sont vos motivations personnelles, dites-moi ce que vous attendez de ce poste?