Une pièce pour les troubadours - [Basil & Esperanza]

Il y a les journées normales. Et il y a les journées où Esperanza Thallia de Medicaneli débarque. Parfois telle une fleur des champs, souvent telle une moissonneuse-batteuse. Ce n'est pas fréquent, mais toujours mémorable, y compris pour une tête creuse comme toi, qui a vu se répéter des millions d'heures du jour comme de la nuit, de jour comme de nuit, à ne plus savoir lesquelles retenir.

Si tu avais des clients et clientes à servir, elle les éclipse complètement dès son arrivée. Par sa prestance ? Sa grâce ? Sa beauté ? Tu dirais plutôt par son... audace. Un si petit mot pour compasser tout ce que tu pourrais trouver à dire.

— Ma foi, quelle tenue.

Tu te cambres un peu en arrière et tu lui sers ton meilleur regard de bas en haut, un bras en travers du torse pour tenir ton coude opposé dans la paume de la main, l'autre renversée en pinçant le vide du pouce et de l'index. Et ce n'est même pas une réaction au second degré compte tenu de la sidération passagère qui accompagne ton attitude, avant que tu ne commentes, un rictus aux lèvres :

— Et donc tu t'es promenée dans la rue jusqu'ici accoutrée de la sorte ou tu as trouvé et enfilé ça discrètement derrière une benne à l'extérieur avant d'entrer ?

Si elle a une réponse à te fournir, tu l'écoutes à peine ceci dit, car la vraie question que tu devrais lui poser, ça reste celle-ci : que diable a-t-elle besoin de te demander engoncée dans un tel désastre vestimentaire ? Car tu sais qu'elle a forcément besoin de quelque chose de ta part.

C'est une évidence : elle a daigné se déplacer.

Ça, pour attirer les regards... Elle attire le tien, c'est une certitude. Quel move de génie de sa part, il faut lui accorder ce point ; user ta tendance à être distrait à son avantage, elle aurait souhaité le faire exprès qu'elle n'aurait pas trouvé meilleure technique. À chaque fois qu'un grelot tinte, tes pupilles dilatées se braquent sur celle qui a attiré ton attention.

Ça démange quelque chose au fond de tes orbites, c'est à la limite de t'énerver, mais à la place, tu admets, ironique :

— Ce serait parfait si je vendais des sachets de thé d'aveuglement. C'est peut-être ce que je devrais boire, d'ailleurs.

Plutôt que de t'ouvrir un soda énergisant alors que t'as déjà bu quatre cafés et probablement consommé d'autres trucs. À force, ça devient compliqué de deviner avec quoi tu as décidé de t'éclater les veinules autour de tes iris aujourd'hui. N'importe quoi pour te maintenir en éveil, vraisemblablement.

Tu descends une gorgée tandis que tu l'observes prendre ses aises sur ton comptoir, puis tu te cambres auprès d'elle, une main s'échouant sur sa cuisse pour tapoter contre l'intérieur de celui-ci, pas loin de son genou. Tes manières sont bien paresseuses et détachées pour quelqu'un dont la tachycardie pourrait alimenter une centrale électrique.

— En tout cas, si je te devais une faveur, je l'ai annulée y a deux semaines, décrètes-tu en toute nonchalance.

Tu l'observes d'en dessous, le menton posé dans le creux de l'autre, ta tête ainsi soutenue par ton coude plié contre le bois. Une joue un peu gonflée contre laquelle tes doigts pianotent, alors que tu bougonnes :

— Tu ne réponds même pas au téléphone quand j'ai besoin d'aide. Imagine si j'étais en urgence vitale.

Oui. Imagine juste.

Ce n'est pas comme si tu avais trouvé le moyen de récupérer un peu de ta propre cendre dans une éprouvette. Ce n'est pas comme si tu avais passé pratiquement deux semaines à l'agonie. Ce n'est pas comme si ton pouvoir de nécromancien ne t'était pas finalement revenu qu'il y a trente-six heures à tout casser.

Ce n'est pas comme si tu as encore des élancements dans la mâchoire tandis que tes dernières molaires repoussent malgré les anti-douleurs, et ce n'est pas comme si tu as encore besoin d'une potion d'apparence chaque matin pour camoufler les bleus persistants autour de ton nez. Si t'arrêtais de renifler, aussi.

Non, bien sûr que non elle n'est pas venue pour toi, et encore moins pour te soutenir. Et si ç'avait été le cas, ça t'aurait plus ennuyé qu'autre chose : tu n'es pas un grand fan des démonstrations d'affection trop profonde, mais alors de la part de quelqu'un qui de base, n'est pas censé en exprimer ?

Insupportable pour ton ego. Insoutenable pour ton manque d'amour-propre.

C'était un moment de faiblesse impardonnable de ta part, que de laisser entendre que tu étais en train de te plaindre. Ce n'était pas le cas. Ça ne sera jamais le cas. Ton sort, tu l'as scellé tout seul, alors ce serait un comble.

Donc ses excuses creuses, en vérité, tu les écoutes mais tu ne les relèves guère outre mesure. Tu t'extirpes de ton propre faux pas dans la conversation en emboîtant directement le sien :

— Dis-moi pourquoi tu es venue dans ce cas, ma muse. Te lamenter sur le tien, dois-je comprendre ?

Tu lui prends la main qui te décoiffait plus tôt, tu en caresses le dos comme l'on prend soin d'un oisillon blessé.

— Quelle peine immeeeeense t'a écorché l'âme au point que cela nécessite tant de clochettes pour sonner le glas ?

Une façon plus poétique de dire "ptdr, vas-y accouche".

Ouh là là. Elle te flatte. Beaucoup. Et presque, presque sans en profiter pour faire en sorte de se rengorger au passage. Évidemment qu'elle veut de l'argent. C'était téléphoné ! Votre relation a franchi un point de non-retour, c'est scandaleux. Tu libères une de tes mains pour en poser dramatiquement le dos contre ton front.

— Tu quoque, filia mea ! Tu sacrifies notre si longue, si belle, si blanche et pure amitié sur l'autel des Øssements vains, creux et gris. Qu'est-ce que le temps et les temps durs nous prendra d'autre !

Tu sens des regards intrigués depuis quelques rayonnages, tant de quelques clients et clientes qui ne savent pas trop s'iels doivent essayer de passer en caisse vu l'espace que vous prenez, que de tes employé·e·s qui pour la plupart, dans ces moments-là, envisagent juste de changer de boulot.

— Hélas ! Le monde est ainsi fait que la passion ne paie guère les loyers. Ni le matériel et les petites mains ô combien essentiels à mon métier ; vicieux cercle que voici, je travaille afin de pouvoir continuer à travailler, déclames-tu encore, avant de t'avachir une oreille posée sur ton bras en travers de la surface boisée. Regarde-moi donc, je suis fatigué jusque dans mes os. Et pourtant combien de fois t'ai-je payé, que dis-je, t'ai-je fait grâce de mon temps précieux, et de mon indéniable talent.

Tu la regardes d'en dessous avec un tel regard que tu t'arracherais toi-même une larme. Tu en fais des caisses. Tu adores ça.