Quoi de neuf d̶o̶c̶t̶e̶u̶r̶ (feat Kumar)

Kumar n’est pas superstitieux. Du moins, c’est ce qu’il répondrait si on lui posait la question et d’aucun le connaissant un peu pourrait témoigner de sa mauvaise foi sans qu’il n’en démorde pour autant. Non, il n’est pas superstitieux. Ce n’est tout de même pas sa faute si ce sont les détails qui façonnent l’existence et que les plus petits d’entre eux ont le chic pour donner le ton d’une journée entière. Il y fait donc particulièrement attention.

Aujourd’hui a bien commencé. Il s’est réveillé tôt, plus que de raison même, mais il a pu admirer le soleil se lever et nourrir les moineaux à sa fenêtre. Son petit déjeuner était bon et la radio passait de jolies chansons. Kumar aime la radio. Il s’est passionné pour l’objet lorsqu’il a commencé à arriver dans le monde des morts, en a démonté, remonté et ruiné un certain nombre pour comprendre leur fonctionnement. Pa moins d’une dizaine de modèles sont disséminés dans sa boutique, plus deux autres dans sa cuisine et son atelier. Outre le fait que sa vie sur les mers aurait été radicalement différente s’il avait navigué avec une telle technologie à son bord, il aime la musique et les quelques émissions intéressantes que ça lui permet d’écouter. Aujourd’hui, internet et les podcasts sont bien plus pratiques mais ça ne fait rien. Les lignes douces et désuètes, les couleurs pastels et le doux sont chuintant de l’autoradio participent au calme du matin, aux détails délicats qui façonnent les journées sereines.

Aussi est-il peut-être un peu désarçonné lorsque, alors qu’il a ouvert depuis cinq minutes et vient à peine de s’asseoir devant son établi, la clochette de la boutique résonne. Hm. Déjà ? En général, il a tout de même quelques minutes (heures) devant lui avant que les premiers curieux ne viennent fureter à la recherche d’objets passés de mode. Mais là, il a tout juste le temps de tourner sur son siège avant d’être à peu près certain qu’il ne s’agit pas d’une cliente ordinaire : la voix qui l’appelle semble avoir été éraillée à la paille de fer avec tellement de méchanceté qu’il en grimace de compassion. Il a une petite idée de ce qu’il attend avec un indice de cette trempe. Un grognement d’ours lui échappe alors qu’il se relève lourdement de son siège et revient dans la boutique.

« Bonjour ? »

Une jeune femme se tient non loin du seuil, grandes ailes membraneuses, impressionnantes tresses bleues et expression douloureuse sur le visage. Une chimère, il a vu juste. Kumar reste là où il est et détend à dessein ses épaules. L’expérience lui a appris que les personnes de son genre ont tout intérêt à avoir l’air aussi doux et inoffensif que possible face aux chimères. Surtout que cette dernière semble bien assez en souffrance comme ça, la pauvre.

« Je peux vous aider ? »

« Euh. Merci. »

C’est tout ce qu’il trouve à répondre dans un premier temps. Pour sa défense, il ne pensait pas que les premiers mots de cette chimère pour qui parler est visiblement une torture serait un compliment sur son magasin. Pas que ça ne lui fasse pas plaisir bien sûr, c’est juste… surprenant. La suite de ses parole l’éclaire davantage sur la situation et il doit retenir une grimace. Trois minutes, ah oui. Il n’est pas chimère lui-même  mais Lotte, la chouette qui lui a appris l’horlogerie, lui en a parlé quelques fois quand il était en apprentissage chez elle. Pas étonnant qu’elle souffre le martyr, même si plusieurs jours se sont écoulés depuis. Ses derniers mots sont si pitoyables qu’il en a mal pour elle. Son expression demeure aussi peu lisible d’un bout à l’autre de son explication, mais il n’a même pas une seconde d’hésitation pour lui répondre :

« Bien sûr. »

D’un geste, il l’invite à prendre place sur un vieux fauteuil Louis XV dont il a rembourré les coussins et reverni le bois deux mois plus tôt et retourne dans l’arrière-boutique sans un mot. Un autre que lui aurait peut-être invité la jeune chimère à le suivre pour lui offrir un peu d’intimité mais, si bienveillant soit-il, Kumar a du mal à laisser des inconnus pénétrer la sienne de la sorte. Son atelier, rempli d’outils et d’objets morcelés, de carnets pleins de gribouillis et de tasses de thé oubliées, le ferait se sentir trop vulnérable si quelqu’un y entrait avec insouciance. Et puis, il préjuge peut-être un peu mais elle sera peut-être plus à l’aise si elle reste proche de la porte d’entrée et de la vitrine. Pendant qu’elle s’installe, Kumar gagne les tréfonds de la pièce, là où le désordre commence à s’élever en monticule pourvu d’un écosystème propre, et dégage non sans un peu d’efforts un coffre de marine en camphrier. Les cornières de laiton ont perdu de leur brillant mais la serrure parfaitement huilée s’ouvre presque sans un cliquetis et il plisse les yeux face au scintillement qui lui éclaire soudain le visage.

Il existe des tas de formes et de couleurs de cristaux mais les siens ont toujours le bleu-vert pur et argentin de l’aigue-marine. Ils ne sont jamais polis non plus, couverts de petites excroissances rudes au toucher et de veines de calcaire blanches. Leur éclat étincelant paraît d’autant plus incongru sur des pierres aussi brutes. Les sourcils froncés par la concentration, Kumar en choisit un à la forme grossièrement triangulaire, dont la magie lui souffle sur la peau à l’égal du vent marin quand il le prend dans sa paume. Il se rappelle du compas qu’il a possédé avant de charger celui-ci, une sphère résolument moderne encastrée dans une armature de bois et de cuivre sans doute coûteuse qui lui a plu aussitôt. Son sourire discret s’efface tandis qu’il referme le coffre et le remet en place avant de rejoindre la chimère. Il lui tend le cristal du bout des doigts, sans plus de manières, et penche la tête pour l’observer un instant. Il ne lui est évidemment pas possible de connaître son âge véritable mais elle semble être arrivée ici jeune. Ses ailes de chauve-souris contrastent étrangement avec sa peau diaphane et son allure frêle. Peut-être parce qu’elle a l’air encore affaiblie par son cri, aussi.

« Vous voulez une tasse de thé pour aller avec ? »

Kumar hausse les épaules. On ne laisse pas quelqu’un dans le mal quand on a les moyens de l’aider, c’est tout.

« Pas de quoi. Kumar, enchanté. »

Par mimétisme, il ne donne que son prénom et la laisse un moment tranquille avec son cristal dans les mains pour retourner dans l’arrière-boutique. La kitchenette où il prépare son thé commence à être un peu encombrée car ça fait un moment qu’il ne s’est pas décidé à faire la vaisselle (ou à se procurer un mini lave-vaisselle réservé exclusivement à ses innombrables tasses) mais il y évolue avec une aisance qui fait oublier le peu d’espace disponible. En cinq minutes, il a dressé un plateau bien désuet tout en porcelaine à fleurs avec deux tasses, une théière de chai, un sucrier et un crémier rempli de lait d’amande. Si l’expérience lui a appris quelque chose, c’est que les alternatives végétales évitent une bonne partie des heurts alimentaires. Régime halal ? Intolérance au lactose ? Le véganisme supprime tout simplement le problème, pour la paix de tous et surtout du repas. Son invité surprise pourra ainsi ajouter ce qu’elle veut ou ne veut pas dans son thé.

Quand il la rejoint dans la boutique, il a même ajouté des biscuits à la cardamome sur le plateau, vegans eux aussi comme très souvent ses pâtisseries. Il pose le tout sur la table d’appoint juste à côté du fauteuil où est assise la jeune chimère et la laisse prendre sa tasse et sa soucoupe. Il choisira l’autre. Sa question lui arrache un froncement de sourcils concentré tandis qu’il fait rapidement le calcul.

« Je tiens la boutique depuis deux cents ans environ, mais je ne fais de cristaux que depuis les années 50. J’en ai toujours quelques uns d’avance alors ça ne change rien pour moi de les donner à ceux qui en ont besoin. »

Il n’irait pas jusqu’à dire qu’il est connu dans le quartier, mais il est vrai qu’il a acquis une petite notoriété et quelques habitués qui comptent sur lui pour soulager leurs maux. C’est compréhensible. Il ne refuse jamais, ne demande rien en échange, ne pose pas de questions (ou alors pas beaucoup) et propose des petits gâteaux quand il en a. Et puis ça rompt la monotonie et lui donne l’impression d’être vraiment utile. À dire vrai, ce n’est pas une impression qu’il a eu bien souvent de son vivant. Avec des gestes précautionneux, Kumar attrape la tasse restante en ne touchant ni le sucrier ni le crémier et la regarde un moment. Est-ce que c’est pratique de boire avec des crocs comme les siens ? Est-ce que ses ailes abîment ses vêtements ? Combien d’heures d’entretien réclament des cheveux aussi longs ?

« Si vous voulez, il y a une nécromancienne qui vend des potions au bout de la rue. Mais vous pouvez rester tant que vous voulez. »

Il ne faudrait pas qu'elle croit qu'il la jette dehors.

Hm. Peut-être ne devrait-il pas la regarder aussi fixement. Déjà parce que ce n’est pas très poli et qu’on lui a déjà dit qu’il peut être intimidant lorsqu’il ne fait pas attention. Si ça se trouve, c’est à cause de ça que Mary semble subitement s’emmêler les pinceaux. Kumar hausse les sourcils, accepte ses remerciements d’un hochement de tête. Elle ne se souvient pas de sa mort ? Pour lui qui a la date et l’heure gravées au fer rouge dans la mémoire (31 mai 1833, 11h26 du matin, 53° de latitude et -39° de longitude la dernière fois qu’il a eu la force d’effectuer un relevé de position), c’est inconcevable. Néanmoins, il sait que certains trépas peuvent être plus traumatiques que d’autres. Celui de Mary ne regarde qu’elle et il se gardera bien de demander car c’est impoli, mais son regard dévie un instant sur la marionnette de cuir plate accrochée au mur malgré tout… La suite de ses mots attire son attention et il en reste coi un instant.

« Oh. Je vois. »

Évidemment, c’est un peu plus délicat dans ces circonstances. Alors qu’il se retient de se tortiller sur son siège, s’en voulant de l’avoir mise mal à l’aise, la jeune chimère se met en tête de se lever pour partir, sans même avoir fini sa tasse de thé. Et bien évidemment, ses jambes se transforment en nouilles cuites sitôt qu’elle fait mine de se mettre debout.

« N- »

Kumar tend la main par réflexe pour prévenir une mauvaise chute, mais Mary finit par retomber d’elle-même sur le fauteuil, toute pâle et frémissante. Un soupir de soulagement lui échappe. Il a vraiment cru qu’elle allait tourner de l’œil. Il l’aurait rattrapée bien sûr, mais il aime autant qu’elle reste à sa place. Avec un soupir, il se gratte un instant la tête. D’une manière ou d’une autre, c’est de sa faute si elle a voulu partir aussi soudainement. Il a dû lui faire peur avec ses manières de rustre… S’efforçant de détendre les traits de son visage, il prend calmement la parole :

« Restez. Je vous assure que vous ne dérangez pas. Je ne suis pas exactement débordé. »

Ajoute-t-il avec un demi-sourire maladroit en désignant la boutique vide. Bon, son humour n’est pas tout à fait fulgurant et deux siècles d’existence n’y ont hélas rien changé, mais si ça permet de la détendre un peu c’est toujours ça de pris.

« Si vous ne voulez pas lui parler en personne, je peux acheter une potion pour vous. Et si vous ne voulez pas de potion du tout, et bien… Il reste du thé, c’est bien aussi. »

Lui-même reprend une gorgée et attrape du bout des doigts un petit biscuit pour le tremper dans sa tasse. Après tout, tant qu’il n’y a pas de clients, il n’a rien de mieux à faire. Et puis, un entraînement à la conversation ne peut pas lui faire de mal.

« Quand vous dites après la guerre, vous parlez de laquelle ? Il y en a eu quelques unes. »

Hm. Il aurait dû demander autre chose.

« Je comprends. »

Cette fois, il va cesser de se comporter comme un imbécile et d’insister avec les potions. Inconsciemment, Kumar se raidit pour éviter de se tortiller sur sa chaise, penaud. Elle lui a dit pourtant, mais il ne pensait pas que c’était à ce point. Quand elle commence à devenir fébrile sous ses yeux, il se demande un instant ce qu’il doit faire, alarmé. Hors de question qu’il la touche. Il a bien vu l’intensité de sa réaction quand il a esquissé un geste pour la rattraper, recommencer en ferait qu’empirer son état. Au final et sans qu’il ne sache trop comment, ses questions sur la guerre (?) finissent par la calmer. Il l’écoute donc sans un mot, intrigué malgré lui par cette jeune chimère qui chamboule mine de rien sa matinée.

L’espace d’un instant, il hésite à lui dire qu’elle n’est pas obligée de parler si c’est trop douloureux mais il finit par garder le silence. Lui n’a pas exactement de bons souvenirs des horribles guerres du XXe siècle. Il n’était pas sur Terre quand elles ont eu lieu mais il se rappelle encore l’afflux sans fin de fantômes traumatisés venus des quatre coins d’un monde à feu et à sang. Le contraste est encore plus frappant avec ce que Mary lui raconte, la douceur avec laquelle elle caresse les cicatrices éloquentes sur ses avant-bras. Kumar s’efforce de ne pas les regarder, les yeux baissés sur les volutes de sa tasse de thé, mais il écoute avec attention. Si son séjour dans le monde des morts lui a appris quelque chose, c’est qu’il ne faut jamais juger de la vie ni du trépas des gens. Il y en a trop, dans trop de circonstances différentes, et trop de passé avec pour fausser les perceptions et rendre les avis caducs. Du reste, c’est éminemment grossier. Avec le temps, Kumar a fini par décider que chacun affronte l’existence de son mieux avec les armes qu’il a et il se garde bien d’émettre la moindre opinion supplémentaire. Sauf parfois, seulement parfois...

« C’est beau quand vous en parlez. C’est une chance de partir dans un si bel endroit, et aussi apaisée. »

Un demi-sourire étire le coin de ses lèvres alors qu’il ajoute sans y penser :

« J’aurais bien aimé voir le soleil avant d’arriver ici. »