Le rêve américain : cette propagande joliment emballée comme une friandise avait le mérite d’en faire rêver plus d’un.
En 1967, Eiji Sagawa avait décidé de rejoindre le mouvement.
La Californie, c’était son rêve. Magdalene Brown, par contre, n’en faisait initialement pas partie.
Et pourtant, quelques années plus tard, la simple amourette de travail atteignit un point culminant : toi, Rin Sagawa. Née une semaine avant le petit Jésus, à quelques siècles près.
Avant de rencontrer sa femme, Eiji n’était pas croyant. Mais l’habitude de l’accompagner à l'Église au fil des années se transforma en foncière envie d’y être, d’apprendre, et de se repentir. Pas qu’il avait vraiment le choix, tout compte fait.
Magdalene avait été élevée dans le respect, pour ne pas dire le fanatisme de Dieu, et elle comptait bien faire suivre le même chemin à sa fille. Tu n’étais qu’une gosse, et tu priais tous les soirs. Au début, tu ne savais même pas pourquoi. Au fil de ton enfance, tu as fini par comprendre :
le Seigneur est terrifiant. Du moins, celui qu’on te décrivait.
Ton problème, c’était de poser trop de questions. Tu étais curieuse, comme toutes les gamines de ton âge. Le mot final était toujours le même :
“Sinon, tu iras en Enfer”. Simple, efficace. Peut-être un peu trop.
Mais toi, il y avait tellement de choses qui te préoccupaient plus que ton ticket pour le paradis. La mort, c’est loin, et la vie, c’est dur. Il fallait choisir son combat.
Ton métissage était marqué par les traits de ton père, auquel tu ressemblais comme deux gouttes d’eau. Fin des années 70, aux Etats-Unis, c’était dur à porter.
Au lycée, tu es devenue blonde, pour tenter de te fondre dans la masse. Tes cheveux cassent, s’alourdissent, mais tu t’en fiches : encore aujourd’hui, tu n’as pas perdu cette mauvaise habitude. Tu dis que ça te va bien, que tu t’y es habitué, tout simplement. Ça va faire plus de trente ans, quand même.
Ton entourage proche était composé de trois personnes : ta mère, ton père, et Jésus. Tu avais quelques amis que tu croisais le dimanche à l'Église, des résultats moyens, quelques passions, mais soyons honnête, tu t’emmerdais. Fort.
Et puis t’as rencontré Caitlyn.
Caitlyn, elle rit à gorge déployée, elle crie. Elle t’a adopté, t’a fait rencontrer du monde, toi, la gamine fragile qui porte une chaîne avec un pendentif de croix autour du cou. Un jour, elle a tiré dessus, pour rire. Et pour ramener tes lèvres jusqu’aux siennes, aussi.
Ce baiser, tu t’en souviens encore. Rapide, mais doux, malgré l'amertume de la gorgée de bière qu’elle avait bu juste avant de passer à l’acte. Ça a tout changé. Elle a tout changé.
Dieu n’est qu’amour, Dieu n’est qu’acceptation. Cette idée te plaisait bien, au fond. Ta génitrice… Un peu moins.
Vingt ans après la première marche des Fiertés, le quotidien des personnes queers était loin d’être de tout repos. Tu le savais, alors tu n’as rien dit. Tes parents ne l’ont jamais su, d’ailleurs.
Tu as commencé à te disputer avec eux. À chaque fois que ta mère fouillait ta chambre, tu trouvais de meilleures cachettes. À chaque interdiction de sortie, tu te faufilais par ta fenêtre une fois la nuit tombée. Et à chaque ordre de prière, tu te laissais tomber sur tes genoux en soupirant, et tu passais les prochaines minutes à maudire dans tes pensées celle qui t'avait mis au monde plutôt qu’à implorer Son pardon.
Et ton père, il restait là, en retrait, sans jamais contredire sa femme.
À la fin du lycée, tu as craqué, et tu t’es installée dans l’appartement miteux de Caitlyn.
“Je te laisse, je suis avec ma meuf, là.”
L'intéressée avait pouffé de rire, attendant sagement que tu finisses ton appel pour s’esclaffer à nouveau, un sourire idiot peint sur son joli minois :
“... Ta meuf ? Je suis pas ta meuf, Rin.”
Je suis pas ta meuf, Rin.Avant elle, tu n’avais aucune expérience. Caitlyn était ton premier baiser, ta première fois, ton premier amour. Et pourtant, elle n'était pas ta première “meuf”. Elle ne voulait pas.
La jeune femme à la tignasse bleue était bien trop libre pour ça. Elle t'aimait vraiment bien, tu sais. Mais c’était pas assez pour toi, et le quiproquo quant à la nature de votre relation te mettait bien trop mal à l’aise pour continuer à vivre ici encore longtemps. Et hors de question de retourner chez papa-maman, qui te pensaient naïvement assez mature pour avoir trouvé ton propre logement grâce à ton travail fictif. C’était bien pratique, pour justifier de ne pas les voir. Tu avais mieux à faire.
Alors tu t’es débrouillée, t’as mis la main à la pâte, et t’en es ressortie avec une belle formation de barmaid. T’as commencé à faire de la maille, et t’as emménagé dans une colocation avec quelques amis de lycée, histoire d’alléger le poids du loyer. Tu te mets au sport pour contrebalancer tes excès, et ça te plait bien : oui, ton quotidien était loin d’être incroyable, mais il était vivable.
Ta vie, d’ailleurs, où en est-on ? Tu as 20 ans, et ta foi a été ébranlée par la même femme qui te l’a inculquée. Tu crois toujours en Dieu, mais tu as coupé les ponts avec lui en pensant qu’il ne t’aime pas, toi et ce que tu es devenue. Tu imagines son regard désapprobateur lorsqu’il te voit commettre péchés sur péchés, et tu essayes de te défaire de la sensation en faisant pire.
Alors tu bois, tu sors, tu baises. Tu te venges, un peu. Et ça te mènera à ta perte.
1995, en ce mois de décembre, tu n'as prévu de célébrer qu’un seul anniversaire : le tien.
Un ami propose de l’organiser dans la maison de ses parents au bord de la plage, tu trépignes d’impatience rien que d’y penser. Il y a beaucoup de monde, beaucoup d’alcool, la fête est une réussite. À minuit, tu souffles tes vingt-deux bougies, et à six heures, tu es cuite.
Et quelle bonne idée, cette balade sur le sable pour dessaouler avant d’aller dormir. Quelle bonne idée, ce bain de minuit en solitaire. Mais tu vas un peu trop loin, tu te noies, et tu meurs.
Brutal ? Oui, ça l’a été.
Ton premier souffle avait heurté tes poumons. Tu ne savais pas où tu étais, mais tu n’étais pas en état de te poser la question. On t’a emmené devant un homme, et quand tu as fini par comprendre ce qu’il t’arrivait, tu n’as pas réussi à le regarder dans les yeux. Tu ne voulais pas voir la déception qui s’en émanait. Tu ne pouvais pas.
Alors, avant qu'Il n'ait le temps de prendre la parole, tu es tombée à genoux en larmoyant, et tu as dressé tes mains jointes et tremblantes. Entre deux hoquets de sanglots, tu as plaidé ta cause.
“Cher Dieu, je porte le poids de la honte et j’implore votre pardon… Putain, je… Je vous en supplie, quoi, merde…”
Heureusement qu’il y avait erreur sur la personne, c’était sûrement pas avec un discours comme ça que t’aurais évité la case prison.
Il t’a tapoté l’épaule pour tenter de te réconforter, sûrement un peu mal à l’aise, puis on a fini par te traîner dehors pour que t’ailles dessoûler dans un coin.
Un peu rude, comme départ.
Mais ça finira par s’arranger, tu verras.