TW ante-mortem : automutilation (graphique), meurtre (de son frère, mention), tentative de suicide (mention), explosion (de sa maison, légèrement graphique).
Années 1743 – 1767
Ce fut un beau jour d’été que Natsuo naquit au sein de la famille Shikkoku, composée de sa mère et son père, ainsi que de son grand frère de trois ans de plus ; Hiroshi. Une famille très traditionnelle, ni trop pauvre, ni trop aisée, au milieu de l’ère Edo. Mais dont les parents espéraient vivement gagner en influence et reconnaissance, pour pouvoir atteindre le titre de daimyōs.
Donc très tôt, leurs deux garçons avaient été promis en mariage à des jeunes filles de familles légèrement plus élevées.
Cela mis à part, Natsuo reçut une éducation correcte. Ses parents payaient des érudits pour venir enseigner à domicile. Il apprenait efficacement ses leçons, ne voulant pas décevoir qui que ce soit, et c’était parfait car ça rendait sa famille particulièrement fière de lui.
Mais parfois, lorsqu’il avait du mal, il se rapprochait doucement de son frère pour lui demander de revoir ce qu’il ne comprenait pas avec lui. Hiroshi acceptait toujours de l’aider avec grand plaisir.
Les deux enfants s’entendaient très bien. Natsuo adorait vraiment son aîné de tout son cœur.
Le soir, quand il n’arrivait pas à dormir dans sa grande chambre solitaire, il se faufilait dans celle de son frère pour se blottir contre lui. Hiroshi lui racontait toujours toutes sortes d’histoires pour qu’il puisse s’endormir plus facilement. Il était un conteur merveilleux, dépeignant les lieux avec tellement de précision que Natsuo pouvait les imaginer aisément.
Des fois, Hiroshi lui montrait le dos de certaines de ses feuilles d’étude… Sur ledit dos se trouvaient des paysages dessinés au pinceau à l’encre noire. C’était son petit plaisir secret. Il aimait peindre. Il souhaitait devenir peintre, et voyager pour retranscrire les paysages sur des toiles.
Alors il s’entraînait, s’améliorant de jour en jour. Et il présentait les résultats à Natsuo qui l’encourageait toujours. Un petit secret désormais partagé entre eux deux.
Malheureusement, c’était loin de ce que leurs parents avaient prévu…
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Ainsi, à l’approche des vingt ans de son grand frère, ses parents convoquèrent ce dernier pour une discussion en tête à tête. Vu l’expression rembrunie d’Hiroshi, ça ne semblait pas être une bonne nouvelle.
Bien que ses parents l’aient sommé de rester dans sa chambre, il ne put résister longtemps à la tentation d’aller écouter ce dont ils voulaient parler avec son grand frère.
Il n’aurait probablement pas dû.
Leurs parents expliquaient à Hiroshi que son mariage, organisé depuis son enfance, approchait à grands pas. Il était prévu pour son vingt-cinquième anniversaire.
Mais avant cela, il devait commencer à travailler et contribuer sérieusement au domaine familial. Il devait partir pendant deux ans à la capitale pour apprendre tout ce qui est nécessaire à la gestion de leur propriété, afin de pouvoir prendre la relève le moment venu.
Ils parlèrent également de la nécessité qu’il ait des enfants avec sa future femme pour que l’héritage ne se perde pas, et ainsi de suite… Natsuo cessa d’écouter la longue liste de tâches que leurs parents tenaient depuis des années.
Il ne revint à écouter que lorsque son frère explosa de colère. Il clama qu’il refusait de se marier avec une inconnue et qu’il désirait devenir peintre, dévoilant son secret de longue date.
Natsuo n’avait jamais vu son grand frère aussi énervé auparavant. À travers la petite ouverture entre les shōjis, il pouvait le voir se tenir debout face à leurs parents qui restaient parfaitement calmes. Ils ordonnèrent à leur fils aîné de se rasseoir et de ne pas leur répondre sur ce ton. Hiroshi n’obligea pas, restant debout à les toiser de haut.
L’ignorant, leurs parents répétèrent simplement ce qu’ils avaient décidé, ajoutant qu’être peintre ne rapportait absolument rien.
Cela ne fit qu’ajouter de l’huile sur le feu.
Hiroshi refusa de les écouter davantage. Il se dirigea vers la porte coulissante, faisant paniquer Natsuo qui s’éloigna pour se cacher dans l’ombre… mais en sortant, son frère était tellement hors de lui qu’il ne le remarqua même pas. Il se contenta de se diriger vers sa chambre sans rien dire de plus.
Silencieusement, Natsuo le suivit peu après dans l’espoir de le réconforter…
Mais ce qu’il vit le pétrifia sur place.
Son frère aîné était en train d’emballer ses affaires dans un sac. Son frère aîné partait, quittait la maison… le laissait tout seul, l’abandonnait ? Ce n’était pas possible, si ?
Les larmes lui montèrent aux yeux, et il fit irruption dans la chambre de son frère pour s’agripper à lui, le suppliant de ne pas partir ou de l’emmener avec lui. Dix-sept ans, et pourtant, il pleurait comme un enfant qui ne veut pas perdre son aîné.
Hiroshi lui tapota la tête, et le força à relâcher sa prise. Il expliqua qu’il n’avait pas le choix, et qu’il était trop jeune pour qu’il puisse l’emmener avec lui. Mais il lui promit de passer souvent le voir pour lui raconter ses voyages.
Il ne voulait pas ça. Il se fichait des histoires. Il voulait juste que son frère reste avec lui. Il ne comprenait pas pourquoi son frère ne pouvait pas faire les deux choses plus tard, une fois que leurs parents seraient satisfaits… et en même temps, au fond de lui, il comprenait. Il savait que son frère n’aurait jamais l’occasion de réaliser son rêve s’il suivait simplement les ordres.
Alors, résigné, il libéra son frère. Il lui tendit son petit doigt pour quémander une promesse. Son aîné scella leur promesse en serrant leurs petits doigts ensemble.
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Le jour suivant son départ, Hiroshi Shikkoku fut déclaré comme renié de la famille, et le mariage fut annulé.
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À compter de ce même jour, plus rien n’avait été pareil à la maison.
Ses parents commencèrent à se disputer régulièrement. Ou plus exactement, son père commença à insulter et accuser très souvent sa mère d’avoir mal éduqué Hiroshi. Sa mère n’avait pas vraiment son mot à dire, comme beaucoup de femmes à cette époque…
Ne voulant pas vraiment se retrouver pris entre deux feux, Natsuo s’enferma de plus en plus souvent dans sa chambre.
Il avait récupéré les dessins que son frère avait laissés derrière lui, et passait la plupart de son temps à rêvasser en les regardant le soir. La journée, il continuait d’étudier, mais avait de moins en moins le cœur à essayer de rendre ses parents fiers. Après tout, son frère s’était enfui par leur faute.
Un vide qu’il ne savait pas être là se mit à grandir lentement dans son cœur.
Il réalisa que son frère avait été un peu comme une lumière dans la nuit, toujours présent et enthousiaste. Il avait un objectif clair en tête, et comptait bien l’atteindre… au prix même de quitter sa famille.
Il l’enviait pour ça. Il n’avait jamais eu la moindre idée sur ce qu’il souhaitait faire plus tard. Et vu la planification de ses parents sur la vie de son frère, il ne doutait pas qu’ils avaient également organisé toute la sienne. Peut-être devait-il simplement s’y résigner…
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Le vide devenait suffocant, le dévorant lentement de l’intérieur. Il ne savait pas comment s’en débarrasser. Son frère lui manquait terriblement. Et ses parents étaient désormais si distants…
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La première fois fut un accident.
Il s’était coupé légèrement la main en rassemblant un tas de feuilles assez épaisses qui lui servaient pour ses études.
Il avait simplement sursauté à la sensation, et avait lâché le paquet de feuilles pour regarder sa main. Une ligne fine de sang apparaissait dans le creux de sa main. Ça piquait un peu, mais rien de plus.
Il se leva pour aller passer sa main sous l’eau, puis enveloppa la coupure avec un bout de tissu propre.
Tout le processus occupa tellement son esprit qu’il en oublia le vide qu’il ressentait, qu’il en oublia tout. Sauf le fait qu’il était bel et bien présent, qu’il saignait légèrement, et qu’il devait faire quelque chose à ce sujet. Rien d’autre. Son esprit était vide de tout autre souci.
C’était… étrangement apaisant. De n’avoir à se préoccuper de rien pendant quelques minutes.
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Comme promis, son frère revint lui rendre visite après deux mois sans aucune nouvelle de lui. Il ne frappa pas à la porte principale du domaine. Il se faufila dans la grande cour pour atteindre la chambre de son frère, et s’invita à l’intérieur sans avertissement.
Heureusement, Natsuo était seul dans la pièce, tenant un pinceau au-dessus d’une grande feuille, sur laquelle il s’exerçait à écrire proprement les kanjis.
Il releva la tête en voyant son aîné surgir de nulle part dans sa chambre. Puis il abandonna directement ce qu’il faisait pour venir serrer le nouveau venu dans ses bras, chuchotant avec joie qu’il avait tenu parole.
Hiroshi lui rendit l’étreinte également avant de lui ébouriffer affectueusement les cheveux. Il admit qu’il n’avait pas beaucoup de temps, qu’il était au courant de sa situation vis-à-vis de leur famille. Il ne pouvait rien faire à ce sujet.
Et donc, à la place, il tira son sac à dos pour en sortir un carnet. Il l’ouvrit et montra paysage après paysage qu’il avait esquissé. Il raconta ce qu’il avait vécu au cours des deux derniers mois avec une joie que Natsuo ne lui avait jamais vue. Il parla des peintures qu’il avait faites, puis vendues pour obtenir un peu d’argent pour subsister. Peut-être était-ce vraiment pour le mieux, que son frère soit parti…
Le plus jeune écouta attentivement jusqu’à ce que la nuit tombe, et que son aîné soit dans l’obligation de repartir avant que leurs parents ne découvrent sa présence.
Avant de quitter les lieux, Hiroshi laissa quelques-uns de ses nouveaux dessins à son petit frère. Puis s’éclipsa dans l’obscurité.
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Son grand frère ne revenait jamais de façon très régulière. Un coup, cela pouvait être le mois suivant. Un autre, cela pouvait être dans trois à quatre mois. Ça dépendait de la distance qu’il avait parcourue dans une direction au hasard.
Mais Natsuo était patient. Il attendait toujours les visites de son frère sagement à la maison.
Il faisait profil bas auprès de ses parents, suivant leurs ordres pour éviter leur colère persistante due au départ de son aîné. De toute façon, ce n’était pas comme s’il avait mieux à faire.
Malheureusement, certains jours, cela devenait juste trop. Trop à garder pour lui, trop à supporter ses parents, trop à devoir se lever le matin pour répéter la même chose que le jour précédent. L’absence de son frère se faisait particulièrement ressentir ces jours-là, et il avait vraiment besoin d’une distraction de ses pensées.
Il se souvint de cette fois où son esprit s’était vidé de toute pensée.
Ce n’était pas une bonne idée. Son frère serait déçu d’apprendre ça. Sauf qu’il n’était pas là. Il était parti, et l’avait laissé derrière lui. Il ne le saura jamais…
Il chaparda un petit couteau dans la cuisine…
Et ce qui était une blessure occasionnelle, dissimulée sous les longues manches de son kimono, devint petit à petit un terrible cercle vicieux.
Observer les gouttelettes de sang perler à la surface de sa peau, puis glisser le long de ses bras, tapissant des motifs aléatoires. La douleur piquante qui remplaçait le vide qu’il ressentait. Le besoin hurlant dans sa tête de s’occuper de la blessure avant qu’elle ne s’infecte au lieu des pensées noires qui l’envahissaient. L’eau devenant rougeâtre quand il passait son bras dessous.
Le frottement du tissu sur les croûtes qui se formaient était la partie la plus désagréable, ça le démangeait toujours. Donc en se grattant à travers le tissu, il les rouvrait parfois involontairement.
Cependant, le soulagement apporté par l’acte rendait la partie désagréable comme le cadet de ses soucis.
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Au fil des mois, les lignes à divers stades de cicatrisation s’étendaient de plus en plus sur ses bras. La plupart verticalement ou horizontalement… mais également quelques-unes dans des directions plus hasardeuses, comme si sa main avait tremblé en les traçant dans sa chair.
Le kimono cachait toujours les tissus qui couvraient ses bras. Ses parents ne remarquèrent rien d’anormal. Son grand frère, en outre, soupçonnait quelque chose. Il ne le mentionnait pas à voix haute… cependant, Natsuo pouvait le voir dans ses yeux, quand il fronçait les sourcils au mensonge évident du plus jeune.
Hiroshi demandait toujours si ça allait. Et à chaque fois, Natsuo mentait en disant que oui, et qu’il était juste fatigué.
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Jusqu’au jour où Hiroshi le découvrit.
Cela faisait un peu plus de quatre ans qu’il avait quitté le domaine familial.
Il arriva à l’improviste, comme à chaque fois. Sauf qu’il tomba sur une scène… à lui glacer le sang.
Eh bien, pas exactement dès en entrant. Car il n’y avait personne dans la chambre. Mais il entendit du bruit en provenance de la salle d’eau. Alors il s’approcha pour ouvrir le shōji tout en appelant le nom de son frère à voix basse.
Son petit frère sursauta, pris en flagrant délit, une main tenant un couteau appuyé contre son bras droit. Ses yeux s’écarquillèrent en reconnaissant son frère aîné, et il lâcha précipitamment l’ustensile.
Au même moment, Hiroshi s’avança rapidement en criant son prénom plus fort. Il éloigna le couteau de Natsuo, et tira prudemment ce dernier vers le robinet, ignorant du mieux qu’il put la petite flaque de sang sur le sol.
Malheureusement, son cri alerta aussi le reste de la famille qui rappliqua en vitesse.
Leurs parents, à la vue de leur fils banni, commencèrent à lui hurler dessus, lui ordonnant de partir… jusqu’à ce qu’ils voient les blessures de leur second fils. Très vite, ils se mirent à accuser le plus grand à tort, et tentèrent en vain de l’écarter du chemin pour soigner le plus jeune eux-mêmes.
Hiroshi riposta, ne les laissant pas faire, et s’occupa de panser le bras de son petit frère, tout en lui demandant encore et encore ce qui lui avait pris de faire une chose pareille.
Le regard vide, Natsuo se contenta de rester silencieux, observant sans vraiment observer ce qui se déroulait autour de lui. Son esprit était complètement ailleurs, toujours en proie à l’adrénaline d’être découvert et à la sensation que lui apportaient les blessures.
Cela prit plusieurs minutes avant qu’il ne reprenne pleinement conscience, la réalisation tombant lourdement sur ses épaules. Tout le monde savait, ses parents et son frère. Il les avait déçus. Il pouvait littéralement lire la déception sur leur visage. Il se recroquevilla sur lui-même, ouvrant la bouche pour essayer de s’expliquer… mais les mots ne vinrent pas.
Avait-il même une explication valable à donner ? Une qu’ils croiraient et accepteraient ?
Il en doutait fermement. Alors il ne dit rien.
Il fut conduit jusqu’à son lit, lui sommant de dormir un peu, tout en ordonnant à une servante de rester dans sa chambre pour le surveiller.
Pendant ce temps, ses parents s’occupaient de mettre Hiroshi à la porte, les menaces volant allègrement. Ce dernier insista pour rester quelques heures aux côtés de son cadet. Mais rien n’y fit. Il céda et s’éloigna à contrecœur, sentant qu’il faisait une erreur en abandonnant si vite.
Natsuo ne trouva pas le sommeil de si tôt, souhaitant inutilement la présence de son grand frère à ses côtés.
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Quelques mois plus tard, sans aucune visite d’Hiroshi et Natsuo sous étroite surveillance, une terrible nouvelle parvint à leur maison.
Un homme frappa à leur porte, un parchemin à la main. Il le lit à voix haute, annonçant le décès d’Hiroshi Shikkoku au cours d’un accident. Un troupeau de chevaux en fuite l’aurait bousculé puis piétiné à mort dans leur fuite, tandis qu’ils étaient poursuivis par des chasseurs.
Le cœur de Natsuo s’effondra à la nouvelle. Il venait de perdre son unique soutien moral dans ce monde. Il n’était pas sûr de pouvoir continuer.
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Suite à ce jour fatidique, le monde se teinta dans des tons grisâtres. Il perdit toute envie de faire quoi que ce soit. Il n’écoutait plus ses parents.
Il ne pouvait pas se blesser non plus, car on maintenait tous objets tranchants hors de sa portée, cachés quelque part où il ne pourrait pas les trouver.
Mais il y avait d’autres alternatives pour échapper à ce monde vide et froid.
Ses draps étaient l’une de ces alternatives possibles.
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Une alternative qui échoua malencontreusement lorsque la servante, en gage de le surveiller, pénétra sans avertissement dans sa chambre faute à une absence de réponse depuis quelques minutes trop longues.
Il était à deux doigts de rejoindre son frère… et avait misérablement échoué, resserrant purement et simplement la surveillance de sa famille sur lui. Il n’était pas autorisé à quitter ce monde, semblait-il. Il devait suivre les plans d’avenir prévus par ses parents.
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Par hasard, il découvrit des documents dans le bureau de ses parents, une nuit où il ne parvenait pas à trouver le sommeil.
Il les lisait en diagonal, comptant même finalement juste ignorer la fin pour retourner dans sa chambre… quand il tomba sur une page qui parlait de son frère.
Soudainement plus attentif, il lut sérieusement les lignes suivantes.
C’était une demande d’assassinat.
Son frère n’était pas mort dans un accident grotesque… Il avait été assassiné par un groupe de mercenaires que son père avait payé. Dans le seul but qu’il n’approche plus jamais leur maison, ne corrompt plus jamais leur second fils avec des histoires et des voyages.
Natsuo vit rouge. Même s’il ne pouvait rien faire à ce sujet. Ça ne ramènerait pas son frère à la vie, après tout.
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Mais finalement, le monde vint à son secours, lui offrant enfin la paix éternelle qu’il désirait tant.
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Une autre nuit, au cours de sa vingt-quatrième année, une explosion se produisit.
Tout se déroula si vite. Un instant, il dormait enfin après des nuits sans sommeil… Et le suivant, le bruit assourdissant lui éclatait les tympans. La maison, du sol au plafond, trembla tandis que d’autres détonations se poursuivirent sur tout le domaine familial.
Peut-être que des gens les attaquaient.
L’adrénaline s’anima dans les veines de Natsuo. Il se leva, mais une autre secousse le renvoya au sol, suivie par une explosion bien plus proche, juste au-dessus de son toit.
Les poutres commencèrent à craquer et à se détacher de la toiture. Et des débris s’écrasèrent sur les tatamis. L’un de ces débris détruisit des pots en céramique qui se trouvaient à proximité de l’endroit où il était tombé sur les fesses. Et des éclats volèrent dans tous les sens, certains… le poignardant dans les yeux.
Criant de douleur, désormais aveugle, il se retrouva incapable de se diriger.
Les explosions et les flammes gagnaient du terrain. Les craquements du bois tout autour de lui devenaient de plus en plus forts. Et puis…
Les poutres tombèrent sur lui, mettant enfin fin à ses jours.
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TW post-mortem : automutilation (légèrement graphique), tentative de meurtre (de son frère et lui)
Année 1767
Le 10 octobre 1767 fut certainement un jour étrange. Un jour où toutes ses croyances furent remises en question.
Il n’y avait jamais pensé. Pour lui, il n’y avait rien après la mort. Pas de pensées, pas de vue, pas de contact. Juste des ténèbres. Juste… rien.
Alors quand il se trouva à ouvrir les yeux sur… un paysage flou avec des yeux terriblement douloureux, quelle ne fut pas sa surprise.
Vivement, il referma ses paupières, et porta ses mains – très solides, nota-t-il – à ses yeux qui le lançaient effroyablement pour essayer de soulager la douleur. Il avait l’impression d’avoir encore des éclats de céramique en eux, ou que quelqu’un les poignardait encore et encore.
Ça prit un petit moment avant que la douleur ne s’apaise, et que sa vision ne s’éclaircisse lorsqu’il rouvrit une seconde fois les yeux. Le ’paysage’ ressemblait, en fait, à une salle d’attente.
Il n’eut pas le temps d’observer davantage. Une silhouette noire l’attrapa par le bras pour le tirer vers une porte en bois, et dans une pièce fortement éclairée. La différence de luminosité entre la salle d’attente et ce nouvel endroit l’obligea à cligner plusieurs fois des yeux pour s’adapter.
La pièce se dessina petit à petit. En face de lui, un homme se tenait derrière son bureau. Il le regardait. Puis désigna un écran blanc.
Natsuo cligna de nouveau des yeux, avant de suivre curieusement ses indications et se tourner vers l’écran blanc. Des ombres chinoises apparurent. Une lune au-dessus d’une grande maison. Des dessins qui semblaient imiter des explosions. Et des flammes. Des débris du toit qui s’écroulaient, et finalement, des poutres en bois qui se détachaient pour écraser une personne.
Oh. C’était sa mort. Il revoyait sa mort sous la forme d’ombres chinoises.
L’homme, le Roi du Monde des Morts, lui souhaita la bienvenue dans ledit monde. Il lui expliqua en très bref qu’il était mort, et que sa vie avait été jugée comme insuffisamment trépidante. Alors il était invité à s’amuser davantage dans ce monde.
Il n’était pas sûr de savoir quoi dire. Donc il se contenta de s’incliner et de le remercier. Même s’il n’était pas tout à fait sûr de vouloir être là.
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On lui attribua une chambre dans un appartement partagé au sein de l’agence. Il resta un long moment sur le seuil d’entrée, le premier jour, n’ayant aucune idée de comment rendre vivant cet espace vide.
Il ne savait pas trop comment parler avec ses colocataires non plus. Il sortait peu de sa chambre, leur adressant un simple bonjour timide en passant quand il avait besoin de manger.
Mais par chance, ce furent finalement certains de ses colocataires qui vinrent lui parler. Ils racontèrent d’où ils venaient ou ce qu’ils faisaient dans ce monde, et lentement mais sûrement, il finit par s’habituer à eux et à faire de même.
Il nota qu’aucun d’eux ne le connaissait. Et il n’avait pas entendu parler de ses parents malgré leur mort ensemble… Du moins, il supposait qu’ils étaient morts ensemble au cours des explosions.
Même s’il les cherchait dans les autres appartements, il ne saurait pas les reconnaître. Ses souvenirs étaient assez flous. Il supposait que c’était dû au choc de tout ce qu’il venait de découvrir à son réveil.
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Cependant, même une semaine après durant laquelle il s’adapta petit à petit, les souvenirs de sa vie restaient flous ici et là. Les visages de ses parents et de son frère lui échappaient complètement. Tout comme leur voix.
En parlant de son frère, était-il arrivé dans le Monde des Morts, lui aussi ? Il n’était décédé que deux ans avant. Il ne pouvait pas être trop loin s’il avait atterri ici, n’est-ce pas ?
Pourtant, non seulement il ne recevait aucun signe de ses parents… mais de son frère non plus.
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Désormais libre de la première semaine, il chercha à se renseigner sur les circonstances de sa mort. Il avait pensé à une attaque… mais de qui et comment exactement ?
Ça s’avéra un peu difficile… cependant, il finit par trouver des articles de journaux à ce sujet.
Une attaque par des brigands. Ils avaient envahi son village dans l’intention de le piller. Ils visèrent particulièrement leur maison car elle semblait être la plus riche du village. Ce qui n’était pas totalement faux, en plus d’être un peu en retrait du reste des habitations. Leur domaine un peu plus grand attirait forcément l’attention.
Ils avaient utilisé des flèches enflammées, provoquant ainsi un incendie un peu partout dans le village. Et… de la poudre à canon, semblait-il ? Ils auraient réussi à en voler lors d’une précédente attaque sur une importation de ladite poudre venant de Chine. Puis les brigands l’avaient utilisée comme projectiles, créant ainsi les explosions qu’il avait ressenties.
Haiko resta silencieux à la fin de sa lecture de l’article, ne sachant qu’en penser. Ça ressemblait à une attaque un minimum organisée, de son seul avis.
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Ce fut seulement deux semaines plus tard qu’un changement se produisit.
En effet, une personne se présenta à sa porte. Ce n’était pas l’un de ses colocataires. Il ne se souvenait pas d’avoir vu cet homme auparavant. Mais son instinct lui disait qu’ils se connaissaient.
Avant même qu’il ne puisse demander quoi que ce soit, l’homme le prit dans ses bras. Il murmurait des mots d’excuse pour avoir tant tardé à venir le voir, et était content de voir qu’il allait bien. Du moins, aussi bien qu’un mort puisse l’être. Natsuo comprit rapidement qu’il s’agissait d’Hiroshi et fondit en larmes alors qu’il rendait l’étreinte.
Ils rattrapèrent, en quelque sorte, le temps perdu.
Ou plus exactement, Hiroshi lui expliqua davantage le fonctionnement du Monde des Morts, et toutes sortes de choses intéressantes à savoir sur ce monde.
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Aux côtés de son frère, il intégra l’académie des morts ; les Catacombes.
Mais juste avant ça, il demanda un rendez-vous avec l’administration du Monde des Morts pour changer son prénom, voulant en faire un nouveau départ. Il n’avait jamais particulièrement aimé l’allusion au fait qu’il soit né en été. C’était trop lumineux et cliché à son goût. Il opta pour Haiko. Son frère n’émit pas d’avis sur ce changement. Seulement qu’il allait devoir s’y habituer.
Et donc, bien qu’il eût retrouvé la seule personne à laquelle il tenait, illuminant à nouveau un peu sa non-vie, le vide qu’il ressentait était toujours présent.
Son aîné s’était encore plus amélioré en dessin qu’avant, suivant des cours pour cela. Son rêve restait le même : il voulait devenir peintre. Et ce n’était certainement pas Haiko qui allait l’empêcher de le réaliser. Il adorait totalement les œuvres d’Hiroshi.
De son côté, Haiko s’essaya à un peu tout et n’importe quoi, tentant de trouver quelque chose qui le passionnera et comblera ce vide.
Il commença par la musique, et plus précisément le violon. Il avait toujours trouvé cet instrument intéressant. Mais n’avait jamais eu l’occasion d’en jouer par lui-même.
C’était loin, très loin d’être aussi facile qu’il ne l’imaginait. Plus d’une fois, il se plaignit à ce sujet à son frère, qui se contentait de rire doucement et de l’encourager à persévérer. Personne ne devenait un virtuose de la musique du jour au lendemain, après tout.
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Année 1768
Quelques mois s’étaient écoulés depuis sa mort. Il poursuivait toujours le violon, ne s’étant pas encore lassé de l’activité. Mais ses lents progrès le frustraient considérablement.
Ne voulant pas se concentrer uniquement sur le violon, il s’inscrivit également aux cours d’anglais et aux divers cours sur la littérature.
Un soir, alors qu’il quittait la bibliothèque avec son frère pour retourner à leurs appartements, son regard fut attiré par une peinture ornant le mur. Il y avait quelque chose d’étrange… C’était comme si le dragon le regardait. Ne regardait-il pas le ciel avant ? Peut-être s’était-il…
Il poussa un cri de surprise en voyant le dragon cligner des yeux. Puis sa gueule s’élargit dans un sourire troublant… avant que toute sa silhouette ne commence à se déformer et à sortir du tableau.
Paniquant violemment, il voulut prendre la fuite, mais il trébucha et atterrit sur son derrière face au dragon. Il devait halluciner, il n’y avait pas d’autres explications à ce qu’il voyait… Le dragon ressemblait de moins en moins à un dragon. Sa peau dégoulinait et se teintait en vert… ses yeux se révulsèrent… les griffes de ses pattes, déjà longues, s’allongèrent encore plus et noircirent…
Haiko avait l’impression d’assister à un film d’horreur… sauf qu’il paraissait effroyablement réel.
Il essaya de fuir à nouveau, mais la peur le paralysait au sol. La créature se rapprochait de plus en plus… Et puis, Hiroshi s’interposa entre la peinture et lui, l’appelant et le secouant par les épaules. L’illusion sembla se rompre, tout se remit plus ou moins en place autour de lui.
Tous les gens qui passaient par là s’étaient arrêtés pour regarder ce qui se déroulait. Haiko ne trouvait pas la force de s’en soucier, son cœur battant encore la chamade, et la vision hantant son esprit.
Peut-être avait-il été la victime d’un Nécromancien qui s’ennuyait… ?
Complètement chamboulé, son aîné le ramena à son appartement. Il ne sentait pas très à l’aise de laisser le plus jeune tout seul après le non-sens de ce qui venait de se produire.
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Années 1768 – 1770
Ces étranges ’hallucinations’ survinrent à nouveau à plusieurs reprises au cours des années suivantes. Cependant, ce fut à partir de la troisième que son frère lui conseilla – lire, lui ordonna – de consulter un médecin.
Il n’avait pas spécialement envie. Certes, l’hypothèse d’un Nécromancien farceur avait été éliminée. Mais ça restait loin d’être aussi grave que ça n’y paraissait.
Le principal problème était que cela lui arrivait de façon purement aléatoire. Et ce n’était pas forcément quelque chose de fixe – il se souviendra sûrement toujours de la statue de lion qui se change en griffon – qui se déforme bizarrement. Cela se produisait aussi avec des personnes bien réelles.
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Et donc, il alla visiter un médecin. Son frère avait accepté de l’accompagner, juste au cas où.
Le médecin était une femme très gentille. C’était elle qui suivait déjà son aîné depuis son arrivée dans le Monde des Morts. Apparemment, à force de trop peindre la première année, il s’était fait une sorte de foulure au poignet.
De ce fait, c’était elle qui avait été choisie. Il était nerveux, mais la femme le mit facilement à l’aise tout en l’auscultant.
Elle n’était pas vraiment spécialisée en ophtalmologie, donc elle conseilla à son tour un médecin. Mais ça ne l’empêcha pas de faire des vérifications préliminaires.
Elle lui envoya brusquement de la lumière dans les yeux, ce qui le surprit, et fit rire les deux plus âgés face à son petit cri très peu viril. Elle lui fait également quelques tests de vue. Rien de bizarre ne ressortit.
Elle demanda s’il s’était blessé aux yeux par le passé, et il tressaillit en se souvenant de sa mort. Néanmoins, il confirma que oui, parlant brièvement des débris de céramique lui ayant coupé les yeux, et mentionna même le fait que ses yeux le lançaient parfois, comme si on les poignardait à nouveau.
Le médecin acquiesça à ses explications. Elle émit l’hypothèse que son cerveau se souvenait probablement des évènements, et donc de la douleur ressentie. Ce n’était pas un phénomène particulièrement rare pour les morts. Elle supposa que les ’hallucinations’ pouvaient être provoquées de la même façon ; par son cerveau.
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L’ophtalmologiste, de son côté, parvint à une conclusion assez similaire. Ni sa cornée, ni sa rétine n’étaient endommagées, ce qui éliminait un bon nombre de problèmes de vue.
Il ajouta que ses symptômes ressemblaient légèrement à ceux de la synesthésie. Mais de manière inversée. Au lieu que son cerveau ne mélange deux de ses sens, c’était plutôt comme s’il s’était désynchronisé de sa vue. Ainsi, son cerveau percevait des choses différentes de ce qu’il voyait réellement.
À sa connaissance, il n’existait pas de potion pour guérir un tel problème jusqu’à présent. Mais il promit de le tenir au courant si cela arrivait.
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Années 1771 – 1795
Malheureusement, malgré toutes les ressources dont disposaient les Catacombes, même celles-ci finissaient lentement par être épuisées à force d’être lues les unes après les autres tous les jours pendant des années.
D’accord, ce n’était pas tout à fait exact. Le monde ne manquait certainement pas de littérature. Il y avait d’excellents auteurs et d’autres plus médiocres à son goût. Il avait appris un grand nombre de choses sur la culture des autres pays, et sur les différents courants littéraires que le monde avait traversés.
Mais au bout d’un moment, ça devenait long et fastidieux, même pour lui.
Alors il arrêta un peu avant de commencer à détester véritablement la littérature par surdose. Tout comme il avait arrêté le violon, il y a quelques années par lassitude.
Si le vide s’était atténué grâce aux diverses occupations, il réapparaissait de plus en plus fortement ces derniers jours. Il n’avait toujours pas trouvé quelque chose qui lui plaisait vraiment. Peut-être qu’il ne trouverait jamais, qu’il était juste destiné à chercher encore et encore en vain.
Plus d’une fois il avait dû résister à la tentation de reprendre un couteau pour se blesser, pour éliminer ne serait-ce que quelques minutes ce gouffre nébuleux qui l’habite. Une tentation qui s’accentuait, devenant plus omniprésente que jamais.
Et alors, il se souvenait que son grand frère était là, à portée de main. Il ne pouvait pas le décevoir une nouvelle fois… pas vrai ?
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Il pouvait.
C’était devenu insoutenable. Il souhaitait juste que ça disparaisse. Pour toujours, si possible, mais c’était un vœu pieux. Donc il éloignerait ce vide à la place pour quelque temps.
Hiroshi n’avait pas besoin de savoir. Ce qu’il ne savait pas, ne le blesserait pas. Tant qu’il ne montrait aucun signe de s’être intentionnellement fait du mal, alors tout irait bien.
Il avait oublié à quel point un cercle vicieux… était vicieux. Et quand il s’en souvint, il était déjà trop tard. Il était retombé dans son habitude malsaine.
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La fatigue le rattrapait aussi.
Il n’était pas trop sûr de la cause. Mais il n’arrivait pas à s’endormir. Il passait de longues nuits à observer le plafond de sa chambre. Et ce n’était que lorsque le soleil commençait à éclaircir le ciel qu’il réussissait enfin à dormir quelques heures.
Du moins, quand il réussissait. Car parfois, il n’y parvenait pas tout court.
Même certains de ses colocataires s’en aperçurent. Était-ce les cernes terribles ou le fait qu’il titubait sur lui-même qui le trahissait ?
Peut-être les deux, honnêtement.
Ils lui proposèrent du café, mais il refusa gentiment. Il n’aimait pas le café du tout. Il était plutôt team thé. Les coutumes traditionnelles au Japon et tout ça.
Ils lui suggèrent aussi des potions pouvant aider à dormir. Et… ouais, ça pouvait être une solution. Cependant, il craignait d’y devenir accro, comme avec son autre mauvaise habitude. Bien qu’il ne prenait pas exactement du plaisir avec cette dernière. Ça le soulageait juste, ça apaisait ses nerfs, son stress, le vide.
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Évidemment, son frère finit par le remarquer. Il ne pouvait le dissimuler éternellement.
Il lui demanda depuis combien de temps il n’avait pas dormi, l’inquiétude saignant dans son ton et son expression.
Combien de temps, en effet… Il ne se rappelait pas trop. Trois, quatre jours ? Une semaine, peut-être même ? La notion du temps lui avait un peu échappé. Et le fait d’être plus ou moins ’immortel’ n’aidait pas avec ça.
Le temps de réponse alarma encore plus Hiroshi. Il attrapa sans avertissement ses poignets, appuyant involontairement sur les blessures cachées sous ses manches longues, et Haiko grimaça de légère douleur. Son aîné le relâcha comme s’il avait été brûlé, les yeux s’écarquillant.
Il commença une question qu’il n’acheva pas. À la place, il reprit son bras gauche plus délicatement, et retroussa la manche avec prudence.
Haiko détourna les yeux, honteux, quand l’horreur remplaça l’inquiétude dans le regard de son grand frère.
Un mot, une question, un pourquoi. Et Haiko revint à regarder son bras qui se trouvait dans la main tremblante d’Hiroshi.
Pourquoi, en effet… Comment était-il censé expliquer ce qu’il ressentait ? Comment était-il censé décrire avec des mots ce vide qu’il ne comprenait pas vraiment lui-même, seulement qu’il était là et ne voulait pas le laisser tranquille ? Comment était-il censé faire valoir son point de vue sur le besoin de se blesser pour se sentir un peu mieux, un peu plus présent ?
Les gens le prendraient juste pour un fou.
Il resta silencieux, ne trouvant pas comment formuler ses pensées, craignant la réaction de son aîné.
Hiroshi ne dit rien pendant un moment aussi, resserrant juste légèrement sa prise sur le poignet du plus jeune. Il prit une profonde inspiration, avant de la relâcher lentement.
« Que penses-tu qu’on parte en voyage ? »
Haiko cligna des yeux, surpris par la question, puis les leva vers son aîné. Il ne s’attendait pas du tout à ça. Il s’attendait à des reproches, beaucoup de reproches. Peut-être même un rejet, un dégoût… mais pas à une… sorte d’acceptation.
« On dit que voyager est parfois source de guérison. »
Est-ce qu’on disait vraiment ça ? Il en doutait. Mais il allait donner le bénéfice du doute à son frère. Ça le tentait vraiment. Son frère avait voyagé par le passé, il devait savoir ce que ça faisait. Si les Catacombes ne pouvaient pas l’aider à trouver un truc qu’il aime… peut-être que voyager dans d’autres pays l’aiderait.
Il acquiesça lentement de la tête, acceptant l’idée de voyage sans hésitation.
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Années 1795 – 1830
Après avoir décidé de commencer par la Chine, organisé leur voyage pour les trente-cinq prochaines années, emballé quelques affaires et dit au revoir à ses colocataires, Haiko mit les voiles sur l’un des plus grands pays du monde avec son frère.
L’avantage du Monde des Morts, avait-il réalisé très vite, est que les gens se fichent d’où tu viens. Ou au moins les plus anciens ont l’habitude de voir des étrangers passer. Les conflits entre pays sont oubliés, et tout le monde accepte tout le monde. Juste comme ça.
En outre, il eut le déplaisir de découvrir qu’il était malade en bateau. Il dut passer la majeure partie du voyage jusqu’à Shanghai sur le pont au cas où il vomirait.
Avoir une de ces ’hallucinations’ pendant son premier voyage maritime le fit haïr encore plus ce moyen de transport.
Mais ils accostèrent, et leur voyage débuta.
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Bien sûr, il aurait dû savoir que son frère s’arrêterait ultra souvent, à chaque fois qu’il verrait un paysage inspirant.
La première fois que cela se produisit – c’est-à-dire, juste après avoir débarqué –, Haiko resta bêtement à côté de son frère qui dessinait le port. Il attendit que son aîné termine son œuvre, lui jetant des coups d’œil de temps à autre.
Mais Hiroshi ne les remarqua même pas. Il était complètement absorbé par son dessin.
Au moins, il était averti désormais. Ça ne servait pas à grand-chose qu’il reste collé à son frère quand celui-ci peignait ou dessinait. Il pouvait simplement aller vadrouiller par lui-même en attendant. Au pire, ils se retrouveraient à l’auberge plus tard.
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Ce fut durant une de ses explorations qu’une autre ’hallucination’ le frappa sans avertissement.
Bien que commençant à être habitué par ses déformations visuelles réalistes engendrées par son cerveau, il avait encore du mal à les ignorer.
Cette fois, c’était un homme venant dans le sens opposé au sien. Un instant, il marchait normalement… et le suivant, il se balançait de droite à gauche comme s’il était ivre. Sauf que ses bras s’allongeaient et se tordaient également à des angles étranges, comme des branches d’arbre mort.
Haiko se figea, la panique l’envahissant graduellement. Ses membres tremblaient, mais il se força à porter ses mains sur ses yeux. Il les frotta vigoureusement jusqu’à ce qu’ils deviennent rouges, espérant stopper l’hallucination par lui-même.
Quelqu’un posa une main sur son épaule, s’adressant à lui dans une langue qu’il ne comprenait pas. Il la reconnut seulement comme étant du mandarin pour l’avoir beaucoup entendue ces derniers mois.
Prenant de profondes inspirations, il retira ses mains de ses yeux, même s’il les garda clos. Il s’efforça de se calmer, la panique s’apaisant peu à peu. La main toujours sur son épaule l’aida à rester ancré dans le présent.
Finalement, la crise passa, et il rouvrit les yeux pour voir l’homme de tout à l’heure parfaitement normal.
Soulagé, il expira un soupir et le remercia. L’homme acquiesça, le vérifiant une dernière fois avant de poursuivre sa route.
À peu près au même moment, son frère arriva en courant. Il s’enquit sur ce qui s’était passé. Et le plus jeune marmonna qu’il avait eu une nouvelle déformation visuelle.
Puis, les larmes lui montèrent aux yeux, et il demanda comment il était censé croire ce qu’il voyait si ses propres yeux – ou cerveau – le trompaient de la sorte constamment. Comment il était censé être sûr de ne pas avoir rêvé ce qu’il avait vu. Surtout dans ce monde où le surréalisme existait, tout devenait possible.
Son frère se tut, frottant son menton pensivement. Et alors… il suggéra à son frère d’écrire. Écrire un résumé chaque soir de ce qu’il avait vu au cours de la journée. Ainsi, il garderait une trace de la réalité. Il sortit même l’un de ses carnets vierges pour le lui donner.
Ce jour-là, Haiko commença à raconter ses journées par écrit.
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Par ailleurs, s’ils allaient rester près de trois décennies à voyager en Chine, il pourrait aussi bien apprendre la langue pour communiquer plus facilement avec les locaux.
Et donc, dans des villes plus petites qu’ils traversaient, il arrivait que certains habitants généreux acceptent de les héberger en échange de services. À leurs côtés, ils aidaient non seulement aux diverses tâches, mais s’enseignaient mutuellement les uns aux autres les bases de leurs propres langues.
Haiko appréciait particulièrement ce système, le considérant plus amusant que celui des Catacombes, en tout cas.
De plus, ça leur permettait de découvrir aussi quelques coutumes qui variaient d’une région à l’autre.
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Pendant leur voyage, Haiko vit des styles architecturaux atypiques. Celui de Suzhou et Hangzhou le marqua le plus, avec leurs toitures recourbés vers le haut, et les bâtiments entièrement en bois.
C’était très agréable à regarder. Mais elle ne devait vraiment pas être facile à créer dans du bois.
Il se lança aussi le défi de passer sur tous les ponts de Suzhou et Hangzhou, dont les villes étaient construites autour de nombreux canaux.
Cependant, ce qu’il retint surtout de ces deux villes, c’était leurs jardins classiques chinois. Ils étaient resplendissants. Généralement créés au bord d’un canal inutilisé, ils semblaient être la rencontre parfaite entre la flore et les constructions humaines.
Il passa des jours à traîner dans ces jardins, aimant la paix qu’ils lui prodiguaient. Il trouvait du réconfort à juste s’arrêter et… regarder autour de lui. Notamment lors des journées où le vide et l’envie de se faire du mal étaient à leur plus fort. Il allait s’y réfugier, espérant que ce calme relatif l’aiderait à temporairement oublier.
Parce qu’on ne guérit pas en seulement quelques années. Il pouvait se retenir de son mieux, mais le besoin ne disparaissait pas complètement. C’était d’autant plus compliqué puisqu’il partageait souvent une chambre avec son frère.
La plupart du temps, il rouvrait ses blessures en grattant les croûtes à travers les pansements recouvrant ses bras. Le tissu absorbait aussitôt le sang, et rendait donc l’acte peu visible. Même s’il ne doutait pas qu’Hiroshi le savait d’une manière ou d’une autre.
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Il eut une crise particulièrement intense à Nankin, l’ancienne capitale de la Chine. Ni son frère, ni lui, ne surent jamais la cause exacte qui la déclencha.
Mais ça avait été comme s’il étouffait dans cette grande ville entourée d’épais murs fortifiés, et de hauts bâtiments partout. Il avait du mal à voir au-delà, malgré le fait que la ville semble plus organisée que les autres.
Elle l’intimidait, débordant de puissance, comme seule une ancienne capitale savait le faire.
Il refusa catégoriquement de quitter sa chambre à l’auberge, peu importe les tentatives de son frère de le motiver à sortir en lui montrant des dessins de l’extérieur. Et lorsqu’il daignait exceptionnellement mettre le nez dehors, il restait agrippé au bras de son frère, regardant toujours autour de lui comme si la ville allait l’avaler.
Et peut-être que c’était le cas pour lui. Peut-être que sa vue le trompait à nouveau, et que les remparts massifs ressemblant à des bras n’étaient qu’une autre hallucination.
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Quoi qu’il en soit, le stress et l’air suffocant nourrissaient l’envie et le vide qui l’habitaient. Il essayait de ne pas céder… mais la tentation était tellement attrayante, plus que jamais.
Et donc, il finit par lâcher prise, succombant au besoin qui inondait ses veines.
Ce fut son frère qui le trouva plus tard dans la salle de bain. Ses bras étaient ensanglantés et ses mains tremblaient, tandis que des larmes coulaient sur ses joues, et qu’il murmurait pardon après pardon.
Hiroshi l’attira dans une étreinte, lui assurant que ce n’était pas sa faute, qu’il n’aurait pas dû le laisser seul non plus alors qu’il savait que ça n’allait pas.
Puis, après que les sanglots d’Haiko se soient calmés, il s’occupa de nettoyer les blessures, vérifiant qu’elles ne nécessitaient pas de soin supplémentaire, et de les pansa à nouveau.
Haiko était si reconnaissant envers son frère pour l’absence de jugement sur ses actes.
Ils ne restèrent pas plus longtemps à Nankin à cause d’autres tentatives de plus en plus rapprochées.
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Mais en conséquence de ces évènements – ou du moins le supposaient-ils –, Haiko peinait à dormir pendant les semaines qui suivirent. Il pâlissait à vue d’œil.
Certes, ce n’était pas la première fois qu’il ne trouvait pas le sommeil… mais c’était la première fois qu’il atteignait un niveau critique qui risquait sa tombée en poussière.
Lorsqu’une semaine de plus s’écoula sans aucun changement positif à l’horizon et qu’Haiko pouvait à peine tenir debout, manger ou se laver, son frère passa à l’action.
Il trouva une potion de sommeil parmi les marchés de Xi’an, et en acheta plusieurs exemplaires au cas où. Il en donna une à son frère qui l’avala en faisant la grimace… mais quelques minutes plus tard, il dormait profondément.
Son frère veilla sur lui pour les jours suivants. Cependant, que ce soit grâce à la potion ou non, la vague d’insomnie sembla passer, et Haiko récupéra assez rapidement ses forces.
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Étant donné que le Monde des Morts était moins strict pour permettre à tous de s’amuser, les lieux privés étaient plus facilement accessibles au public.
Ainsi, les deux frères purent visiter des palais habituellement réservés aux nobles et même marcher sur les remparts normalement seulement autorisés pour l’armée.
Du moins, tant qu’ils ne commettaient aucune infraction.
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À un moment donné, ils s’éloignèrent légèrement de la Chine pour se rendre à la capitale du Tibet. Mais le Tibet se trouvant sous la domination de l’Empire chinois… peut-être ne quittaient-ils pas réellement la Chine.
Il acheta aussi une pierre cornaline pour son frère sur le grand marché de Lhassa. Apparemment, elle favorisait la créativité grâce à l’énergie imbibée à l’intérieur. Il n’était pas trop sûr de si ça fonctionnerait, mais il se sentait redevable envers son frère pour tout ce qu’il faisait pour lui.
Brièvement, il se demanda également si Hiroshi restait peut-être par culpabilité pour être parti de la maison familiale sans lui, lorsqu’ils étaient encore vivants. Il préféra ne pas s’attarder sur cette pensée.
De toute façon, il n’arrivait même pas vraiment à se souvenir de la raison pour laquelle son frère avait quitté leur famille. Quelque chose à voir avec une dispute ? Ses souvenirs étaient toujours aussi troubles par ci, par là, que depuis son arrivée dans ce monde.
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Parfois, ils participaient aux marchés en tant qu’exposants. Les œuvres d’Hiroshi étaient, en toute honnêteté, leur revenu principal. Mais puisqu’ils ne le dépensaient qu’en nourriture, ils l’économisaient assez facilement.
Ça ne rendait pas Haiko moins honteux de compter autant sur son aîné. Alors il offrait son aide aux habitants pour des tâches qui se trouvaient dans ses cordes.
L’avantage était que ça lui occupait l’esprit. Il était moins dérangé par les questions sur ce qu’il souhaitait faire, et le vide qui le rongeait plus ou moins fortement.
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Et puis finalement, le voyage en Chine arriva à sa fin après huit ans à Pékin. Ils passèrent sur la Grande Muraille, admirant le paysage sur plusieurs kilomètres, avant de continuer vers la Russie comme ils l’avaient prévu.
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[ Ayant dépassé la limite de Forumactif, la suite se trouve dans le même message que pour la confirmation que j’ai fini ma fiche… ]