La cliente est Raine - [Céleste & Astard]

Pour Astard, ç'aurait pu être une énième soirée de beuverie insipide en compagnie de parfaits inconnus. L'heure étant encore raisonnable, il venait de débarquer dans une de ses adresses connues, et le tenant devait s'absenter quelques dizaines de minutes pour une raison qu'il n'avait pas écoutée. Reste cependant qu'en conséquence, il était passé derrière le comptoir et faisait tourner la boutique, ayant quand même retiré son manteau de loup de mer et son tricorne pour garder le marcel blanc. Le gérant lui faisait assez confiance, après des décennies, puis lui ferait une réduction ensuite.

Hélas, il était encore sobre. Conscience professionnelle oblige -surtout que ça n'était pas sa propre entreprise-, il n'avait pas bu un verre, et l'humeur massacrante persistait en conséquence.

Et puis la rencontre fatidique. Oh, il la voyait venir de loin, depuis la ruelle même, puisque la baie vitrée du bar en permettait la vue. Le manteau jaune ne trompait pas, il fallait dire. "La petite dernière de Bart", qu'il l'appelait. C'est sûr qu'à son âge, il pouvait se le permettre.

Elle ne devait pas l'avoir reconnu sans son tricorne, ou alors faisait semblant, mais il la suivait distraitement du regard le temps qu'elle s'installe au comptoir. Sans prendre sa commande ou dire un mot, il frappait une choppe vide devant elle, et sale aussi, comme s'il la lui servait. Les autres habitués s'écartaient, sachant pertinemment ce que ça voulait dire.

"Désolé M'dame, on sert pas les bleus et les badges, dans l'coin. Règle de la maison, t'sais?"

Puis, il croisait les bras, s'adossait à l'armoire, la jaugeait. Le regard assassin, perçant, imperturbable.

Pour sûr, elle l'avait trouvé dans un mauvais jour.

Mais c'est qu'elle est joueuse, la maline. Et elle a du répondant, qui plus est.

S'il fallait jouer au con, Astard était quand même un champion olympique. Il rebondit rapidement, répond du tac au tac.

"C'est qu'on aime pas vos règles, alors on fait les nôtres. La dernière qu'on a écrite avec les boyos, c'est qu'on rembourse pas les frais médicaux, quand l'une d'vos fouines vient fouiller dans nos affaires et finit les genoux pétés."

La menace était lâchée, l'assistance reculait encore et se tassait même dans les coins en silence. Il fallait admettre que la voix d'Astard portait tant que tout le quartier devait avoir entendu. Bah, tant mieux, il marquait son territoire. S'il laissait filer des flics dans ses petits trous à affaires louches, c'était le début de la fin.

Reste qu'elle lui rendait son regard, et que ça suffisait à l'énerver plus encore. Pas assez pour dégainer la platine, surtout qu'il tentait de rentrer dans les bonnes grâces du boolicier en chef, mais assez pour qu'il surenchérisse plutôt que de l'ignorer copieusement.

"P't'être que je voyais mal alors -tu m'dis hein- mais là tu m'apparais jaune pisse, la gamine. Même que tu t'es perdue chez les grandes personnes, et que j'pense pas t'avoir invitée."

Pour combler l'humiliation, il décroisait les bras et fouillait sous le comptoir pour en sortir une sorte de sucette à la fraise, et la laisser tomber dans le verre, histoire de combler le vide. Du peu qu'il en savait, elle pouvait tout aussi bien avoir trente que mille ans, mais puisqu'il était souvent appelé un ancien, il avait appris à se comporter comme tel.

"Allez, un bonbon pour qu'tu choppes des caries. Maintenant casse-toi."

Et il plaquait ses paumes sur le bois, avançait son visage comme pour affirmer sa place dans la rapport de force. L'exposait aussi à toute sorte de coup fourré ou direct aussi, mais coutumier des bagarres de bar depuis plus de 4 siècles, il n'en craignait plus rien.

À l'évocation de sa culpabilité certaine -à quelconque crime-, Astard ne peut qu'hausser les épaules. Il ne s'en cachait que très peu, beuglait à qui veut l'entendre qu'il était libre et sans étreintes. Faisant mine de s'affairer à chiffonner une choppe, il lâchait lourdement.

"Va savoir, j'ai ptêtre flingué des marins de sang froid, y'a un bail..."

Toujours des menaces fines et dissimulées, bien sûr. Pour ce qui était du style vestimentaire pour le coup, forcé de constater que le débardeur blanc à peu près propre faisait tâche dans la décoration plutôt chic et rustique du bar. Il encaissait en silence, n'allant quand même pas se répéter. Reste que le jaune, c'est immonde, il n'en pensait pas moins.

Il grogne pour le reste, toujours affairé à servir des bières à un client qui s'était très timidement avancé pour les cueuillir. Il n'avait pas manqué un seul mot cependant, et lui qui se faisait traiter de grand enfant six fois par jour le prenait mal dans ce contexte. Un compliment peut si vite devenir une insulte, selon les langues qui le prononcent.

Pour le coup, elle avait dépassé les bornes. C'était pas tant dur tant il pouvait se montrer irritable sans ses grammes de confort, mais qu'il s'énerve à ce point-là restait rare. Il posait tout ce qui lui occupait les mains et revenait en se craquant les phalanges, autant pour tenter une énième fois de l'impressionner -en vain, il le savait- que pour rendre claires ses intentions.

"Mais c'est que j'v'ais la servir si ça continue, la lady. J'vais lui servir un pain dans la mouille et un coup de pied au derrière, avec deux glaçons pour qu'elle chiale pas toute la nuit."

Restait encore le comptoir pour les séparer physiquement, mais au vu de l'attitude du matelot, la limite allait être franchie très bientôt. C'est qu'il n'avait pas le sens des insultes raffinées, puis plus tant la patience de jouer à ce jeu-là non plus.

Et bon, confiant comme il était, il n'allait certainement reculer devant rien ni personne. Encore moins une sorte de poussin humanoïde.

"Dernier avertissement. Dehors."

Sa voix promettait la rage des sept mers, des calamités de dieux olympiens, une ruine inégalable. Pour sûr, en avoir une si grave avait de l'effet auprès des plus impressionnables. Bon, elle fait preuve de ne pas tant le craindre jusque là, mais pour la scène, tel mugissement donnait corps à la tension.

Astard se rendait bien compte, en retrospective, que se vanter d'avoir pourfendu des mortels il y a quatre siècles était une bien faible menace face à une vampire. Au moins, dans son esprit, c'était la preuve qu'il était mentalement capable du pire. En réalité, toute violence et véhémence de telle ampleur l'avait quitté depuis longtemps, mais la platine resservait quand même, de temps en temps.

Et il l'entendait, tenter d'être raisonnable. Elle voulait enfin calmer le jeu, maîtriser ses émotions, revenir sur des bases saines. Oh, quelle attitude louable, mais c'était sans compter sur le caractère particulièrement immature du Cap'n. Il avait refusé de grandir, lui, et s'était obstiné à n'avoir aucun respect pour quelque institution que ce soit.

Puis aussi, sa fierté l'empêchait de revenir sur ses mots. Quitte à être déraisonnable, à y perdre au change, à jouer contre ses propres interêts. Voyez, il avait décidé d'être libre, et avec tel choix venait la liberté de se saboter.

Alors, quand l'intruse évoque Sieur Croûton, il lui revient. Parce qu'elle a osé l'appeler son ami, elle qui ne pouvait le connaître que depuis moins de cinquante ans. Wealdborn et Croûton s'étaient côtoyés depuis ce qui semblait une éternité, autant ennemis qu'amis, Astard l'ayant accompagné dans les pires moments et inversement Certes, elle était parvenue à un peu calmer les ardeurs du grand enfant et n'allait pas se voir contrainte à esquiver la gifle promise, mais autre chose lui venait à l'esprit.

"Ose même pas appeler Bart ton "ami" en ma présence, petite. Tu sais rien d'lui."

Qui plus est, il avait déjà vu l'autre criminel faire bien pire que de refuser de servir un verre, et sa réaction en l'apprenant était déjà prévisible: il allait se frotter les yeux d'épuisement, lui faire passer un sale quart d'heure, et passer à autre chose. Pas de quoi effrayer grandement notre anti-héros.

Pour exprimer tout de même sa frustration -le sujet étant sensible-, le nécromancien projetait un vilain crachat, très sonore, vers la tête de sa rivale, assez facile à éviter, mais c'est l'intention qui compte. Puis, refaisait semblant de nettoyer des verres devant son visage.

"Tu rajouteras ça à ton rapport d'incident, ça le fera p't'être marrer tiens."

Non, ça n'allait vraiment pas le faire rire, mais qu'importe.

Le molard était évité avec grâce, quel spectacle. Tant pis, ç'aurait été amusant de la voir se démener à en laver l'affront. Il aurait même pu en faire une vidéo, que d'opportunités perdues.

Et si elle tentait de l'enrager, elle venait d'y parvenir pour sûr. Il lâchait tout ce qui lui occupait les mains pour la pointer du doigt fermement, hurlant à en faire trembler les murs.

"TU SAIS RIEN! Rien d'la vie, d'la mort, et rien de Croûton. T'es qu'une gamine perdue, qui se sent plus pisser parce qu'on lui a filé un sale boulot un peu officiel."

Il crachait de nouveau, mais dans l'évier cette fois-ci. Il descendait quelques gorgées d'une bouteille aléatoire à sa portée, histoire de se détendre un minimum. C'est qu'elle n'y aidait pas, pour sûr.

Reste qu'à ce stade de déraisonnabilité, les menaces qu'elle pouvait proférer semblaient bien creuses. Surtout qu'il n'était pas même propriétaire, et doutait que le véritable gérant aie quoi que ce soit à se reprocher. Bon, lancé comme il était, il n'allait pas s'arrêter de crier. Ç'aurait été dommage.

"Ramène-les, tes avortons. Tous, tous en même temps, bordel. j'vous collerai une raclée qui vous fera passer l'envie de jouer au bon soldat."

Peut-être qu'il tenait là un angle d'attaque, les paroles lui venant l'une après l'autre. Il enchaînait, sans reprendre son souffle.

"J'espère que ça vous plaît d'être des petits pions sans volonté, bande de marionnettes. M'dame l'agent, y'en a qu'ont décidé d'être libres. Retournes-y demander quoi faire à tes supérieurs et les autres costumés, ça nous fera des vacances."

Il invoquait un "nous" rhétorique, en fait, car il fallait bien constater qu'il ne restait que leurs deux âmes têtues dans la pièce.