Maya Niangui - Soyez pas vache svp

/!\ TW : Automutilation, harcèlement, agression, suicide

Les images défilaient devant ses yeux écarquillés. La scène qui se déroulait sur l’écran, elle la connaissait sans la connaître. Comme un film déjà vu, tombé aux oubliettes, dont on connaît intimement l’issue. Mais elle ne voulait pas la voir, cette issue-là. Elle ne se rappelait pas et ne souhaitait en aucun cas se rappeler. Et voilà qu’on lui imposait ce visionnage, comme pour lui fourrer de force dans le crâne une mémoire qu’elle préférait ne pas retrouver. Et la présence de cet inconnu au sourire carnassier ne faisait qu’accentuer son malaise profond. Elle aurait souhaité fuir. Loin. Partir. Mais ses jambes fébriles n’étaient certainement pas en capacité de porter son corps paniqué. Son coeur battait la chamade à un rythme effréné - et elle se demandait presque s’il n’allait pas, soudainement, juste s’arrêter, trébucher et ne pas se relever, choir dans la honte et la culpabilité pour ne plus jamais se redresser. Était-il possible de mourir une deuxième fois ? Des sueurs froides baignaient son dos, sa respiration se faisait rapide, l’angoisse lui nouait les entrailles. Elle ne voulait pas être là, elle ne voulait pas voir ça.

A l’écran, une jeune femme lui ressemblant en tout point était allongée dans une baignoire mousseuse. Des chandelles allumées étaient disposées sur le rebord de céramique blanc, la vapeur embaumait la pièce et une douce odeur de lavande émanait des gels versés dans l’eau chaude. La longue robe ocre à fleurs de la jeune femme, trempée, flottait dans l’eau à la surface couverte de mousse blanche. Filets d’eau et larmes s’entremêlaient et ruisselaient sur son visage accablé. De douloureux mais silencieux sanglots secouaient ses épaules, des tremblements agitaient ses mains. Un éclat argenté brillait entre ses doigts humides. Hésitants. L’instant d’après, la lame traçait des sillons écarlates sur sa peau brune. Des arabesques ensanglantées se dessinaient sur sa peau au rythme de ses mouvements. Plus profondes, toujours plus profondes, encore plus profondes. Des ruisseaux carmins glissaient le long de ses bras, s’échouaient dans l’eau mousseuse. Elle releva la jambe, faisant clapoter l’eau et danser les volutes sombres sous la surface. Ses cuisses se firent le réceptacle d’un manège similaire, avant que la jeune femme ne pose en arrière sa tête sur le rebord de la baignoire.

Un flash empli la tête de Maya, et elle revoyait le rouge, la douleur, intense, piquante, violente, et la peine, démesurée, prenant toute la place.

A l’écran, les larmes coulaient sur les joues brunes de la jeune femme. Le sang gouttait de ses plaies. Regrets, désespoir, colère, tristesse, abîme. Quelques mots franchirent ses lèvres marquées. “Pardon. Maman, Sélia, Mathys… Pardon.” Ses yeux se fermèrent, pour ne jamais se réouvrir. La douleur et la peine tournoyèrent, l’emportèrent, la submergèrent dans l’abîme noir et infini de la mort.

Dans la petite pièce, devant la grande télé, Maya frémissait. La nausée enserrait son estomac. L’homme devant elle s’anima et parla, la faisant sursauter. Son regard horrifié se posa sur lui, mais aucune des paroles de l’inconnu ne l’atteignaient tandis que la frayeur, la sidération et le dégoût tout entier l’avait envahie. Était-elle aux enfers ? Ce premier jour du reste de son existence témoignait-il de la torture qu’elle aurait à endurer pour l’éternité ? Coincée dans une pièce avec un homme louche, à regarder encore et encore sur un écran le moment de sa mort pour mieux le regretter ? Est-ce qu’il allait sortir un trident ou lui sauter dessus en dévoilant des griffes et des dents pointues ? Ou lui faire revivre chaque expérience douloureuse vécue de son vivant ?

Car il y avait pléthore de douloureux souvenirs à raviver pour la plonger dans un tourment sans fin. Ils n’auraient que l’embarras du choix. Peut-être que rien d’intéressant ne ressortirait de sa tendre enfance entourée d’une famille aimante ; Mais, à l’âge où la famille ne devient plus qu’une partie de la vie et où l’école emplit le reste, ils commenceraient à se frotter les mains. Allait-elle devoir revivre à nouveau les débuts, les premières moqueries, les premiers croches-pieds ? Ils auraient vite fait de trouver le point charnière, celui où un quotidien difficile trouve son point de bascule. Un équilibre dangereux lorsque son chemin se rapproche trop de celui de ce mauvais garçon, tant épié en silence à l’autre bout de la classe. Une lycéenne aisément sujette aux amourettes, timide complexée par une silhouette ne correspondant pas aux attentes d’une société nécrosée, proie parfaite pour qui veut s’en jouer. L’avait-il aimée ? Elle l’avait cru, et elle lui avait tout donné. Ces mois doucereux en sa compagnie ne lui avaient pas semblé feints. Que croire alors, quand la chute d’une idylle se mêle à une immonde tromperie ? Que faire quand les images circulent sur les réseaux, quand les doigts se pointent vers soi, quand murmures et rires suivent son passage ? Et comment continuer quand les paroles se font plus fortes, moins cachées, plus dures et assumées ? Quand les insultes et les moqueries finissent par s’enraciner pour noircir et pourrir une situation bancale ? Que faire de toutes ces émotions, du sentiment de tromperie, de la culpabilité, de la haine ? Quand même la colère n’est plus capable de se manifester face à une situation qui lui échappe ?
Le problème du harcèlement de masse sur internet, c’est qu’il vous suit partout. Tout le temps. A l’école. Chez soi. Dans la rue. Pas une minute de répit. Pas un instant pour souffler. Des notes qui dégringolent, des maux de ventre qui s’installent, réels ou fictifs. Et la peur. Insidieuse, elle s’insinue doucement au début, s’installe et ne part plus. Alors les maux de ventre deviennent de plus en plus fréquents. De plus en plus physiques. Jusqu’à éclater, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que l’irréfutable vérité, celle d’une phobie scolaire prononcée, celle d’une incapacité totale d’y remédier. Le quotidien familial, pourtant bulle de sécurité, ne peut qu’imploser face à une telle situation. Des mots durs prononcés de parents pourtant aimants, des jugements et des menaces ne permettant que de cacher une inquiétude grandissante. Mais une lycéenne ne la voit pas, cette inquiétude sous-jacente et constante de ses seuls proches. Elle ne voit que ces regards, n’entend que ces mots, ne ressent que cette froideur face à sa présence quotidienne à la maison, jour après jour. Jour après jour. Jour après jour. Jour après jour. Jour après jour… Allait-elle devoir revivre aussi ces inutiles séances de médecins et autre psychologues, à devoir faire semblant de raconter sa vie en serrant si fort les poings que ses ongles écorchaient la chair de sa main ? Allait-elle devoir regarder des images de cette adolescente perdue, toujours en pull ou veste, tirant sur ses manches longues pour cacher les marques de sa souffrance sur sa peau d’ébène ? Allait-elle devoir assister à sa descente aux enfers dans la dépression ? A ses vaines tentatives pour en sortir, pour avoir une vie, un travail, une expérience, quelque chose ? A ses crises de panique face aux foules, à ses pleurs face à un regard, à son abattement et ses idées noires face au moindre obstacle ? A ces années de lutte pour essayer de construire un avenir quand elle ne voulait que fuir ? Et sûrement ne rateraient-ils en aucun cas l’occasion de lui faire revivre cette allée déserte, au mauvais endroit et au mauvais moment, ces anciens lycéens qui se souvenaient bien de son visage, l’apothéose d’une vie à subir les regards et les moqueries. Ils seraient ravis de pouvoir la torturer en la replongeant dans ce moment, cette agression subie qui lui écorcha l’âme aussi sûrement que son envie de vivre. Comme un souffle sur les dernières étincelles de sa volonté. Comme on mouche l’ultime flamme d’une bougie, pour la plonger dans le noir complet et attendre que les derniers filaments de fumée se dissipent à jamais.

Et puis la baignoire.

Un cycle de souffrance. De regrets, de tristesse, de mort. Pour l’éternité ?

Quand l’homme devant elle haussa le ton pour l’appeler, la faisant redescendre sur terre, Maya  sursauta de nouveau et se leva dans un mouvement de recul, pétrifiée. Il lui tendait quelque chose, un bout de papier, dont elle s’empara avec suspicion devant son insistance avant de fuir de la pièce dont il montrait la sortie. Paniquée, ses jambes retrouvant soudain leur volonté, elle partit en courant, virevoltant de couloirs en couloirs, s’arrêtant net pour repartir parfois en hurlant, parfois le souffle coupé, devant des extravagances qui ne pouvaient définitivement pas appartenir à la réalité. Elle finit par trouver un recoin, vide au bout d’un couloir, où elle put s’affaisser pour sangloter, laisser libre court à sa panique et ventiler tout son soûl, puis vider son corps de larmes éteintes emplies de regrets. Le papier froissé dans son poing contenait un plan montrant l’endroit où elle allait dorénavant loger, et pour de nombreux mois.

Quand, après plusieurs heures, elle serait à nouveau capable de bouger et se lever pour affronter l’immensité de l’Agence Azazel, Maya suivra ce bout de papier, le coeur tremblant, la peur au ventre, les mains autour de ses yeux et sur son front comme pour réduire sa vision et ne pas voir l’immensité de l’endroit, l’étrangeté des êtres qui l’habitaient. Elle constatera avec horreur que son tourment commencerait avec la présence quotidienne et constante d’hommes dans la pièce adjacente à sa chambre. Aurait-on pu trouver pire prison ? Aurait-on pu faire plus machiavélique que la forcer à vivre aux côtés d’hommes, alors que sa mort en elle-même avait été précipitée par la pire de leurs tortures ?

Elle ira rapidement s’enfermer dans cette chambre, son nouveau lieu de vie pour l’éternité, son nouveau clapier dans lequel elle n’aurait plus qu’à patienter que s’écoule un sablier bloqué. Deux tours dans la serrure, puis les larmes s’échoueraient de ses yeux fermés dans un flot continu. Prostrée, cachant sa tête sous son oreiller dès qu’une voix masculine retentira dans l’appartement, paralysée à l’idée de sortir, son estomac protestera contre cet enfermement intempestif - ainsi que tout son corps d’ailleurs -, mais il lui faudra de nombreuses heures et de fortes douleurs au ventre pour la pousser à sortir enfin - direction les toilettes. Et encore davantage d’heures et de temps pour que la faim l’éjecte de son refuge maudit pour satisfaire cet estomac douloureux qui semblait demander à digérer quelque chose même dans la mort.

Les premières semaines, les premiers mois de ce nouveau quotidien seront difficiles. Ses cauchemars la laisseront pantelantes, son souffle désordonné ne connaîtra pas de quiétude avant un fort long moment, ses crises de panique la laisseront épuisée, vidée, comme morte à nouveau. Les dessins sur ses bras et ses jambes afficheront sa macabre amertume de la vie. Ses tentatives pour rendre à la mort ce qui devrait être mort se solderont par un échec, les ténèbres éternelles se refusant toujours à son esprit démoli et à sa carcasse ensanglantée.

La géhenne. Elle se trouverait en son coeur. Mais il n’y aurait aucune porte pour en sortir. Aucun échappatoire. Une éternité de souffrance. Et des regrets pour seuls compagnons.

Mais les choses ne demeureront pas ainsi éternellement. Elles changeront. Petit à petit. Pas à pas. Un échange amical avec ses colocataires féminines, croisées ici et là. Un chat perdu marqué par la vie, Odin. Une deuxième boule de poils borgne, Artemis. Un invité surprise à plumes profitant de la fenêtre ouverte pour piocher dans la gamelle de croquettes, Horus. D’autres échanges amicaux, des sourires. Une aide culinaire apportée promptement à l’une de ses colocataires, un contact chaleureux, un brin d’espoir. Puis encore davantage, des discussions entre femmes dans la colocation, un début de lien, de quelque chose. Quelque chose de précieux que seuls les animaux et sa famille ne lui aurait jamais apporté auparavant. Les bases d’une confiance qui se noue. Et puis grâce à ce lien, de nouvelles rencontres. Des conversations agréables, du temps passé avec des personnes sensibles et aux valeurs proches des siennes, comprenant ses craintes et ne jugeant pas son inquiétude constante quant au sexe hissé comme dominant par le patriarcat. Petit à petit, pas à pas, l’enfer perdra sa définition. Et elle s’ouvrira, lentement, comme les bourgeons aux premiers rayons de printemps. Son quotidien se sera adouci et son coeur s’apaisera. Elle partagera son lourd passé ; On l’écoutera, on la prendra dans ses bras pour la rassurer et l’encourager. Elle entendra les histoires d’autres, et leur apportera le même réconfort. Petit à petit, pas à pas, elle révélera à d’autres la personne qui toujours aura toujours été cachée sous son masque d’incertitudes. On lui offrira des armes pour se défendre contre les hommes, on lui promettra des résultats plus rapides que l’attente indécise d’un éventuel pouvoir de nécromancien inutile, on lui proposera de matérialiser sa haine pour les hommes et de revendiquer sa liberté féminine et féministe loin du patricarcat de la société.

Et Maya acceptera. Maya, l’autrefois timide et malheureuse Maya, acceptera et cela changera à jamais sa mort - sa vie. Sa vie, car elle se sentira plus en vie qu’elle ne l’aura jamais été. Volontaire. Capable de se défendre. Capable de s’affirmer. Capable de sonner quiconque tenterait de l’agresser. Et elle en fera l’expérience, d’ailleurs ; Car se rendre compte de ses nouvelles armes feront partie de cette renaissance qui sera sienne, l’étape succédant à l’injection pour récupérer la confiance morcelée par les hommes. Et, dans les bas-fond où croupissent la lie de la société, épaulée pour lutter contre son angoisse lancinante, elle sentira cette confiance et ce soulagement s’emparer d’elle. Elle sera prête.

Alors, cette fois, ce sera de son initiative que Maya ira voir un professionnel de la santé mentale. Ce sera de son initiative, et avec l’envie de vivre allumée au fond de son estomac, qu’elle osera lever le menton et décider de vouloir remonter la pente, vaincre ses traumatismes aux griffes noires et acérées.

Quatre années s’écouleront ; Quatre années de thérapie qui verront la jeune femme devenir plus forte, plus assurée, plus chaleureuse. Quatre années, parfois douces, parfois dures, avec leurs hauts et leurs bas. Quatre années pour accepter son corps, pour soigner son agoraphobie, pour pouvoir parler de nouveau à un homme. Quatre années pour fortifier et recoller les morceaux d’une confiance fragile. Quatre années pour s’accepter, s’affirmer, oser. Quatre années pour vivre et s’amuser.

Quatre années, à l’issue desquelles elle posera sur la table du salon de la colocation, son visage illuminé d’un grand sourire, un carrot cake au glaçage blanc et gourmand orné de quatre bourgies, un “Tadaaaa !” fier et satisfait franchissant ses lèvres. Et elle sera ravie de pouvoir fêter avec ses amies les plus proches la date de sa mort, la date de sa renaissance. Et prête à accueillir avec détermination et sourire les nombreuses années à venir.