A perfectly good heart // ft. Olympe

Tu descends les escaliers d'un pas discret. Tu sors de ta grotte tel un grizzly. Les grognements qui vont avec.

Tu n'inspectes pas la pièce principale du salon. Pas grand-chose d'intéressant à voir. Lumières allumées en ce début de soirée, lumières qui t'agressent les yeux, te donnent envie de retourner te réfugier dans ta tanière. Mais tu es demandé.e. C'est urgent. On t'a appelé.e en cuisine - toi, la patronne. Tu replaces ton châle sur tes épaules, impatient.e de découvrir pourquoi on a autant besoin de toi.

Une simple histoire de problèmes d'emplois du temps. La pauvre dernière recrue - dont tu n'es même pas certain.e du nom - explique que les autres l'ont laissée se charger de la fermeture aujourd'hui, mais qu'elle vient d'être mise au courant d'une urgence, quelque chose qui ne va pas à la maison, tu n'écoutes pas à vrai dire, ton esprit est encore bien trop brumeux. Tu parviens tout de même à distinguer l'inquiétude sur son visage - celle concernant son urgence, mélangée à la peur de te décevoir et de déjà perdre son nouveau boulot. Tu soupires. Ta réputation de patronne sans cœur te colle à la peau. Tu lui accordes le salut, sans pour autant l'encourager d'un sourire ni même la regarder dans les yeux.

Va. Je m'occuperai de la fermeture.

Ca ne sera pas bien compliqué; en semaine, il ne reste plus grand-monde pour siroter une tasse de thé le soir. Après l'avoir regardée sortir d'un pas pressé, tu cherches qu'est-ce qui aurait besoin d'être rangé derrière le comptoir. Un peu de vaisselle à faire, tu pourras t'en occuper quand il n'y aura plus personne. Le reste est impeccable. Hm. Tu te dis qu'il vaudrait peut-être la peine d'apprendre le nom de cette nouvelle recrue.

Alors tu te mets à ranger les chaises là où il n'y a personne - pour dissuader les gens de venir si tard, et parce que la panique que ce geste provoque chez les clients qui pensaient finir leur consommation en toute tranquillité t'amuse, il faut bien l'avouer. Tu t'arrêtes un instant, pensant reconnaître une silhouette attablée un peu plus loin. Ta mémoire ne te joue pas des tours; tu appréhendes un peu moins les conversations sans intérêt avec la clientèle, quand la clientèle en question s'appelle Olympe.

Bonsoir, Ollie, tu lances d'une voix presque inaudible. Comme tu peux le voir, nous allons bientôt fermer. Tout s'est bien passé ?

Du feedback. Une de tes employées pense qu'il faut solliciter l'avis des clients, accepter les critiques, être à l'écoute. Tu ne sais pas exactement comment t'y prendre - peut-être Olympe saura-t-elle t'éclairer sur le sujet. Sinon, un peu de bavardage, de temps en temps, ça ne peut pas de faire de mal.

Tu cherches à tout prix à t'occuper les mains. Pour ne pas donner l'impression aux rares clients encore présents qu'il est acceptable de te faire la conversation quand iels le souhaitent. Olympe est une exception. Olympe est une chimère adorable, une habituée dont le soutien fait chaud au cœur, même si tu n'as jamais su comment la remercier pour cela. Tu y arriveras un jour, peut-être. L'éventualité qu'elle n'apprenne jamais que ses visites régulières sont un rayon de soleil dans ton quotidien te rendrait triste. Et tu n'as pas le temps pour ce genre d'émotions.

Aujourd'hui, ce rayon de soleil a l'air obscurci par quelques nuages. Tu sais encore remarquer ce genre de détails, quand même. C'est tendre la main qui s'annonce compliqué. Même offrir un sourire rassurant, tu ne sais plus faire.

Ca me fait plaisir. C'est plus calme que d'habitude, aujourd'hui.

Bravo, voilà un constat. Tu n'iras pas bien loin en parlant de la pluie et du beau temps. De toute façon, l'autre chimère sera partie bien assez vite... ah.

Après s'être levée, elle reste immobile. Ce qui te fait tiquer. Tu penches la tête d'un air interrogateur lorsqu'elle te propose - non, t'impose - son aide.

Il ne m'en fallait pas autant, ça me suffit que tu te contentes de consommer.

Avec un ton aussi froid que le tien, ça sonne plus comme un reproche que tu ne l'espérais. Tu n'as décidément pas les bons réflexes - car, ensuite, tu lui tournes le dos pour récupérer divers vaisselle et déchets oubliés par-ci par-là. Pour faire ton boulot, quoi. C'est pas parce que c'est rare de te voir à la tâche que tu en es totalement incapable, et qu'il faut se précipiter pour te soutenir comme avec une personne âgée. Olympe est une brave fille, mais toi, tu es susceptible, plus que tu ne pourrais l'admettre.

Tu te retournes. Elle est toujours là. A t'imiter comme un bébé animal qui apprend en refaisant les gestes de sa mère. Les mains sur les hanches, tu l'interpelles :

J'insiste, Olympe. C'est vraiment très gentil de vouloir m'aider, mais tu dois être fatiguée. Je le suis aussi. C'est pas pour autant que je vais... galérer, comme on dit.

Et voilà. Argument imparable. Dans ta réalité, chacun rentre chez soi après une longue journée. Pas de discussions, pas de confessions, pas de sentiments partagés. Pas avec toi. Tu refuses d'être actrice de ce genre de choses. Tu n'as rien à dire, c'est en tout cas l'image que tu as toujours voulu donner. Ce qui est dommage, quand il est tellement évident que ton amie aurait besoin d'un peu de compassion.

Pourquoi la tienne ? Il faut le dire, c'est un peu une idiotie.

Olympe est une chimère à la fois si semblable et si différente de toutes les autres chimères qui viennent se poser dans ce salon tous les jours. Elle ne passe pas bien inaperçue, mais qui peut s'en vanter, parmi ta clientèle ? Tu es la première à vanter la diversité et la non-conformité des chimères. La première à encourager les nouvelles venues à se libérer de l'emprise des potions et à afficher fièrement leurs atouts à la vue de tous.

Mais il faut dire que les yeux d'Olympe sont... particuliers. Et venant de toi, dont le regard a fait fuir plus d'un client, ça veut dire beaucoup. Tu plonges tes yeux dans les siens, mais tu ne trouves pas pour autant de repère, de moyen de t'accrocher pour avoir le contrôle de la situation.

Olympe est un être d'émotions, ce que tu n'es pas. Ce qui signifie qu'elle a besoin de les exprimer, ce que tu ne comprends pas. C'est bien trop délicat, pas ce dont tu avais besoin pour la soirée. Mais les besoins de tes protégées passent avant tout.

Voyons, c'est mon travail de m'occuper de cet endroit. Je ne vais pas te demander de m'aider sous prétexte que tu n'es pas fatiguée. Tu dois bien avoir autre chose à faire.

Cette fois-ci, tu tentes de la regarder... moins sévèrement, pour commencer. Pour qu'elle se sente appréciée, mais pas nécessitée. C'est tout un art de faire passer des émotions sans le moindre sourire. Avec Olympe, que tu connais depuis un sacré bout de temps, c'est plus naturel. Si elle continue d'insister, c'est que quelque chose ne va pas.

Les choses vont rarement bien, ici.

J'ai pas envie de rentrer tout de suite.

Une seconde passe. Tu fais semblant de ne pas entendre par réflexe. Avant de te demander si c'est vraiment la chose à faire.

...ce n'est pas que je ne te fais pas confiance, mais je ne suis pas sûr.e que te laisser ici cette nuit est une bonne idée.

Qui répond ça ? Tu n'as aucune excuse, tu voulais juste détendre l'atmosphère, exercice auquel tu manques d'entraînement. Si tu étais connu.e pour ton humour, ça se saurait. Mais si Olympe souhaite se confier à toi, après toutes ces années, c'est qu'elle sait ce qu'elle fait - tu oses espérer, tu n'as pas de temps à perdre à jouer les psy. Mais tu es Polar, et certains aiment le silence que tu offres aux âmes en peine. Et si tu savais dire non... tu n'en serais pas là aujourd'hui.

Pourquoi ? Tu sais qu'il est important de se reposer en fin de journée. Tu as un problème avec tes colocataires ?

Tu comprendrais. Tu n'as pas supporté les colocations de l'Agence bien longtemps, non plus. Tu n'as pas de mal à imaginer qu'une jeune fille sensible comme Olympe pourrait attirer les problèmes sans même s'en rendre compte. Elle ne fait de mal à personne, bien sûr. Mais pour être à la fois chimère, et en colocation avec des hommes (ou tout ce que le monde peut offrir), il faut du courage.

Le rangement se fait petit à petit, mais avec toute cette énergie accumulée au fil de la journée, tu te surprends à être terriblement efficace. Peut-être aussi parce que tu veux laisser le moins de travail possible à cette tête de mule d'Olympe, question de fierté. Evidemment, il reste plein de choses à faire. Il restera toujours des tâches à accomplir, avec toi. Mais pour le moment, tu t'accordes une petite pause, jugeant la situation un peu plus délicate que tu ne l'aurais pensé. Olympe a besoin de parler, soit. Heureusement qu'elle est venue te voir, toi, et personne d'autre.

Alors en attendant, tu t'installes sur un des canapés qui entourent le salon, assez près pour qu'elle puisse te regarder dans les yeux, mais assez loin pour créer une barrière entre vous. Une nécessité absolue pour toi, qui a toujours peur de laisser tes clientes trop se rapprocher de toi. C'est une erreur qu'on ne te verras plus commettre.

Assis.e là, entre deux coussins, les jambes croisées et les mains sur les genoux. On dirait que tu vas lui annoncer une mauvaise nouvelle. Ce n'est pas l'énergie que tu aimerais dégager, hélas.

Tes colocataires t'ont énervée ? Peut-être qu'ils s'inquiétaient pour toi. C'est difficile de reconnaître les intentions des gens quand on n'est pas dans son état normal.

L'inévitable qui arrive. Tu ne parles pas comme une amie, comme un.e confident.e, mais comme une fichue psy. Elle va penser que tu la juges. Elle va comprendre que rester après l'ouverture pour jouer les cœurs brisés, c'est abuser de ton temps, mais au prix de sa confiance. Ces derniers temps, tu vacilles entre l'être sans pitié et le doux refuge. Incapable de prendre une décision, de déterminer quelle version de toi les gens préfèrent. Tu butes, et au lieu d'un énorme accident, tu sèmes les petites erreurs par-ci par-là. L'erreur, c'est peut-être de ne pas avoir installé de distance avec Olympe plus tôt.

Maintenant, au moins, on peut dire que c'est fait.

Tu la regardes sans le moindre sourire. Le but n'est pas de la laisser repartir avec plus de questions que de réponses. Le but est de lui donner envie de s'en aller par elle-même, tout en gardant la conscience tranquille. Mais comment faire pour que "consultation avec un psy" devienne "confessions entre amies" ?

Tu veux à boire ? Ca ne te sera pas facturé, évidemment.

A part ça, tu n'as pas d'idées. Ce n'est pas parler comme une amie, ça. Essayer de ne pas parler comme une barista ne signifie pas que tu cesses d'être une barista. C'est compliqué, et triste, mais c'est comme ça. Ca te rappelle qu'il doit rester quelques cookies dans la cuisine, mais tu sens ton corps s'enfoncer entre deux coussins. Fallait s'y attendre. Après tout, tu as choisi ces canapés à cause de leur confort infaillible. Si Olympe veut se rendre utile, qu'elle t'apporte un plateau, tiens.

Tu peux me dire ce que tu as sur le cœur, tu fermes les yeux, bien trop apaisée en cet instant, mais je me réserve le droit d'écouter ou non.

C'est ton moment préféré de la journée, quand le brouhaha général s'arrête enfin, et que tu peux apprécier ton salon dans toute sa splendeur. Chaque arôme, chaque détail qui fait toute la décoration, chaque son provenant de l'extérieur... Et un calme absolu qui t'enveloppe comme une couverture.

Et une âme en peine venant pleurer dans tes bras. C'en est presque religieux. Ca ne devrait arriver nulle part ailleurs qu'ici.

Inonder l'appartement... j'imagine que ce n'était pas pour te faire plaisir, c'est censé être de l'humour, mais tu le prononces sur un ton on ne peut plus sérieux. On dirait presque une observation, comme si tu cherchais à psychanalyser les dynamiques entre Olympe et ses colocataires. Tu imagines une seconde ton amie barboter au milieu d'un appartement détruit par les eaux, ça t'arrache presque un sourire. Ce serait déplacé, au vu de l'expression qui se dessine sur son visage.

J'ai pas soif. A quoi tu sers, alors ? Ca ne te vient pas à l'esprit qu'on pourrait réellement désirer ta compagnie. Pour toi, il n'y a qu'une explication possible à la présence d'Olympe après l'heure de fermeture : elle n'a personne d'autre vers qui aller. Et ca, selon ton humble avis, c'est triste.

Détends-toi, même si c'est juste une seconde. Ca fera du bien à tout le monde.

Hmm..., tu fais semblant de réfléchir à sa question, mais en réalité, tu essaies de ne pas t'endormir. Tu te maudis d'avoir choisi des coussins aussi doux. Si, bien sûr. Plus depuis que j'ai ouvert ce salon. Ca occupe les pensées, le travail. Comme si tu passais tes journées derrière le comptoir. Ca peut être une question d'environnement. Il y a des gens qui te font ressentir ça, peut-être. Auquel cas je comprends totalement.

Quand tu te confies autant, c'est que ça devient sérieux. Mais on ne peut pas te reprocher d'être honnête. Tu repenses à quand chaque membre de ta famille te donnait l'impression d'être un fardeau. C'est vrai que tu étais misérable. Et maintenant... tu as pitié pour elle. C'est étrange. Ca fait longtemps.

Ce qu'il faut garder en tête, c'est que ce n'est pas définitif. Rien ne l'est.

La recette spéciale de la maison : une philosophie à deux balles.