TW : accident industriel/perte de l'oeil en première partie (rien de graphique tho) ; mention alcool en troisième partie
I
Sa vie est un mélodrame qui débute avant sa naissance. C'est une histoire d'amour et de trahisons. Deux frères aimaient la même femme et se sont déchirés par sa faute. C'est ce qu'Antonio a cru, longtemps. Aujourd'hui, il n'en est plus certain. Quand il pense à son père et son oncle, il voit des hommes qui se détestaient depuis toujours, mais qui, sous le couvert de la valeur sacrée de la famille, n'ont jamais pu se détruire comme ils l'auraient dû. Alors ils se sont efforcés de faire souffrir tout leur entourage.
Sicile, 1902, Antonio nait. Premier d'une fratrie qui l'aura beaucoup plus facile que lui. Tout est normal. Enfin presque. Mamma e papà se sont mariés car le petit Antonio allait arriver bientôt et que c'était pas catholique sinon. Secret de Polichinelle, mais une union heureuse. Enfin au départ. Antonio ne pourrait pas dire quand tout a fini par déraper. Ça fait longtemps, il était gamin, et puis est-ce que c'est vraiment important ?
Ce qui était important, alors, c'était l'argent. L'argent, il n'y en avait pas. Son oncle a eu la bonne idée de se barrer plus tôt – tiens, c'était pas en 1902 d'ailleurs ? Son père, lui, croyait que ça passerait, qu'il suffisait d'être assez résilient. Ça n'a pas passé. Le sud était sans avenir. Et la famille s'agrandissait – en 1909 Tonio avait sept ans, il comptait déjà deux petites sœurs qu'il dorlotait comme des poupées. Un jours, son oncle a envoyé une lettre, de Montréal. Il promettait d'aider, qu'il allait les faire venir au Canada, qu'il trouverait un emploi pour son papà. Les affaires étaient bonnes là-bas, il avait réussi à s'enrichir, son commerce allait bien. L'avenir était de l'autre côté de l'océan.
1910 un soir d'hiver, Antonio, ses parents et ses sœurs accostent au port de Montréal. Il se rappelle la neige, le froid qui pénétrait sous les vêtements. Il a cru qu'il ne s'y ferait jamais. Parait qu'il a demandé à retourner à la maison. Peut-être qu'il aurait dû. Peut-être que l'enfance aurait duré plus longtemps.
Oncle Fabio tient sa parole, mais il ne dit pas tout. L'emploi promis à son frère est dans son commerce. Papà est beaucoup trop fier pour accepter de suivre les ordres de son frères. Il y a des cris, une colère rouge, une porte qui claque, Antonio s'en souvient. Mais tout est vite retourné à la normale, comme au lendemain d'une tempête de neige. Papà trouve de l'ouvrage à l'usine. Mamma offre au voisinage de rapiécer des vêtements. Antonio fait la rencontre de son quartier – des enfants qui crient et jouent dans une langue qu'il ne comprend pas, mais pas pour longtemps. Entre la ruelle et les bancs d'école, il apprend le français à une vitesse fulgurante. Il est doué pour apprendre. Il se fait même des amis qui l'appellent Tony et qui l'invitent à tous leurs mauvais coups. La vie est belle, finalement, loin du soleil.
Ça aurait pu continuer comme ça longtemps encore, mais l'été de ses dix ans, papà déclare qu'Antonio ne retournera pas à l'école. Mammà a le ventre rond, il est grand maintenant et il doit contribuer. On ne discute pas avec papà, et même si son cœur est brisé, Antonio se plie à la décision. Quel choix a-t-il ? Il a de la chance, qu'on lui dit, parce que l'usine où papà travaille embauche aussi les enfants pour naviguer entre les machines fumantes. Il ne sera donc pas très loin – qu'il ne s'avise pas de faire des bêtises. Il y a cette froideur dans le regard de son père – Tonio le remarque pour la première fois à cet âge-là, il s'en souviendra toujours. À l'époque, il pensait que c'était parce qu'il le traitait comme un homme maintenant, qu'il n'était plus un enfant. Maintenant, il se demande si le vieux ne savait pas déjà à ce moment-là, s'il n'avait pas déjà des doutes, et si l'idée de l'envoyer à l'usine n'était pas plutôt pour se venger de lui et lui pourrir la vie.
Car oui, sa vie a pris un tournant pour le pire là-bas. Les heures sont longues. Il fait chaud. C'est sale. Ça pue. Y'a quelques enfants plus jeunes que lui, d'autres plus vieux, mais ils n'ont pas le droit de s'amuser ou de se chamailler. Ils trafiquent des billes et des cigarettes à la sortie d'usine. Antonio obéit, parce qu'il n'y a que ça à faire. Obéit parce qu'il n'y a aucune autre option. Obéit parce que le contremaître le terrifie, parce que son père le terrorise de plus en plus, avec ses regards assassins. Peut-être l'a-t-il maudit. Peut-être n'attendait-il que cela.
Peut-être n'était-ce qu'une coïncidence.
Un jour, un accident. Une machine à vapeur tremblante sous la pression. Il devait se glisser derrière, tourner la valve, évacuer le surplus avant que quelque chose de terrible n'arrive. À peine s'est-t-il approché qu'un houblon a cédé – volé, droit dans son œil.
Alité et fiévreux, Antonio ne comprend pas exactement ce qui se passe dans le salon. Derrière la porte fermée, il entend papà et mammà crier, non, hurler. Il sait qu'ils parlent de lui. Il sait qu'on lui reproche quelque chose. Il ne sait pas encore à quelle étendue. Est-ce parce qu'il s'est blessé ? Est-ce parce qu'ils ont dû faire venir le docteur ? Est-ce parce qu'il lui manque un œil ? Il n'a qu'onze ans, il n'y a rien qu'il puisse faire sinon se blâmer et pleurer silencieusement.
Entre conscience et sommeil, les jours passent. Le silence dans la maison l'effraie. Même ses jeunes sœurs n'osent pas l'embêter alors qu'elles auraient adoré profiter d'une occasion pareille. La fièvre passe. Antonio reprend force. Il peut sortir de son lit, de sa chambre, prendre sa mère dans ses bras. Où est papà ? Elle ne répond pas, elle lui caresse les cheveux. Elle fait semblant de ne pas pleurer quand elle lui remet une lettre et une valise.
« Ton oncle va s'occuper de toi maintenant. »
II
Chez son oncle Fabio, de nouvelles portes s'ouvrent – de bois lourd, travaillé par des artisans locaux. Antonio savait que le commerce de son oncle était fructifiant, il ne pensait pas qu'il était riche à ce point. Ce n'était un appartement, c'était une maison, une vraie, sur deux étages. Oncle Fabio n'était jamais seul, il pouvait payer des gens pour faire à manger et le ménage. Pourquoi diable son père a-t-il refusé de travailler avec lui ? Ils auraient pu vivre comme ça, ses sœurs, sa mère et lui. En peu de temps, Antonio a cultivé de la rancune envers son père – s'il l'était réellement – et a voué toute son admiration à Fabio. Celui-ci le traitait comme un homme – lui aussi – mais avec respect. Ça, c'était nouveau. Fabio lui a dit, il serait
comme un fils pour lui, et il en fera son héritier. Il l'était, après tout.
Cela s'est signifié par un retour à l'école. Hors de question qu'il remette les pieds dans une usine. Il apprendrait l'anglais, aussi, parce que l'anglais c'est la langue des patrons ici, et que le succès du commerce dépend des bonnes relations. Un jour, ce sera à lui tout ça. Il doit s'en montrer digne. Il doit le mériter.
Et Antonio fait tout, tout pour se montrer digne. Il grandit dans l'ombre d'un géant, mais convaincu qu'il pourra un jour atteindre des sommets. Au fond de lui bouille une haine profonde contre son « père », sa mère, pour l'avoir empêché d'atteindre tout son potentiel. Il réussira, ce sera sa vengeance personnelle. Il réussira, et il s'assurera que ses sœurs auront un meilleur avenir que le pauvre petit appartement qu'il a quitté leur promet. Il mûrit et plus ses traits laissent voir l'âge adulte, plus le lien filial est évident. C'est Fabio qui devait le voir grandir, Fabio qui a trouvé son fils. Pourtant, la vérité brille par son silence. Cela va tellement de soi, pourquoi le nommer, pourquoi le dire ? Tout était, Tonio en est sûr, dans la lettre que sa mère lui a remise, lettre que son oncle s'est empressé de jeter dans le feu après l'avoir lue.
Cette vie soudaine de privilège lui ouvre toutes sortes de portes. En attendant que la bonne fortune lui tombe sur la tête, Antonio poursuit ses études à McGill, se forme en droit – toujours utile, se dit-il, pour accompagner son oncle dans l'expansion de son commerce. L'ambition est la force motrice derrière ses actions. Le rêve : assurer son avenir, qu'il ne soit plus jamais à la merci de quiconque, être pleinement maître de son destin. Devenir un homme puissant, au sommet de l'échelle. Comme son oncle.
La vie est bonne durant ces quelques années. Le travail est satisfaisant et l'argent coule à flot. Antonio vit d'insouciance mesurée – car son oncle le garde à l'œil, il voit bien la colère qui bouille en lui, qui lui a déjà attiré des ennuis quand il était adolescent. Maintenir l'image, la dignité, la réputation. Ce sont aussi trois piliers du commerce, il apprend. Alors ses aventures et ses histoires pas très sérieuses avec différentes filles, il les fait passer sous silence. Il finit bien par se calmer quand il rencontre Edith, une femme à la beauté et l'intelligence incomparable. Il ne trouvera jamais mieux, il pense. Ils se fiancent non pas par amour mais par stratégie et Antonio se dit que l'avenir est entre ses mains.
C'était jusqu'à ce que son oncle suive une trajectoire un peu trop similaire. Lui aussi a trouvé une épouse. Celle-ci lui donne un enfant, un fils,
légitime. Et aussi soudainement qu'il a perdu son œil, Antonio a perdu tout son avenir. La compagnie ne lui reviendra jamais. Le travail et l'argent investi ? Rien, cela n'aura servi à rien, il n'aura r i e n.
Il n'y a pas eu de cris, pas de menaces, pas de larmes. Antonio savait que ça ne servait à rien tout cela. Sa colère n'aurait jamais été satisfaite que de ça. Il aurait fallu détruire, détruire tout sur son passage. Et il ne pouvait pas.
Une nuit, il est parti en silence. Aucune lettre n'a été laissée derrière lui. Il a vidé son compte, pris tout l'argent qui pouvait rentrer dans sa mallette et il a disparu.
III
Il se souvient du blanc et du noir. La nuit enveloppante du mois de décembre, sombre, mais étrangement douce à temps-ci de l'année à Québec. La neige tombait en silence du ciel, abondante, scintillante. Il se souvient de l'ivresse, d'avoir quitté la taverne et marché, marché jusqu'à ce que les rires et la musique se taisent. La paix, il voulait la foutue paix. La joie, les cris, la boisson c'était trop comme un verre de trop. Ou du moins c'est ce qu'il pointe du doigt pour expliquer la lassitude, si soudaine, si grise, qui l'envahit et qui le fait fuir la chaleur, les gens, la fête. Ce n'est pas ce qu'on lui connait – mystérieux gentleman qui passe ses soirées à s'amuser et ses journées à dormir à l'hôtel. Ah, oui, il a commencé à se faire une réputation, et pas une bonne. Les plus inquiets se demandent s'il n'est pas le Diable venu ensorceler les danseurs. Tonio les laisse parler. Ça le fait rire.
Il se souvient du silence, du noir, du blanc. Du rouge, bref, lorsqu'il allume sa cigarette. Personne n'était dans les rues à cette heure-là, il le jure. Pourtant, une silhouette élégante est apparue – oui, apparue – et s'est dirigée vers lui. Une femme enveloppée dans un manteau de fourrure lui adresse un bref sourire. Seuls dans la nuit, il lui offre une cigarette, elle accepte. Compagnie douce et discrète. Antonio se souvient du silence, de la paix de l'instant. Peut-être pressentait-il la suite.
Il se souvient du noir de la nuit et de son silence, le blanc de ses crocs, du rouge de sa vie qui s'écoule.
POST MORTEM
Le concept de deuxième chance, il est familier, merci. Mais comme ni Diable ni enfer n'existent, visiblement, Antonio en profite pour faire la crise d'adolescence à laquelle il n'a jamais eu droit. L'ordre, le maintien, l'image, aux poubelles. Il peut s'amuser ? Il va s'amuser il le promet. C'est un jeune vampire rempli de rage, le cœur noir et amer qui se déploie et qui fait des carnages – assez pour éventuellement faire face à l'Ankou assez rapidement. Ça le calme, un peu, et les décennies suivantes sont beaucoup plus « contrôlées ». Il tue par soif, et moins par désir de se venger des figures paternelles qui l'ont trahi.
Éventuellement, la colère commence à se faire vieille, mais l'esprit de rébellion demeure. Rester discret et bien rangé ne lui a rien accordé dans sa vie précédente. Alors il explore, il ose, il se découvre et réaffirme sa valeur. Un siècle plus tard, on en est là : l'hédonisme à son paroxysme avec un teinte de fuck you. Il danse, il danse au rythme de sa musique et sur la tombe de ses parents, et il compte bien danser pour le siècle à venir encore.